L’essentialisation de l’action politique

L’Œuf, Odilon Redon (1885)

Un riche peut-il être de gauche ? Un juif (un homosexuel, un noir…) peut-il voter pour l’extrême droite ? Un homme peut-il être féministe ? Une femme peut-elle combattre le droit à l’IVG ? Une dinde peut-elle aimer Noël ?

Ce que je suis définit-il ce que je pense, ce que je fais, ce que je promeus ou combats ?

Malgré les apparences, les réponses à ces questions ne vont pas de soi.

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L’affirmation identitaire fonctionne comme une pensée magique : je suis ce que je dis que je suis [1]. Sa réciproque, l’assignation identitaire, revient strictement au même : tu es ce que je dis que tu es. Dans les deux cas, la croyance dans le pouvoir performatif de la parole crée l’identité par la seule force du verbe – une identité simpliste, caricaturale, univoque, monolithique, fantasmée… en un mot : confortable pour celui qui s’y complaît ou pour celui qui l’impose à l’autre. Que tout cela ne soit que très largement illusoire et rompe le plus souvent avec le réel lui-même ne compte guère ; la création d’un monde parallèle pris pour le réel – plus réel, même, que le réel – est l’une des caractéristiques les plus fondamentales de l’idéologie.

Après « dire, c’est être », vient logiquement l’étape suivante : « être, c’est faire ».

Une fois l’identité figée dans une dimension unique, l’individu se confond avec le stéréotype. De l’identité imposée découlent les convictions, comportements, actions. L’enfermement déterministe dans des petites cases étanches, sur lesquelles sont apposées des étiquettes façon pots de confiture, ne laisse aucune liberté. Et sanctionne la fin du politique. D’une idéologie à l’autre, ou, selon l’opportunité du moment, au sein même d’une idéologie, le critère varie. La méthode, elle, demeure. Réduit à son compte en banque, à sa couleur de peau, à sa classe socioprofessionnelle, à sa religion, à ses chromosomes, à son orientation sexuelle ou à quelque autre élément inné ou acquis, l’individu doit agir selon les normes communes à tous ceux qui partagent avec lui cette identité – sa communauté.

Entrepreneurs identitaires et autres Torquemada de salon utilisent, pour ressort de leurs manipulations, la victimisation, c’est-à-dire la construction d’un imaginaire reposant sur l’irresponsabilité et la déculpabilisation : en me conformant au déterminisme de mon identité, c’est-à-dire en me comportant « bien » selon les normes de ma communauté, mes actes s’autojustifient. Le libre-arbitre individuel, dans une espèce de soulagement paresseux de la conscience, abdique au profit d’un grégarisme confortable, avatar de la culture de l’avachissement.

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En réalité, l’engagement politique ne répond jamais à des causes simples. Toutes les explications reposant sur une motivation unique de la participation individuelle à une action collective, conscience de classe, de race ou autre, révèlent seulement la thèse que leurs auteurs cherchent à démontrer… exactement de la même manière que la figure de l’agent rationnel qui décide stratégiquement en fonction de son intérêt personnel bien compris n’est qu’une fiction. L’action résulte toujours d’un ensemble très complexe de multiples considérations intriquées, souvent contradictoires, pour certaines très fluctuantes et dont la conscience même de l’intérêt lié reste très aléatoire.

Puisque nous sommes la conjonction instable et mouvante de ces nombreux critères, comment diable les hiérarchiser ? Dois-je privilégier l’intérêt lié à mon sexe ou celui correspondant à mon portefeuille ? Suis-je d’abord métis, homosexuel ou artisan ? L’idée d’intersectionnalité se fracasse ici sur le mur des contradictions. Et révèle qu’en réalité, elle ne combine pas les facteurs d’oppression mais les trie et en élimine certains au profit d’autres : la « race » et la religion (assimilés l’un à l’autre dans un gloubi-boulga nauséabond) passeront toujours devant le sexe, sacrifiant sans regret les femmes sur l’autel d’un racisme assumé : pour ces gens-là, un homme noir aura toujours raison face à une femme blanche.

