Wargame idéologique : l’échiquier renversé

Après avoir décrit le paysage idéologique à gauche et à droite, il est temps de conclure la trilogie sur ce jeu de guerre.

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Le plateau est brisé ; les pièces, hagardes. Mélangées. Certaines ont disparu. On se rassemble, non par appartenance antérieure à un camp ou l’autre, mais par ressemblance.

Les cavaliers, qui portent l’honneur en étendard et la vertu inscrite en lettres d’or à leur écu, sont brisés. La moitié d’entre eux, les blancs, ont péri. Les autres ne s’en sont même pas aperçus. Isolés, incapables de former troupe, ils déambulent, chevaliers errants désespérés – et désespérants.

Les fous s’enivrent de l’anarchie. Ils ont toujours adoré la loi du plus fort, vénéré la liberté absolue – la leur : non pas celle de l’autre, des pions surtout pas, quelle horreur ! À la diagonale du blanc et du noir, ils se sont vite retrouvés, se sont vite reconnus. Ils imaginent le profit qu’ils vont faire, rapaces. Ils clignent de l’œil.

Les tours s’en sortent encore mieux. Elles promettent protection derrière des remparts. Leurs murs attirent ceux qui ont peur. Chacune cible et séduit des petits groupes de pions au sein desquels on imagine partager une identité – être même, voilà qui rassure. Ils s’enferment et montent aux créneaux d’où ils invectivent ceux des autres tours. Celles-ci les encouragent mais, entre elles, se sourient : plus la guerre est violente, plus elles recrutent. Elles adorent se détester. Et n’ont d’autre intérêt que la poursuite infinie de cet état de guerre civile.

Intérêt partagé avec les fous, au désespoir des derniers cavaliers.

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L’opposition classique gauche-droite semble de plus en plus artificielle.
Il ne s’agit certainement pas ici de jeter ce clivage binaire aux poubelles de l’histoire en en niant toute réalité. Il continue de structurer l’imaginaire collectif, de déterminer en partie les comportements électoraux et, surtout, d’incarner des choix politiques différents. La gauche et la droite, ce n’est toujours pas exactement la même chose, et c’est sans doute loin d’être fini.

Mais s’en tenir à cela, c’est en rester à l’écume de la politique. Plonger dans les profondeurs du politique oblige à dépasser le jeu des hommes et des partis pour observer la recomposition des idéologies. En effet, chacun des deux camps historiques est traversé de fractures idéologiques profondes. Différentes familles se mènent une guerre totale afin de prendre l’ascendant, de conquérir l’hégémonie intellectuelle. Une étrange symétrie apparaît d’une rive à l’autre entre des courants de pensée aux représentations proches, aux références similaires, aux objectifs identiques.

Vétérans : l’impossible réunion des républicains des deux rives

C’était le rêve de Chevènement : rassembler les républicains de gauche et de droite. La tâche paraît bien compliquée. Non pas que ce soit impossible par essence, au contraire : tout sur le papier devrait forcer les républicains à se réunir sous la même bannière. Hélas !, ils n’en sont peut-être pas capables.

À gauche ils sont éparpillés et montrent des stratégies opposées mais toutes aussi suicidaires les unes que les autres.
Certains, en particulier du côté du Parti de Gauche mais pas seulement, écrasés par le poids des mots qui leur ôte toute raison, refusent par principe qu’il puisse exister des républicains ailleurs que dans leur entourage immédiat. Bien qu’ils vénèrent Syriza, qui s’est allié à un parti souverainiste de droite, ils refusent d’envisager l’éventuelle possibilité d’adresser la parole à un républicain estampillé « de droite ». Les vieux réflexes passent directement par la moelle épinière, non par l’encéphale. Du coup, ils préfèrent s’acoquiner avec les porteurs d’idéologies radicalement opposées. Triste spectacle.
Ailleurs, la situation n’est guère meilleure : isolés, orphelins, formant des chapelles à la taille de cabines téléphoniques, éberlués par la violence que subissent leurs valeurs, ils se terrent ou palabrent en petits groupes. À tel point que les derniers héritiers autoproclamés du « Che » se sont même disputés avec lui sur cette question ! [1]

Quant à la droite, on l’a vu, le paysage est pire encore : les républicains y sont d’autant moins nombreux que tous se prétendent en être !

