Le viol des mots

La Tour de Babel, Pieter Brueghel l’Ancien (v. 1563)

La fin d’une civilisation, c’est d’abord la prostitution de son vocabulaire.
Romain Gary, Europa

La novlangue englue nos esprits. Les attaques convergent depuis de nombreux fronts ; les alliés objectifs ont décidé de conjuguer leurs efforts pour asservir la langue française à leurs idéologies. Main dans la main, néolibéraux et identitaires de toutes obédiences s’en donnent à cœur joie et montrent, une fois de plus, combien leurs visions du monde sont parfaitement compatibles. Avec une mauvaise foi assumée, ils plaident que « l’usage prime », tout en menant des actions volontaires de remodelage de la langue. Toutes les techniques analysées par George Orwell dans 1984 et par Victor Klemperer dans LTI sont soigneusement appliquées par nos idéologues : réduction du vocabulaire, disparition de mille et une nuances sémantiques et formes grammaticales, inflation d’horribles barbarismes directement importés des entreprises et campus anglo-saxons, création d’un nouveau langage purement idéologique avec ses codes et sa grammaire pour se reconnaître entre soi et désigner l’ennemi – à savoir, tout réfractaire à cette écriture dite « inclusive » mais conçue pour exclure. Et puis, surtout, exactement comme dans les expériences totalitaires décrites par Orwell et Klemperer, confiscation de mots-concepts cruciaux pour penser, afin de les vider de leur sens et leur assigner de nouvelles significations, à l’opposé de celles qu’ils avaient communément.

Le politique peut se définir comme la mise en commun de la parole et de l’action. Les combats idéologiques se fondent sur un vocabulaire partagé, sur des mots qui servent à exprimer aussi bien des points de vues adverses. Lorsque même ce terrain commun n’existe plus du fait de la manipulation profonde de la langue, ne demeurent que l’invective au mieux, la violence physique au pire. Dans ces conditions, le combat pour les mots devient vital. Ceux-ci ne doivent pas être abandonnés aux petits propagandistes de haine, aux violeurs de vocabulaire, aux falsificateurs qui fabriquent de fausses idées comme d’autres de la fausse monnaie. La langue doit être protégée de leurs délires idéologiques et un vocabulaire commun doit être retrouvé. C’est le premier combat que les républicains sincères doivent mener, un combat sémantique : dénoncer le hold-up sur les mots, assumer les concepts contrefaits ou devenus intouchables, et reconquérir la langue pour rétablir un monde commun.

Petite liste, loin d’être exhaustive, des mots piégés à sauver d’urgence [1].

Antiracisme, racisme
Les associations de lutte contre le racisme se sont laissé gangrener par les identitaires qui, appliquant avec zèle et efficacité la stratégie du coucou, sitôt entrés, en ont chassé les militants universalistes. Dans son nouveau sens, l’antiracisme désigne l’assignation à résidence identitaire, c’est-à-dire l’enfermement des individus dans des petites cases et l’obligation de penser et de se comporter en fonction de leur taux de mélanine. Le renversement de sens est ainsi complet : les soi-disant antiracistes de la gauche Gobineau, obsédés par la couleur des épidermes, propagent une idéologie raciste complémentaire de celle des identitaires de droite – les deux faces d’une même pièce, qui ne rêvent que de lutte des races.

