Combien ça coûte ?

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Avarice, Pieter Brueghel l’Ancien (1558)

Avec les grandes manœuvres qui s’organisent pour la prochaine élection présidentielle, nous allons devoir subir l’exercice devenu rituel pour chaque candidat : le « chiffrage du programme ». Ce spectacle, si enthousiasmant qu’il donnerait envie à une araignée de se suicider en se pendant à un fil de sa toile, est devenu un lieu commun de toute campagne. Les candidats se soumettent ainsi, volontairement, aux analyses très-scientifiques d’économistes très-sérieux, dont les oracles déterminent la crédibilité des programmes de gouvernement. Chaque idée, chaque proposition, chaque ligne est mesurée en euros de recette ou de dépense ; chaque hypothèse est évaluée et associée à une probabilité définissant son « réalisme » ; chaque vision du monde est découpée en petits morceaux, tous quantifiés pour déterminer à quel point elle est « soutenable ». Ce bal des faux-culs n’a qu’un seul objectif : asservir le politique à l’économique.

Quelle sacrée bande d’hypocrites ! Un simple regard vers les élections passées devrait suffire à nous désintoxiquer définitivement de ces fariboles. Tous les candidats qui ont été élus s’étaient présentés avec des programmes très-bien-chiffrés et très-bien-notés par toute une ribambelle d’économistes patentés. Ce qui ne les a pas empêchés, une fois au pouvoir, de détruire l’appareil productif français, de massacrer les services et entreprises publics, d’assassiner les entreprises privées, petites et grandes, de soumettre la souveraineté de la France, d’aggraver la crise climatique et de polluer largement l’environnement, de creuser la dette et de plomber les sacro-saints comptes publics… Comme quoi, c’est vraiment utile de présenter un programme « sérieux » et « bien chiffré » !

Les économistes usurpent une autorité surplombante qui nous fait sombrer collectivement. Contrairement à leurs arrogantes affirmations, l’économie est autant une science exacte que l’astrologie ou la cartomancie [1]. Il suffit de voir comment, pour un même programme, quel qu’il soit, il se trouvera autant d’économistes très-compétents pour affirmer, chiffres à l’appui, à quel point il est réaliste et pertinent… que d’autres, eux aussi très-reconnus, pour déplorer, tableaux et graphiques à la main, son caractère fantaisiste et dangereux. Max Weber les a bien qualifiés, ces « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là » [2].

L’économicisme n’est pas humanisme. Surtout, il nous tue. En matière d’« évaluation » et de « crédibilité » économique, qui se souvient du pouvoir exorbitant octroyé aux agences de notation financière ? Il y a encore quelques années, à peine deux quinquennats, Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch dictaient aux gouvernements leurs politiques et chacun vivait dans l’effroi de leur jugement. Un ministre n’avait pas le droit d’ouvrir la bouche sans leur avoir demandé l’autorisation. Tous les États-nations étaient assujettis à ces notes : pour garder son AAA, un gouvernement était prêt à occire des dizaines de milliers de fonctionnaires, sans se poser la moindre question… au contraire : cela lui évitait d’avoir à assumer ses responsabilités – « c’est nécessaire pour garder notre AAA » étant une réponse suffisante pour faire taire toutes les oppositions. Toutes les politiques mortifères qui nous ont conduits à l’abîme ont été justifiées par ces billevesées. Et maintenant, qui en entend encore parler ? Qui sait que nous n’avons plus notre AAA depuis belle lurette et que cela n’empêche pas notre État d’emprunter sur les marchés à des taux plus avantageux que jamais ?

Ces sinistres pitreries ne font qu’illustrer la servitude dans laquelle l’économique tient le politique. Les dirigeants qui, la larme à l’œil, répètent « l’État ne peut pas tout » font en réalité passer le mensonge selon lequel « l’État ne peut rien ». L’abdication du pouvoir politique devant les puissances d’argent est un crime envers la nation. Rabougries, les ambitions politiques se contentent désormais d’une gestion à la petite semaine avec la vente des biens communs nationaux : services publics, modèle social, droit des travailleurs, patrimoine culturel… tout ce qui nous appartient collectivement, que nous héritons du travail, de l’œuvre et de l’action des générations précédentes doit être privatisé, vendu, aliéné pour pallier l’incurie de gouvernants qui ne gouvernent rien mais s’empressent d’empocher le pactole dans le privé dès qu’ils ont achevé leur exécrable office.

Combien ça coûte, l’éducation ? Combien ça coûte, la culture ? Combien ça coûte, la santé ? Combien ça coûte, la science ? Combien ça coûte, la civilisation ? Combien ça coûte, la survie de notre espèce ? Combien ça coûte, la démocratie ? Combien ça coûte, la liberté, l’égalité et la fraternité ? Combien ça coûte l’édification du monde commun ? Combien ça coûte, l’humain ? Combien ça coûte ? Combien ça coûte ? Combien ça coûte ?

Il y aura toujours de très-doctes économistes pour répondre très-sérieusement à ces questions avec un modèle très-complexe et très-intelligent et qui, le torse gonflé de leur superbe, donneront un montant à l’euro près. Ils pourront peut-être même obtenir un prix Nobel pour cela.
Ce sont des imbéciles.

Le politique n’est pas une affaire de chiffres. Et un État-nation ne se gouverne pas avec une calculette ! Cette idéologie nous a menés au gouffre. Il est temps de changer radicalement de direction en libérant la volonté politique des chaînes dans lesquelles le néolibéralisme l’a liée.

Croire la volonté politique toute-puissante, c’est céder à l’hybris, en confondant ambitions politiques qui s’affranchissent des carcans comptables néolibéraux et promesses démagogiques que l’on sait par avance impossibles à tenir.
Mais l’enchaîner volontairement aux visions étriquées des adorateurs du pognon-roi et imaginer que tout est réductible à des tableaux, que tout peut se mesurer en euros, que l’on maîtrise le monde parce qu’on le voit à travers des centaines d’indicateurs juxtaposés dans un tableau Excel… ce ne sont, là aussi, que des illusions créées par l’hybris.

Se porter candidat à n’importe quelle élection est une affaire éminemment grave. Les ambitions qui sont présentées publiquement au jugement des citoyens doivent être d’un sérieux absolu. Mais ce n’est pas à des obsédés du tableur ni à des atrophiés de l’humain de définir ce que « sérieux » signifie ! Les candidats qui acceptent de se livrer à cet exercice scélérat du chiffrage, qui s’humilient en passant sciemment sous les fourches caudines des petits télégraphistes de l’économicisme, en vérité, ne soumettent pas à leurs concitoyens un programme pour gouverner la France, mais leur imposent une liste de mesures destructrices du monde commun, écrite par ceux qui y trouveront toujours leur compte. Ils abdiquent le politique devant l’économique et, par conséquent, se montrent indignes d’exercer la moindre mandature publique.

Cincinnatus, 6 septembre 2021


[1] Peut-être devraient-ils d’ailleurs s’inspirer de ces dernières : bien des économistes médiatiques feraient mieux d’adopter le folklore de fête foraine, au moins ils paraîtraient sympathiques – ce qu’ils ne sont jamais.

[2] L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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