Champions en titres : l’alliance objective des libéraux

Pour les libéraux, en revanche, tout va bien. Le monde autour d’eux s’écroule, ils persistent dans leurs immarcescibles illusions. Sous leurs coups répétés, l’État s’évapore au profit des mafieux véreux – cet État qu’ils cherchent à conquérir pour mieux le détruire de l’intérieur, comme ils l’ont déjà fait de l’Europe. Leurs dogmes mortifères menacent la planète elle-même ? Pour la sauver, ils prétendent pousser plus loin encore leurs recettes de charlatans.

La crise ? Quelle crise ? L’extension continue du domaine du capitalisme accompagne le recul implacable du droit et des droits, et l’accumulation sans fin des richesses aux mains des mêmes individus. La pensée, la culture, la transmission, l’édification d’un monde commun : soit réduites à leur seule valeur d’échange, converties en nombres, soit méprisées comme inutiles, c’est-à-dire non génératrices de profits immédiats. Dans les deux cas, c’est la prostitution de l’être.

À gauche comme à droite, avec une alacrité assumée, ils tournent le dos à la démocratie et à la République. Ils ont réussi le tour de bonneteau de faire passer leurs élucubrations pour des vérités éternelles. Leurs oppositions de façade masquent mal le fonds commun de leur Weltanschauung partagée. L’alternance de leur présence au pouvoir la révèle : ce qu’une majorité n’a osé faire, la suivante s’en charge, se justifiant du désormais classique « there is no alternative ». Ils citent Thatcher comme d’autres Aristote. Mais, grâce à eux, l’on ne fera bientôt plus de grec ni de latin, alors tant pis ?

La pensée néolibérale a si bien métastasé les discours, interdit toute critique, calomnié toute divergence, qu’elle a durablement désenchanté le politique, stérilisé l’action, découragé la parole. Elle n’a suscité que le ressentiment auquel elle offre comme échappatoire chimérique une consommation effrénée.

Ou le politique pris dans les rets des « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là » (Weber).

Outsiders : les identitarismes fauteurs de guerre civile

Du côté des identitaires, la situation décrite à droite avec le rapprochement de sous-groupes a priori opposés s’étend très naturellement aux relations entretenues avec ceux de gauche. Mais cette convergence entre droite et gauche identitaires ne s’opère pas sur le même plan que celle des libéraux. Ces derniers perçoivent le monde à travers une grille d’analyse exclusivement économique, le pensent en termes d’utilité, l’évaluent à l’aune de la rentabilité. Les identitaires, quant à eux, raisonnent en termes moraux et culturels : « oppression », « domination », « intersectionnalité des luttes » ou « grand remplacement », « invasion », « défense de son identité »… il s’agit toujours de désigner les bons contre les mauvais, les gentils contre les méchants, selon des critères qui sont, in fine, des assignations à résidence identitaire[2].

Cette division entre « eux » et « nous », cette volonté de (se) séparer et de (s’)enfermer révèle que, quelles que soient les identités imaginaires défendues, la vision du monde sous-tendue est toujours la même : la réduction de l’individu au biologique, de la société au tribalisme – avec l’endogamie pour principe constitutif de communautés fermées aux autres, impurs, qu’ils s’agit de combattre.

Ainsi l’a-t-on vu lors de l’épisode ligard de la « Manif pour tous » où barbus et calotins, sociologues de l’excuse et nostalgiques de la réaction s’embrassaient. Et on l’a revu après l’horreur des massacres de début janvier : à entendre les mêmes, c’étaient les morts les agresseurs ! À les en croire, c’étaient les morts les coupables – coupables d’avoir provoqué, d’avoir blasphémé !

