Petit dictionnaire incomplet des horreurs de la langue contemporaine

Bescherelle_nouveau_Dictionnaire_national_illustré_[...]Besnier_Fernand_btv1b90131478Après avoir conspué le massacre de la langue, voici une liste non exhaustive de fautes horripilantes et de contresens insupportables bien trop répandus (à compléter, cher lecteur, si l’envie t’en prend) :

À l’international, au lieu de à l’étranger : eh non, cela ne veut pas dire la même chose ! La première expression, fautive en soi par l’emploi de la préposition à, renvoie aux rapports entre plusieurs nations tandis que la seconde signifie la localisation dans un autre pays. Par exemple, « travailler à l’international » pourrait vouloir dire (en faisant preuve d’une infinie mansuétude devant l’horreur syntaxique de la formule) que le métier exercé a un lien avec les relations entre différents pays (ce qui ne nécessite aucune expatriation et peut même être mené depuis le fauteuil de son salon) ; alors que « travailler à l’étranger » implique que le lieu d’exercice de l’activité se trouve dans un autre pays. Rien à voir.

Au jour d’aujourd’hui : hui, c’est le jour présent, aujourd’hui, c’est donc déjà un pléonasme, quelle idée saugrenue d’en rajouter encore pour former cette atrocité !

Challenger : le substantif challenge utilisé à la place de défi ou épreuve demeure toujours aussi pénible et ridiculement snob… mais le verbe challenger comme dans « ça m’a vachement challengé ! » passe toutes les limites du supportable… et ma main, tu crois qu’elle va challenger ta gueule ?

Checker : plutôt que de checker tes mails, ne préfèrerais-tu pas vérifier ton Littré ?

Démocratisation, au lieu de massification : tout semble être démocratisé – la culture, l’art, la technologie, la gastronomie, le bricolage, la photographie, l’information… mais au fond, qu’est-ce que la démocratie a à voir avec la simple augmentation du nombre de personnes ? Rien. La démocratie ne se réduit pas à une simple dimension quantitative, n’en déplaise aux démagogues de toutes sortes.

Digital, au lieu de numérique : qu’est-ce que les doigts viennent faire dans cette histoire ? La transposition directe de l’anglais digital conduit à des cocasseries qui expriment parfaitement la crétinerie de ceux qui l’emploient. Alors pour leur éviter de nouveaux ridicules, qu’ils apprennent qu’en français, digital, c’est ce qui se rapporte aux petits boudins au bout de leurs mains. (voir aussi l’entrée Numérique)

Dispatcher : répartir, c’est tellement plus compliqué à conjuguer ?!

Disrupter : sérieusement ?

En capacité de : si vous êtes en capacité de faire quelque chose, c’est que vous pouvez le faire, tout simplement. Le verbe pouvoir fait peut-être un peu peur mais essayez, vous verrez, c’est quand même plus simple et plus élégant que cette monstruosité.

En charge de : sauf à être un téléphone ou un quelconque dispositif fonctionnant avec batterie, une personne n’est pas en charge, elle peut avoir la charge de ou avoir été chargée de quelque chose par quelqu’un, mais pas en charge… jamais… ou alors ça doit faire très très mal.

Faire : comme dans « on a fait Athènes, les musées, les sites archéologiques, et ensuite les îles et la Crète en trois jours, c’était trop bien ! »… soit vous êtes un mythomane qui se prend pour un démiurge créateur de villes, de cultures et de territoires, soit vous n’êtes qu’un vulgaire consommateur de tourisme de masse. Essayez donc plutôt de visiter, découvrir, arpenter, flâner à, vous émerveiller devant

Futur ou conditionnel : « demain, je mangerAI une pomme » (futur), « si je le pouvais, je mangerAIS une pomme » (conditionnel). Merci.

Impacter : c’est incroyable comme aujourd’hui tout est impacté par quelque chose, sans aucune des nuances que ce barbarisme bêtement importé de l’anglais efface au détriment des toucher, concerner, affecter, influer, choquer, remettre en cause, avoir une incidence, avoir des conséquences, avoir des répercussions

Numérique : pour la dernière fois, numérique est un adjectif, PAS UN NOM. La transformation de l’adjectif qualifiant des signaux analogiques ayant subi un traitement digne des pires heures de l’Inquisition (vous avez déjà essayé d’être échantillonné, vous ?), en substantif – le numérique – témoigne d’un glissement sémantique coupable de la science à l’idéologie. Tous ceux qui parlent du numérique se font les complices, volontaires ou non, de l’arnaque et participent à l’expansion du numérisme, version bête et basique de l’idéologie technoscientiste.

Pallier à : le verbe pallier est transitif direct, il n’a donc pas besoin d’une préposition à entre lui et son complément d’objet. Contrairement à parer à, mais c’est une autre histoire.

Participe passé et son accord : tout le monde l’a appris à l’école, alors pourquoi ? franchement : POURQUOI ?