À la question de la hiérarchisation des éléments constitutifs de l’identité s’ajoute celle de la part irréductible d’irrationalité qui finit toujours par ressurgir dans l’action. Pour le dire autrement, la croyance que ce que je suis dicte ce que je fais se heurte à la pulsion, à l’improvisation, à la réaction épidermique qui, souvent, déclenche ou accompagne l’acte politique. Ainsi la colère, tout particulièrement mais il y en a bien d’autres, est-elle un sentiment éminemment politique qui peut largement effacer tous les déterminismes identitaires et conduire à agir, en apparence, contre ce qui devrait être l’intérêt objectif de l’individu. Croire (ou faire croire) que le politique est une science exacte qui, à partir d’axiomes simplistes (une identité unidimensionnelle), permet de prédire des conséquences nécessaires (des comportements et actions politiques) est mensonger. C’est justement par sa dimension humaine, donc imprévisible et irrationnelle, que se définit le politique comme édification du monde commun

… duquel s’éloigne de plus en plus la politique, gangrénée par le modèle de représentation-identité : je vote pour celui qui me ressemble le plus, qui correspond le mieux à ce que je suis, ou plutôt au cliché identitaire qui m’est assigné. Ce n’est pas ce qu’il pense, ce qu’il dit ou ce qu’il fait qui compte mais qu’il appartienne à la même communauté que moi, qu’il sorte de la même petite boîte avec, collée dessus, la même petite étiquette. Cette conception de la représentation est antithétique de celle qui fonde et légitime la démocratie représentative : le vote comme moment où l’individu s’élève à la puissance du citoyen et choisit, avec l’intérêt général comme seul horizon, ses représentants en fonction de la vision du monde qu’ils incarnent.

De ce dernier point de vue, force est de constater que « l’offre politique » [2] est biaisée. Les citoyens ne peuvent qu’être frustrés du non-choix qui leur est proposé. Le nombre des candidats à une élection ne dit rien de son caractère véritablement démocratique – au contraire : une armée de clones tristes partageant tous la même idéologie sera toujours moins démocratique que la présentation égale et objective dans l’espace public de seulement trois ou quatre personnalités incarnant autant de visions du monde différentes et associées à des programmes politiques aux propositions tranchées. Alors, les citoyens pourraient exercer leur vertu civique, sans considération aucune pour les déterminismes que les experts en propagande et manipulation cherchent à leur imposer.

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Un riche peut-il être de gauche ? Oui. Sinon, nous n’aurions pas eu Blum, Badinter…
Un juif (un homosexuel, un noir…) peut-il voter pour l’extrême droite ? Oui. Cet élément n’épuise pas toute son identité, ne détermine pas ses convictions et il peut trouver plus séduisantes les illusions du RN que les déceptions des autres partis.
Un homme peut-il être féministe ? Oui. S’il n’est pas universaliste, le féminisme n’est qu’une imposture.
Une femme peut-elle combattre le droit à l’IVG ? Oui. Il suffit de jeter un œil aux rangs, très largement mixtes, des plus radicaux des religieux.
Une dinde peut-elle aimer Noël ? Ça, il faut leur demander…

Cincinnatus, 12 décembre 2022


[1] Lire le billet « Quand dire, c’est être ».

[2] Pour employer une expression détestable tant elle renvoie à l’image du politique asservi à l’économique et réduit à la métaphore du marché.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “L’essentialisation de l’action politique”

  1. Dans notre société moderne, appliqué aux idées le vocable déterminisme politique ou social, dire que sans ambiguïté l’idée d’une influence déterminante de l’identité, que ce soit d’origine ou d’appartenance communautaire, déterminant les comportements et les opinions des individus, qui s’oppose donc à l’acquis pu l’inné est une réduction de l’intelligence humaine à sa plus simple expression. La sociologie a bassement conceptualisé ce déterminisme sur la base d’une identité figée.
    L’individu est donc rigoureusement déterminé par son milieu social ou sa communauté d’origine, son rôle actif est illusoire, allant à l’encontre sur le fait que les individus incarnent leur propre réalité, fruit de leurs expériences et apprentissages et niant les facteurs déterminants de leurs évolutions.
    Le rapport actuel de la société et de l’individu l’isole à l’excès de la pensée universaliste, le lie indissociablement à la pensée de ses conditions sociales et ethniques. L’individu perd ainsi toute réalité propre, toute réalité et nie son processus de développement.
    Nous vivons dans une société de sociologisme poussé à l’extrême en laquelle toutes les notions qui supposent un déterminisme antésocial ou extra identitaire s’évanouissent, absorbées dans ce facteur unique, son identité.
    Hors, nous avons une conscience individuelle ayant pour matrice notre expérience sociale générale.
    La nouvelle langue des déterministes humains triomphent alors, déterminant l’autre comme le parfait mal, le méchant, l’ennemi d’une manière satisfaisante dès lors que la limitation conceptuelle de cette non réflexion à des vues normatives, niant cette réalité de « l’autre » la société entraînent comme conséquence la possibilité d’une négation de la place de l’individu dans la société.

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