Assimilation
Le concept passe pour abjectement inhumain. Dans le sens que lui donnent ses adversaires multiculturalistes, il consisterait en la traque inquisitoriale chez les nouveaux arrivants dans le pays de toute trace de culture étrangère et la volonté xénophobe de transformer l’autre en soi. Ce travestissement fonctionne très bien puisqu’il est devenu impossible de prononcer le terme assimilation sans être immédiatement renvoyé à l’extrême droite ou traité de fasciste. Même sa version politiquement correcte, l’intégration, est accusée d’être encore trop oppressive pour les thuriféraires du multiculturalisme. Quelle arnaque ! En réalité, l’assimilation n’a rien d’un arrachement violent à ses origines – au contraire elle est la promesse à la fois généreuse et exigeante que fait la France à ceux qui l’aiment et veulent rejoindre le projet politique que notre nation incarne. Tout individu qui désire embrasser son histoire, sa langue, ses mœurs et sa culture, respecter ses lois et ses principes fondamentaux et, le cas échéant, la défendre, est ainsi le bienvenu – sans qu’il n’ait jamais à renoncer à tout ce qui, dans sa culture d’origine est compatible avec tout cela : il y a toujours eu toute la place nécessaire pour la complexité et l’enrichissement. Réciproquement, il doit être reçu et accompagné dignement, en particulier dans l’acquisition de la langue française. Quant à ceux qui ne souhaitent pas faire cet effort, qui ne reconnaissent pas que les seules lois qui s’appliquent en France sont les lois de la République, qui rejettent nos principes fondamentaux et non négociables – universalisme, laïcité, égalité en droit des individus… –, ils n’ont simplement pas leur place ici.

Culture
Ils n’aiment pas la culture. Normal : comme l’a très bien expliqué Hannah Arendt, par définition, celle-ci est conservatrice, au sens premier et le plus noble du terme – ce que nos « progressistes » divers et variés ne peuvent supporter. Elle incarne un monde que ces inquisiteurs adeptes de la censure et de l’autodafé vomissent et qu’ils rêvent de remplacer par leurs utopies en toc.

En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous –, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé. (Arendt)

Démocratie
À tel point mise à toutes les sauces, la démocratie semble avoir perdu sa saveur propre. Tout doit subir l’impérieux processus de « démocratisation » – entendre en réalité : massification, ce qui est, conformément aux règles de la novlangue, son exact opposé – utilisée à propos de tout et surtout de n’importe quoi, de l’art à l’électro-ménager ! La démocratie peut dès lors subir toutes les calomnies. Ainsi entend-on régulièrement que nous vivrions en dictature… mais que les énergumènes qui clament leur bêtise aillent donc faire un tour en Russie, en Afghanistan ou en Corée du Nord, et qu’ils y restent ! Leur indécence, toutefois, ne doit pas masquer les imperfections de notre propre régime : sans sombrer dans les abysses précédents, on peut légitimement s’interroger sur son caractère authentiquement démocratique. Le monde ne se divise pas entre méchantes dictatures d’un côté et gentilles démocraties de l’autres : les raisonnements binaires sont la négation de la pensée. Ni dictature ni véritable démocratie, nous expérimentons un dangereux mélange d’ochlocratie et d’une forme très moderne d’oligarchie, la technocratie. Mais pour s’en rendre compte, encore faut-il rendre au concept la plénitude de ses sens : la démocratie est à la fois l’une des formes possibles de gouvernement (depuis Polybe), le mouvement historique et culturel d’égalisation des conditions et des droits (Tocqueville), et la réalisation de l’espace public de partage de la parole et de l’action (Arendt).

École
Néolibéraux et pédagogos ont sciemment détruit l’institution la plus importante de la République. La vocation de l’école, c’est l’instruction. C’est-à-dire la transmission des savoirs, exact opposé de la « communication » qui domine notre société. La formation de citoyens éclairés requiert l’effort, l’étude et le travail, grâce auxquels, sous la direction des maîtres et la compagnie des classiques, l’élève découvre l’usage de sa raison et l’expérimente comme première et plus intime liberté. Pour ce faire, il doit pouvoir s’abstraire de ses déterminismes familiaux, sociaux, religieux, etc. L’école doit donc être parfaitement étanche à tout ce qui lui est extérieur. Or, par idéologie et/ou appât du gain, les mauvais lecteurs de Bourdieu et les bons zélotes d’Hayek ont ouvert ensemble ses portes à tous les vents mauvais de l’époque. En ruines, clochardisée, métastasée par les visions du monde les plus obscurantistes, prête à être vendue à la découpe aux officines privées qui n’attendent que cela pour accroître leur chiffre d’affaire, l’école républicaine doit être ré-instituée.