Présumé : « l’assassin présumé… » s’entend couramment dans les médias sans que la formule n’émeuve grand monde. Le renversement est pourtant gravissime : légalement, la présomption est d’innocence. Jusqu’au jugement, et épuisement des voies de recours, un individu peut être suspecté ou soupçonné d’un délit ou d’un crime mais certainement pas présumé coupable !

Populisme, au lieu de démagogie : parler du peuple, s’intéresser à lui, le défendre, c’est mal. Il faut donc connoter négativement tous les termes qui s’y rapportent. Ainsi emploie-t-on aujourd’hui populisme, non pas selon les différents sens que l’histoire lui a donnés, mais comme synonyme de démagogie et populiste à la place de démagogue. Novlangue, novlangue…

Prioriser : là je craque et, craignant de devenir vulgaire, je préfère laisser la parole à l’Académie française : « Le verbe prioriser est un barbarisme qui commence, malheureusement, à s’entendre et à se lire ici ou là. Il s’agit d’une forme peu précise qu’il convient de proscrire. On dira donc plutôt accorder la priorité à, établir des priorités, etc. Cette remarque vaut aussi, bien sûr, pour un autre barbarisme, prioritiser. »

Rebondir : lorsque j’entends cette expression, « je souhaite rebondir sur ce que tu viens de dire… », je ne peux m’empêcher de répondre : « chboïng » (essayez en réunion avec vos collègues, ça devrait les calmer). Parce que, jusqu’à ce qu’une découverte scientifique majeure vienne me contredire, quand on est un être humain, on réagit ; si on rebondit, c’est qu’on est un ballon.

Redoublement du sujet (ou du complément) : « le ministre, il… », « il est mignon, ce chien… », « la table, on l’a déplacée »… grande spécialité de Nicolas Sarkozy, cette faute très généralisée est censée faire « populaire » alors qu’elle ne fait que crétin.

Sociétal : « un enjeu sociétal » plutôt qu’un « enjeu de société »… depuis que la gauche a abandonné le domaine social, elle a déplacé son marqueur idéologique vers les mesures clientélistes. Du coup, elle nous a construit un adjectif qui rappelle un peu son glorieux passé mais pas trop quand même, histoire de ne pas passer pour ringard.

Solutionner, au lieu de résoudre : un verbe du premier groupe, c’est plus facile à conjuguer quand on n’a pas le niveau d’un élève de CE1. Lorsqu’il l’entendait, le grand Clemenceau répondait : « on va s’en occupationner ».

Suite à, au lieu de à la suite de : « donner suite à », oui ; « faire suite à », oui aussi ; mais « suite à » tout seul, jamais !

Super : « C’est super bon ! », « ce mec est vraiment super ! »… : non, non et non, super n’a jamais été et ne sera jamais ni un adverbe ni un adjectif – c’est un préfixe ! Il ne s’emploi donc jamais tout seul.

Sur : sans doute le PIRE de tous ! « Je serai sur Paris la semaine prochaine », « pour débuter, on va partir sur un tartare de saumon », « les entreprises ont investi sur ce marché »… sur tend à remplacer toutes les autres prépositions. Cette habitude insupportable se répand au point de menacer l’existence même des à, à travers, après, autour de, avant, avec, chez, contre, dans, de, derrière, devant, en, en face de, entre, envers, jusque, par, près de, pour, sans, sous, vers… Luttons pour préserver la biodiversité des prépositions, faisons barrage à l’hégémonie de sur !

Trop, au lieu de très : trop, c’est trop ! ce n’est pas très. Autrement dit, « c’est trop bien ! » signifie que l’on préfèrerait que ce soit moins bien, pas que c’est… super.

Cincinnatus, 10 septembre 2018

PS : Pour compléter, je conseille le très bon petit livre d’Adèle Bréau, « Je dis ça, je dis rien », et 200 autres expressions in-sup-por-tables !, éd. Tut-tut, 2013

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

7 réflexions au sujet de “Petit dictionnaire incomplet des horreurs de la langue contemporaine”

  1. Bonjour
    Il me semble reconnaître, dans ce billet, le style d’Ingrid Riocreux — que j’apprécie.

    Et quand vous écrivez « là je craque » vous alimentez votre propre dictionnaire.

    Cordialement

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    1. Il manque peut-être dans ce lexique de la nov-langue, le terme de « gouvernance » qui renvoie au passé le sens républicain qu’avait le terme même de gouvernement quand il était jadis pris en compte…

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  2. Merci beaucoup, vous n’êtes pas seul, nous tenons à cette langue comme nous tenons au bonheur.
    J’ai apprécié votre jugement : « ridiculement snob ». Ne serait-ce pas une redondance ? Qui devrait plaire aux snobs soucieux de leur art.
    Je me souviens, me concernant, que l’heure de « morale » était systématiquement remplacée par une heure de grammaire.
    J’ai compris, tardivement, que l’emploi du temps était bel et bien respecté.

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  3. Se faire violer, se faire agresser… Cet emploi du pronominal de sens réfléchi est absolument odieux, puisqu’il suppose une participation de la victime à la sauvagerie de ses bourreaux. On le lit partout.

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