Honte aux ignobles charognards de tous bords.

Ils se haïssent mais cette détestation réciproque est le moteur même de leur succès. Ils vivent de la haine, s’en repaissent. Ils fabriquent et nourrissent l’insécurité culturelle et s’en abreuvent. « Bloc identitaire » ou « Indigènes de la République » : leur objectif partagé est la chute de la République sur les ruines de laquelle bâtir leur business identitaire. Leur utopie commune ? une eschatologie en forme de guerre civile.

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Dans cette configuration, on le voit, il n’est plus question de droite contre gauche mais du tir nourri et tous azimuts infligé à la République par ses différents ennemis. Sur chaque côté : les identitaires de toutes obédiences rêvent d’une guerre civile ethnico-religieuse et de l’éclatement de la nation en communautés « pures », lieux de l’entre-soi. Dans le dos : les néolibéraux sapent les fondements de notre nation et veulent accoucher aux forceps d’un avorton postnational au seul profit des actionnaires des entreprises privées.
Républicains, réveillez-vous !
Républicains, rassemblez-vous !

Cincinnatus,


[1] Faisons le point sur cette affaire qui ne mérite pas mieux qu’une note de bas de page.
Les lecteurs de ce blog connaissent l’affection que je porte à la figure du Che. Je suis d’autant plus affligé par ces derniers (non-)événements : le MRC et Chevènement ont tort.

Le premier est incapable de s’imaginer au-delà de son masochisme routinier. Il persiste à s’enfermer dans les frontières étroites d’une gauche fantasmée, dans des mots qui n’ont plus de sens, dans la petitesse par peur des conséquences de la grandeur. L’habitude le rend mesquin.

Le second a théorisé le rassemblement des républicains des deux rives : il a raison.
Il veut parler à tous ceux qui se retrouvent sur ses valeurs : il a raison.
Il se tourne vers sa gauche et vers sa droite : il a raison.
Il identifie les républicains de droite à Nicolas Dupont-Aignant : il a tort.
Il poursuit depuis si longtemps son idée, que je partage, que j’approuve, qu’il ne voit pas qu’elle ne correspond pas à la circonstance. Il veut plier le réel à son idée. Il projette sur NDA ses propres fantasmes : un nouveau Philippe Séguin. Ce que NDA n’est pas.

Le MRC comme Chevènement pensent en termes d’alliances d’appareils. Le premier en s’enfermant dans ses réflexes : tout ce qui n’est pas estampillé « de gauche » est pestiféré. Le second en trichant avec la réalité pour trouver à droite un parti qui incarne son rêve du jumeau symétrique.
Or la gauche ne veut pas du premier autrement qu’en satellite croupion qui lui rapporte quelques voix. Et la droite qu’imagine le second n’existe plus ou pas encore.
Et ce qu’ils ne réalisent pas, c’est que tout le monde s’en fout ! Le MRC ne représente rien et Chevènement est inaudible.
L’alliance de tous les républicains doit se faire : c’est vital. Mais pas comme ça.

[2] Je conseille vivement la lecture du livre La Panique identitaire de Joseph Macé-Scaron.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 réflexions au sujet de “Wargame idéologique : l’échiquier renversé”

  1. Belle analyse en trois mouvements. Voire, pourrais-je dire en tant que Républicain, belle tragédie en trois actes. C’est assez largement ce vers quoi je commençais à converger ces derniers temps. Évidemment, ce genre de lecture réfléchie de l’échiquier politique est absente des médias à grande audience.

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    1. Merci, cher Vince, pour ces encouragements. Je partage, hélas !, votre regret de voir l’analyse politique diffusée dans les médias « oublier » de prendre en compte les idéologies, les pensées et les idées, pour se concentrer sur les petits jeux entre hommes et partis.

      Cincinnatus

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