Écologie
L’écologie est une chose trop importante pour être laissée aux écologistes, pourrait-on avancer en s’inspirant de Clemenceau. La confiscation des débats au sujet de l’environnement, du climat, des pollutions, de la biodiversité et, par extension, de l’agriculture, de la production alimentaire, de la santé publique, etc. par des militants convaincus d’incarner le Camp du Bien© entraîne l’interdiction de la discussion et, surtout, l’éviction de la raison. EELV, parti prétendument écologiste, est une escroquerie en bande organisée dans la mesure où il promeut, en matière environnementale, des croyances obscurantistes antiscientifiques (au point de prendre le parti de sources d’énergie épouvantables et de saboter la filière nucléaire, conformément à la désinformation organisée, entre autres, par Greenpeace, lobby très actif du gaz et des énergies fossiles) et sert de fer de lance politique aux pires identitaires. De leur côté, les néolibéraux ne jurent que par le solutionnisme technique, autrement dit : l’illusion que l’accroissement de l’emprise de la technique et du marché nous sauveront miraculeusement de la catastrophe. De chaque côté, afin de renforcer son petit business et de complaire aux lobbies divers et variés, on mobilise donc la propagande et la pensée magique au détriment de la science… et de l’environnement !

État
L’État, voilà l’ennemi, l’oppresseur de toutes les libertés individuelles et communautaires. Ainsi parlent les néolibéraux qui l’instrumentalisent à leurs intérêts privés et les identitaires qui le conspuent et le diffament. Les premiers le veulent croupion et asservi à l’économie, ne profitant que de son pouvoir de police sur le peuple et de ses caisses pour abonder leurs portefeuilles, mais lui coupant les ailes dès qu’il s’agit d’encadrer le sacro-saint Marché. Les seconds l’accusent de tous les maux imaginaires que produisent leurs esprits délirants et, dans le même geste, le condamnent à mort.

Europe
La confusion est sciemment entretenue entre l’Europe et l’Union européenne. La première est une idée puissante et fertile tissée aux cultures et histoires complexes de ses nations ; la seconde un monstre technocratique ennemi de ces mêmes nations, des peuples et de leur souveraineté. Comment peut-on aimer l’une et se satisfaire de l’autre ?

Extrême droite, fascisme, nazisme
La carte joker pour ceux qui n’aiment ni penser ni discuter : est d’extrême-droite, fasciste, réactionnaire, etc. tout ce qui n’est pas d’accord avec moi ou qui ne me ressemble pas. De même, l’enfermement du RN dans la case « vilains nazis » est un procédé commode pour se donner bonne conscience tout en évitant de réfléchir aux raisons de son succès populaire. Une telle inculture historique est aussi désespérante que la grossièreté de ces manipulations contre-productives. La cécité de la prétention à la pureté est sa tragédie.

Féminisme
Tout comme leurs consœurs antiracistes, la plupart des associations féministes ont subi la stratégie d’entrisme des identitaires. La notion fumeuse d’intersectionnalité, telle qu’importée des campus anglo-saxons, sert de cache-sexe pseudo-intellectuel à des mouvements qui se fichent comme d’une guigne de la défense des femmes et de l’égalité des droits. Faux-nez des islamistes, on les voit ainsi, exemple le plus clair de leur duplicité et de leurs trahisons, prôner le port d’un symbole explicite de soumission des femmes. Le féminisme est universaliste ou il n’est pas.

