Paris, une « ville-musée » ? Et pourquoi pas ?

Paris deviendrait une « ville-musée ». Ah ben merde alors ! Je comprends mieux pourquoi tous les matins deux cents touristes étrangers m’entourent pour me prendre en photo !

Bon, sérieusement, c’est quoi cette histoire ?
Ça veut dire quoi, une « ville-musée » ?

Franchement, c’est pas super clair. L’image est utilisée par un peu tout le monde, dans des contextes différents et pour désigner des réalités diverses (dans le désordre : Anne Hidalgo, Lorànt Deutsch ou encore Ian Brossat). Dans tous les cas, ce qui est sûr, c’est qu’elle sert de repoussoir : la « ville-musée », c’est pas bien. Du coup, j’ai l’impression que dans l’esprit de ceux qui en usent et abusent, elle sert surtout de contre-modèle fourre-tout qu’ils peuvent ensuite opposer à un autre modèle, celui du Paris qu’ils rêvent de voir se développer. On aurait donc :

  • d’un côté, ce qu’ils imaginent que Paris est (et qu’ils n’aiment pas) : une ville pas dynamique, dont la seule activité demeure le tourisme, figée dans son histoire, incapable de se renouveler, enfermée dans une nostalgie surannée, ne se souciant que de la préservation d’un patrimoine étendu à l’ensemble de la ville, ne jurant que par les canons esthétiques démodés d’un passé fantasmé ; mais aussi, dans le même temps, sociologiquement refermée sur elle-même, soumise à la gentrification et au rejet à ses marges des populations les plus jeunes et/ou les plus pauvres, au profit des catégories les plus riches. En somme : une ville pétrifiée, morte.
  • de l’autre, ce qu’ils voudraient que Paris soit (et qu’ils aiment) : une ville ouverte, accueillante, généreuse, ne regardant que vers l’avenir, la modernité, l’innovation, l’expérimentation architecturale, le commerce, les entreprises, etc. etc. La représentation en quatre par trois de la ville « vivante »… en tout cas de leur point de vue, un rien simpliste.

L’idée d’un Paris « ville-musée » mélange donc un peu tout et n’importe quoi. Mais trois choses en particulier m’ennuient dans cette opposition d’une insondable bêtise : leur vision de Paris, leur vision de la ville et leur vision des musées.

Procédons dans l’ordre.

D’abord, la gentrification de Paris est un phénomène indéniable mais plus complexe qu’ils ne le prétendent. Le prix délirant du m² parisien, tant à l’achat qu’à la location, a depuis longtemps franchi les bornes de la décence : le marché immobilier s’y vautre dans l’obscénité. D’où le mouvement d’éviction de nombreuses catégories de la population : pauvres, étudiants, mais aussi familles contraintes de s’éloigner à la naissance du premier ou du deuxième enfant parce qu’elles doivent faire le choix entre surface et centralité… D’où également le développement des combines et stratégies de contournements pour rester à Paris : au-delà des classiques – colocations que l’on se refile de génération en génération ou falsification des fiches de paie – l’imagination est infinie. Tout cela est bien connu et largement raconté dans les médias avec parfois un zèle suspect.

Mais Paris n’est pas non plus la citadelle monochrome ploutocrate enfermée à l’abri de son périph’ si souvent dépeinte, notamment par certains pourfendeurs autoproclamés de la « ville-musée ». Lorsque je lis que Paris est une ville peuplée de bobos, je grimace[1]. Il suffit d’arpenter suffisamment longtemps ses rues pour être frappé non pas par l’uniformité de la population mais par sa diversité. Le problème, c’est que si Paris a toujours été une réunion de petits villages, quartiers chacun ayant son histoire, son esprit et ses habitants, elle semble devenir aujourd’hui une juxtaposition de petits ghettos. D’un quartier à l’autre, le plus souvent d’une rue à l’autre voire, dans une même rue, d’un bâtiment à l’autre, le promeneur peut avoir le sentiment de changer de ville le temps de quelques pas.

Il est sans doute là le vrai problème : ce n’est pas seulement que Paris rejette à sa périphérie tout ce qui n’est pas riche (proposition en partie vraie, mais en partie seulement) mais plutôt qu’elle ne réussisse pas à créer une véritable mixité en son sein.

Diversité globale, ségrégation locale.

Ensuite, la ville qu’ils désirent me glace. Elle répond en tous points à la tyrannie de la modernité qui broie l’humain et le collectif au nom de l’individu-roi réduit à sa seule dimension de consommateur pur. Car au fond, à quoi rêvent-ils pour Paris ?

À un grand centre commercial à ciel ouvert comme le sont déjà devenus les Champs-Élysées ?

À un paradis fiscal où toutes les entreprises du monde seront ravies d’installer leur siège social pour ne plus payer d’impôts, comme la City, Singapour ou Luxembourg-Ville ?

Ou encore à une verrue immonde à l’image des capitales des micro-États du Golfe, ces odes au pognon, ces concentrés de tout ce que le néolibéralisme international fait de pire ?

Pitié.

Enfin, ceux qui associent au musée une conception aussi stupide n’ont guère dû en fréquenter dans leur vie.

Parce qu’alors, ils conviendraient qu’un musée est avant tout un lieu de rencontres et de découvertes, qui brasse tant de personnes et d’activités différentes[2].

Ils verraient que dans un musée, comme à l’école ou dans la bibliothèque, se joue le rituel de la transmission, indispensable à la civilisation.

Ils sauraient que l’objet même de la culture est l’ouverture – à soi, à l’autre, au monde, au passé comme à l’avenir – et non la fermeture comme ils le prétendent.

Ils comprendraient qu’un musée est par essence à l’opposé de la mort, qu’il la transcende, et que ce qu’il donne à voir, c’est justement la volonté de l’homme de dépasser la mort et sa capacité à édifier des œuvres à la fois profondément temporelles et parfaitement intemporelles.

Ils s’émerveilleraient devant le génie humain incarné dans la pierre et l’imaginaire de cette ville célébrée par les générations successives d’artistes qui, ce faisant, participent tous à ce palimpseste superbe qu’est Paris.

Ils qualifieraient Paris de « ville-musée ». Mais ce serait pour lui rendre hommage.

Cincinnatus,


[1] Entre autre parce que je n’ai jamais compris ce que le terme « bobos » regroupait exactement. Il faudra que je revienne là-dessus dans un prochain billet.

[2] Pour en avoir une petite idée, je recommande vivement le très beau film National Gallery de Frederick Wiseman

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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