Femme
L’être qui, dans l’espèce humaine, appartient au sexe féminin. Devoir rappeler de telles évidences montre que l’on marche sur la tête. Surtout, être insulté, harcelé sur les réseaux dits sociaux et jusque chez soi, menacé de mort, voire tabassé pour l’avoir publiquement exprimé, témoigne du détournement de sens opéré par quelques poignées d’activistes, au sens propre sectaires. La « dysphorie de genre » nécessite un accompagnement médical et psychologique, la souffrance des individus qui la subissent est réelle. En revanche, leur instrumentalisation violente doit être combattue. Le transactivisme repose sur la pensée magique dans une interprétation délirante de la notion de « parole performative », « je suis ce que je dis que je suis », congédiant de fait le réel ou ouvrant la voie à des mensonges aux conséquences parfois dramatiques : traitement hormonaux et mutilations définitives y compris sur des enfants dans des opérations très lucratives et finalement peu éloignées des thérapies de conversion pratiquées par les pires bigots, triche dans les compétitions sportives féminines remportées par des hommes qui se font passer pour femmes jusque dans les vestiaires où ils trimballent leur service trois-pièces sous le nez de leurs concurrentes qui n’en demandent pas tant, incarcération de délinquants sexuels dans des prisons pour femmes où le loup se régale de se dire poulette, etc. etc. Comme toujours, ce sont les femmes qui trinquent.

France
On pourrait aisément se lancer dans de profondes analyses psychologiques afin de « déconstruire » la haine de soi qui habite tant de Français, cette manie de mépriser tout ce qui relève d’une spécificité française. Comme si le destin singulier de la France embarrassait les Français. Comme s’ils préféraient se fondre dans le décor plutôt que d’assumer leur héritage, le legs des générations précédentes : un modèle qui a su, dans l’histoire, inspirer tant d’autres pays, tant d’autres nations, tant d’autres peuples. Sans verser dans un aveuglement confortable en oblitérant les parts sombres de cette histoire, il n’y a pas plus de raison d’en occulter les nombreux moments lumineux. La France a (eu) une voix importante, unique. Elle est une culture dont nous pouvons être fiers. Nous n’avons pas à rougir d’être Français. Assez du masochisme national !

Frontière
Il y a d’un côté les serviles serviteurs du Marché, technocrates de l’Union européenne et généreux sans-frontiéristes, qui vous le chantent dans un chœur à l’unisson : les frontières, c’est pas bien. Il y a de l’autre côté tous ceux qui veulent y construire des murs étanches et encore ajouter des barbelés et aussi des miradors pour être bien sûrs d’interdire toute entrée. Et puis, il y a aussi ces diviseurs de l’intérieur, ces laboureurs qui creusent des tranchées profondes dans la nation meurtrie pour mieux séparer des identités monolithiques et les opposer les unes aux autres. Alors que tout historien ou tout géographe expliquera que les frontières sont autant de lieux poreux d’échanges, de passages, de rencontres, en même temps que les stratifications historiques d’événements constitutifs d’identités complexes. Elles définissent un dedans et un dehors qui ne sont jamais parfaitement hermétiques, et sont absolument nécessaires à la définition et à la constitution d’une nation politique.

Gouvernement
Disparu, remplacé par la grise gouvernance, l’art de gouverner est perdu. Ainsi nos dirigeants politiques prétendent-ils administrer le pays comme ils le feraient (mal) d’une entreprise. Autoritaires sans autorité et technocrates incompétents sont persuadés que le monde n’est qu’un gros tableau excel et que les gens sont des nombres que l’on peut manipuler à volonté.

L’homme ne devient plus qu’un chiffre, la répétition de plus d’un éternel zéro. (Kierkegaard)

Et puis il y a aussi celle-ci qui est bien :

Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là. (Weber)

Histoire de la colonisation
La colonisation appartient à l’histoire de France et du monde. S’il n’est pas question de nier ses crimes, certains s’en servent idéologiquement pour raconter n’importe quoi. Assimiler république et colonisation est une stupidité sans nom, d’abord parce que tous les régimes y ont participé, ensuite parce que, si preuve devait être donnée, les échanges violents entre Clemenceau et Ferry suffisent à montrer que bien des républicains l’ont dénoncée, au nom même des principes républicains. Quant à affirmer avec la morgue qu’alimente l’inculture que l’État français est aujourd’hui un « État colonial » ou « colonialiste », cela relève de la psychiatrique ou de la calomnie. Les « décoloniaux » prétendent voir dans le présent un passé pourtant révolu ; au nom de cette réalité parallèle issue de leur imagination, ils censurent violemment tout ce qui ne leur plaît pas et exigent, dans une conception délirante de l’héritage peccamineux, que des gens qui n’ont commis aucune faute se repentent auprès de gens qui ne les ont pas subies. Ainsi font-ils régner la terreur dans tous les domaines auxquels ils s’attaquent – « décoloniser les arts », « décoloniser les imaginaires », « décoloniser la musique », « décoloniser les sciences »… à croire qu’ils s’inspirent de la série des Tchoupi : à quand un « décoloniser va au pot » ? Plaisanterie mise à part, leur révisionnisme historique ne vaut pas mieux que celui de leurs complices objectifs qui, à l’autre bout du spectre politique, nient effrontément les crimes passés. Comme tout phénomène historique, la colonisation doit être étudiée avec le regard froid du scientifique et enseignée rigoureusement. Les instrumentalisations idéologiques ne sont que des tentatives de déstabilisation ourdies pour faire fructifier de juteux petits business identitaires.

Homme
Accusé de tous les maux, par naissance coupable de tout. L’essentialisation misandre demeure finalement le meilleur moyen de déresponsabiliser les vrais salauds : si tous les hommes sont des violeurs, les violeurs ne font que suivre leur nature. C’est complétement idiot et terriblement violent pour les hommes comme pour les femmes. Et puis, qu’ils occupent, par exemple, les métiers les plus pénibles physiquement et qu’ils aient une espérance de vie inférieure, ce genre d’inégalité, ça ne compte pas, n’est-ce pas ? Pourrait-on retrouver un peu de raison et sortir de cette absurde guerre des sexes ?

Humanisme, universalisme
Certains s’enivrent dans l’adoration du dieu-pognon ; les autres rêvent de guerre civile. Tous ont oublié que le seul horizon est la dignité humaine.

Idéologie et utopie
Le couple de concepts structure les imaginaires collectifs. L’économicisme néolibéral se prétend scientifique et les congédie alors même qu’il est une idéologie et une utopie à un point caricatural. Quant aux identitaires, ils assument mais, de la profondeur de ces concepts, ils ne conservent que les dimensions polémiques, pathologiques et destructrices du politique. La réhabilitation républicaine du politique passe par la reconstruction d’une solide colonne vertébrale idéologique et la proposition utopique d’un « autrement qu’être du social » (Ricœur).

Intérêt général
C’est si pratique de dire qu’il n’existe pas. Petits rappels : l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts privés, le politique ne relève pas de l’arithmétique, l’individu, pour s’élever à la puissance du citoyen, doit s’abstraire de ses intérêts personnels et, guidé par sa raison et sa conscience, œuvrer pour ce qui lui semble être le bien commun. Plongés, que nous sommes, dans la culture de l’avachissement, les intérêts privés priment et annihilent l’intérêt général.

Justice
La République ne voit que des citoyens, ce sont eux qui possèdent des droits, les mêmes pour tous ; leurs regroupements, quels qu’ils soient, n’en possèdent aucun. Les chantages à la reconnaissance de droits communautaires affaiblissent la justice qui ne peut qu’être universelle.

Laïcité
Pour les jeunes générations biberonnées aux fadaises identitaro-woke, la laïcité est synonyme d’islamophobie, de discrimination, d’intolérance, etc. etc. Contre l’arnaque de toutes les versions adjectivées de la laïcité, contre l’esprit concordataire qui collabore et prétend entrer dans un jeu de manipulation réciproque avec les religions, contre la « tolérance » pour laquelle il y a des maisons, contre les attaques régulières des bigots de toutes les religions… nous devons expliquer inlassablement à quel point la laïcité est précieuse, combien est nécessaire la respiration qu’elle permet à la discussion dans l’espace public, que la liberté absolue de conscience est bien plus que la liberté religieuse ou même que la liberté de croire ou de ne pas croire à laquelle on réduit indûment la laïcité. La tentation est grande, pour ne pas s’aliéner ces jeunes générations, de parler de laïcité sans en prononcer le nom, de le rendre tabou, d’avancer masqué ; il me semble que ce serait là une terrible reddition.

Nation
Sophisme par équation : nation = nationalisme = nazisme. Misère de la pensée, calomnies de cours de récréation. Très logiquement, la nation fait horreur à la fois aux adorateurs du tout-marché et aux adeptes de la balkanisation identitaire. Car la nation, dans son acception française de projet politique commun, de volonté collective fondée sur une histoire, une langue et une culture partagées, leur est un obstacle insurmontable qu’ils s’acharnent à détruire. C’est pourquoi nous devons lutter contre toutes les tentatives de fractionner la nation, d’opposer violemment les uns aux autres.

Peuple
Haro sur le peuple ! Parler de lui ou lui parler vaut ostracisme par péché de « populisme ». Qu’on se le dise ! Le peuple, c’est sale. Ce sont des beaufs bas-du-front, des ploucs qui bouffent grillée sur le barbecue de la viande rouge qu’ils sont allés acheter à l’hypermarché dans leur gros SUV diesel. Et en plus, ils tuent des chatons pour s’amuser. Les caricatures ont la vie dure, même (surtout ?) lorsqu’elles sont aussi haineuses que stupides. Sont ici visés « ceux qui ne sont rien », pour reprendre cette superbe expression de notre cher Président qui ne connaît, lui, que ceux qui ont tout, la « France périphérique » des perdants de la mondialisation, les habitants des territoires abandonnés de la République, les victimes de la métropolisation et de la décentralisation, qui subissent les fermetures des services publics, les déserts médicaux, les départs des entreprises, qui conjuguent au présent du désespoir les insécurités financière, culturelle, physique… et, par-dessus tout, qui doivent endurer silencieusement le mépris affiché des élites politico-médiatiques – y compris et surtout de cette « gauche » des centres-villes qui déverse sa moraline sur ce peuple qu’elle déteste et dont elle cherche à se distinguer à tout prix. Comment s’étonner, alors, lorsque viennent les élections, seul moment où il peut exprimer toute sa rancœur, tout son ressentiment accumulé, que ce peuple se tourne vers les seuls qui, cyniquement, prétendent l’écouter ? Tout cela n’est qu’une sinistre farce. Encore une fois, il faut rompre avec ces définitions piégées, avec ces prises d’otage sémantiques, avec les discours qui découpent le peuple français comme de la bidoche entre les morceaux de choix et les pièces moins nobles. Les méchants beaufs contre les méchants bobos contre les méchants riches : le jeu de rôles dans lequel tous les acteurs se complaisent est suicidaire. Il n’y a qu’un peuple français et, qu’on le veuille ou non, tous en font partie. Vous voulez de « l’inclusif » ? En voilà, de « l’inclusif » !

Professeur
LE bouc émissaire idéal. Coupable de tous les maux de société, il doit en plus les résoudre en classe ! Et vu ce qu’il est payé pour s’en prendre plein la gueule toute la journée, comment pourrait-on s’étonner que les recrutements s’effondrent en même temps© que le niveau des élèves ? La ré-institution de l’école débute par celle de la légitimité et de l’autorité des enseignants. Or celles-ci n’ont pour source que leur magistère disciplinaire que, depuis plus de trente ans, les réformes pédagogistes se sont acharnées à réduire à néant. Un professeur est avant tout un maître en sa matière qu’il a la charge d’enseigner à l’élève, sans que personne, ni les politiques ni les médias ni les parents ni la hiérarchie administrative, n’ait à interférer. Qui oserait se pointer dans l’atelier de son boulanger pour lui expliquer comment il doit faire son pain ? Et pourtant tout le monde a un avis très clair sur la manière dont les professeurs doivent professer. Qu’on leur foute la paix ! Qu’on les paye correctement (ce qui veut dire doubler, voire tripler leur traitement pour revenir à des niveaux simplement décents) ! Qu’on recrute les meilleurs dans chaque discipline ! Qu’on leur fasse confiance ! Qu’on en finisse avec la veulerie du « pas de vague » ! Et qu’enfin on sorte de l’école parents, entreprises, associations, lobbies en tous genres et autres parasites : ils n’ont rien à y faire !

Police
L’État assure la sécurité des citoyens et, pour ce faire, il dirige la police dont les agents, fonctionnaires, doivent être exemplaires, irréprochables. Tout manquement doit être sanctionné le plus sévèrement possible. Réciproquement, ils méritent le respect des citoyens : les provocations, les slogans haineux (et mensongers) du type « tout le monde déteste la police » ou « ACAB » (« All cops are bastards ») sont inadmissibles. Il nous manque un Clemenceau à l’Intérieur.

République
Chers lecteurs de ce blog, dois-je vraiment détailler ?

Science
Attaquée sur deux fronts simultanément, la science subit une crise de légitimité inquiétante. D’un côté, les obscurantistes qui, en bons petits propagandistes des religieux les plus orthodoxes et orthopraxes, préfèrent les croyances à la science et les sorcières aux ingénieurs. De l’autre côté, les intérêts économiques et financiers qui la réduisent à la seule technique et la prostituent aux intérêts privés de court-terme. Le mythe du Progrès a fait long feu : progrès scientifique, technique, social et humain se sont séparés. La fuite en avant de la technique semble laisser derrière elle l’intérêt général et la dignité humaine, nous plongeant chaque jour un peu plus dans un monde dystopique qui aurait sans doute effrayé nos prédécesseurs. « Un homme ça s’empêche », a écrit Camus. Rappelons sans cesse avec lui que tout ce qui est possible n’est pas souhaitable. La science doit retrouver sa primauté à la fois sur les superstitions et sur la technique, et la raison son plein exercice.

Service public
Nos services publics sont l’armature de notre État-nation, tout ce qui reste à ceux qui n’ont rien, un trésor national que nous possédons en partage. Et pourtant, ils sont sans cesse méprisés, raillés, vilipendés. Ils coûteraient trop cher pour une qualité médiocre. Les agents publics œuvrent pour l’intérêt général et se font sans cesse cracher dessus. Mais enfin, un peu de cohérence ! Que ceux qui ne sont pas contents passent donc les concours ! On verra s’ils font mieux. On verra, surtout, comment ils réagissent lorsqu’ils auront vu leur salaire divisé parfois par deux ou trois par rapport à ce qu’ils touchent dans le privé. Peut-être ouvriront-ils alors les yeux et se rendront-ils compte que nos services publics sont à l’os et qu’ils ne tiennent que par l’engagement des agents. La rénovation de l’administration est un chantier pharaonique qu’il faut impérativement entreprendre, mais à l’opposé des recettes assassines que prônent les néolibéraux avec leur new public management largement responsable de l’état actuel de déshérence. Les solutions existent, il faut juste un peu de courage pour les appliquer.

Sexe
Le sexe biologique est une réalité à laquelle on peut se cogner tant qu’on veut mais qui ne disparaîtra pas par la seule volonté d’activistes fâchés avec le réel. Quelques intuitions des études de genre sont intéressantes mais le passage au militantisme sur fond de notions fumeuses noie le tout dans un bain nauséabond, bien en accord avec le reste de notre triste modernité. Entre marchandisation pornographique et puritanisme des nouvelles ligues de vertu, tout ce qui a trait au sexe est englué dans le glauque, le sordide, le malsain, le violent. Toute légèreté, tout sens du plaisir, du jeu, du désir, de la découverte et de l’érotisme ont-ils définitivement chaviré dans les abysses de la pudibonderie et la guerre paranoïaque des sexes ?

Social
Que les néolibéraux n’aient guère d’intérêt pour le social et qu’ils se situent ainsi en opposition frontale avec, notamment, la tradition gaulliste, on ne peut décemment pas le leur reprocher. En revanche, la trahison de la « gauche-coucou » qui s’évertue à évacuer la question de l’amélioration des conditions de vie du peuple pour lui préférer ses lubies « sociétales » révèle bien qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec « la gauche ». Ceci dit, on pourrait presque la comprendre : c’est tellement plus facile, plus clinquant de se tourner vers le « sociétal ». Plus rentable, aussi, électoralement puisqu’il ne s’agit que de flatter des clientèles bien définies par le marketing politique qui découpe la nation en tranches de saucisson. Un discours politique authentiquement républicain ne doit jamais oublier que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » La dernière épithète n’est pas la moindre.

Souveraineté
Répétons-le encore une fois : le seul souverain, c’est la nation. Souveraineté nationale est synonyme de démocratie. Une odeur de soufre entoure, hélas, le « souverainisme », alimentée par ceux qui n’aiment ni le peuple ni la nation ni la France, et leur préfèrent Berlin et Bruxelles. Mais il faut aussi reconnaître que certains soi-disant « souverainistes », fort peu recommandables, participent eux-mêmes au discrédit de ce concept pourtant vital, en se perdant dans les délires complotistes ou les allégeances étrangères criminelles. La souveraineté et son idée doivent être reconquises prioritairement.

Travail
Le monde du travail est particulièrement sujet à la novlangue. C’est sans doute là que l’idéologie néolibérale porte d’ailleurs ses attaques les plus lourdes. Le globish s’impose et les pseudo-concepts envahissent le « management » pour mieux noyer l’incompétence sous un déluge de mots vides. Quant au concept de travail lui-même, il dérive de valeur en coût, pendant que ses droits sont uberisés, c’est-à-dire anéantis. Et en face ? De ridicules billevesées sur « le droit à la paresse ». Pauvres travailleurs !

Université
Dirigées, depuis la funèbre loi dite « liberté et responsabilité des universités » de Valérie Pécresse, par des petits barons locaux dotés de tous les pouvoirs qui règnent sur des aréopages de courtisans veules et serviles, les universités françaises sont peut-être dans un état pire encore que l’école – si tant est que ce soit possible. Entre gestion calamiteuse, imposition de modèles managériaux étrangers à leur vocation, reddition devant l’inculture et la démagogie, confusion entre militantisme et recherche, et extinction des Lumières par ceux-là mêmes qui ont la charge et l’honneur de les propager, on en est à se demander s’il reste quelque chose à sauver !

Victime
Dans la chouinocratie triomphante, qui ne se proclame pas victime n’existe pas. Incapables de supporter la moindre contradiction, tout le monde élève son petit ego égratigné à l’absolu et soumet le débat public aux diktats et censures de sa sensibilité exacerbée. Chaque communauté identitaire, chaque minorité tyrannique, entretient passionnément ses plaies purulentes comme autant de stigmates de discriminations imaginaires, et joue des coudes pour arriver première dans la grande compétition victimaire, pour jouer son solo geignard au sein du grand concert de haines recuites.  Et pendant ce temps, les vraies victimes disparaissent sous les hurlements hystériques de ces divas postmodernes.

*

L’immense majorité a, hélas, perdu toute conscience de ce que signifient ces mots. Il nous faut donc de toute urgence mener ce combat. Mais la bataille culturelle doit également passer par la déstabilisation de nos adversaires : reprendre leurs propres mots et les retourner contre eux en jouant de l’humour, du sarcasme, de la dérision pour exhiber leurs ridicules, à la Molière ou à la Voltaire. Montrer que le roi est nu.

Les grandes choses, il faut les taire, ou parler d’elles avec grandeur : avec grandeur, c’est-à-dire avec cynisme et innocence. (Nietzsche)

Cincinnatus, 3 avril 2023


[1] Tous ces concepts ont fait l’objet d’au moins un billet, parfois de beaucoup plus. Je n’alourdis pas celui-ci avec des dizaines de liens : il n’est pas difficile de les trouver.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Le viol des mots”

  1. Précis, documenté, jubilatoire.
    On rajoutera, puisque vous terminez par « victime », cette phrase entendue de cette ancienne de Charlie Hebdo : « La victimisation est le fondement du fascisme. » ce qui se vérifie toujours : être une victime autorise toutes les mobilisations, même les plus abjectes.

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