La manipulation des esprits

Billet écrit avant l’épidémie et le confinement.

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J’appelle « société de provocation » toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit.

(Romain Gary, Chien blanc)

1. Publicité

Que dirait, de notre société, ce grand humaniste ? Sa « société de la provocation » a enfanté un monstre plus effrayant encore : une société de l’obscène et de la manipulation. Le fossé entre l’exhibition des richesses et la misère qui les désire sans pouvoir y toucher ne s’est pas tant élargi qu’il semble, au contraire, s’être couvert de ponts façon arc-en-ciel qui ne rendent la situation que plus dramatique encore. Et la publicité telle que la critiquait Gary paraît aujourd’hui bien désuète au regard des techniques avancées du marketing contemporain.

Si le désir de contrôler et de commander contre leur gré les habitudes des individus au service des sociétés privées ou des pouvoirs politiques a toujours été la raison d’être de toute propagande et de toute réclame, force est de constater que les moyens mis en œuvre autant que leur efficace ont à tel point changé d’échelle que c’est la nature-même des manipulations en jeu qui est bouleversée. Il ne s’agit plus aujourd’hui de vanter avec plus ou moins d’habileté les merveilles illusoires de la société de consommation, mais bien de pénétrer le plus profondément possible dans les cerveaux des individus pour en diriger tous les comportements tels de sinistres pantins à la volonté brisée.

L’invention des techniques permettant la « fabrique du consentement » [1] n’est plus le fruit de la créativité de Mad Men alcooliques en complet-veston, ni même de pubards cocaïnés au sourire Colgate inspiré du Bernard Tapie de la pub Wonder. Les descendants de Don Draper et de Séguéla n’ont pas besoin de Rolex pour réussir leur vie ; d’ailleurs, avec leur look de geeks, ils ne ressemblent guère à leurs aïeux. En effet, la manipulation s’invente dorénavant dans la Silicon Valley et dans les start-ups, puise aux neurosciences et ne se fie qu’à l’intelligence artificielle et au big data. L’algorithme a remplacé l’esprit humain et se montre d’une puissance inouïe pour contrôler celui-ci.

2. Écrans

Nous subissons ainsi lavage de cerveaux et bourrage de crânes dans une joyeuse alternance sans trêve ni repos. Impossible d’y échapper, l’œil rivé sur l’écran qui ne nous quitte jamais, sans réaliser que c’est lui qui nous traque. Jusque dans les toilettes des bars et restaurants où je ne peux même plus me concentrer sur l’émission des produits de ma consommation éthylique sans être aveuglé par les flashs épileptiques d’une publicité agressive. Les écrans envahissent la vie quotidienne et l’intimité ; il n’est plus un temps ni un lieu qui puisse être consacré à la contemplation ou à la pensée.

Drogués aux écrans, nous multiplions les gestes compulsifs sur ces extensions monstrueuses de nos corps. La saturation de nos esprits n’est pas un épiphénomène mais l’objectif premier des créateurs de ces applications addictives. Des milliards sont investis dans le développement des techniques les plus poussées et les plus efficaces afin de nous faire passer le plus de temps possible devant nos écrans. Sciences cognitives et neurosciences sont mises au service du « design de l’expérience utilisateur », autrement dit programmes et applications sont sciemment conçus pour contrôler les gestes et pensées [2].

Notre utilisation de ces doudous pour grandes personnes nous offre une merveilleuse illusion de liberté : tout est si facile et pratique, si divertissant et utile. Les appareils et applications sont si bien pensés pour répondre à tous nos besoins, à tous nos désirs, avant même que nous ne les exprimions, avant même que nous ne les pensions. Grâce à eux, tout est possible. Or ce fantasme de liberté masque la réalité d’une dépendance servile. Nous nous vautrons dans la société du gadget. Une technophilie folle s’est emparée de nous au point de nous aveugler sur le prix que nous lui payons : nous-mêmes. Pour le dernier jouet à la mode, nous sommes prêts à sacrifier notre part la plus intime – nos pensées – sur l’autel de la consommation dictatoriale.

3. Idéologies

Ces nouveaux outils d’endoctrinement se montrent ainsi d’une puissance redoutable pour nous tourner en marionnettes consentantes, prêtes à croire toutes les promesses clinquantes. On a prétendu que l’ère des idéologies était achevée, que le réalisme, le pragmatisme et la raison réglaient désormais l’ordre du monde. Formidable mensonge : notre asservissement enthousiaste réalise tous les rêves que formule l’idéologie néolibérale d’une conversion du citoyen éclairé en consommateur abruti. Ce n’est pas de l’Histoire que la fin a sonné, mais du politique qui expire dans les chaînes de l’économie.

La propagande idéologique, pratique que l’on croyait déjà bien connaître, a changé de nature et d’extension pour atteindre des niveaux de rouerie jamais imaginés. Le néolibéralisme n’est pas le seul « -isme » à en profiter : d’autres se disputent le contrôle des esprits (les « identitarismes » en tête). Tous profitent des moyens mis à leur disposition, parfaitement adaptés aux discours simplistes. L’obscurantisme, les théories du complot, les fausses informations fleurissent sur le terreau fertile du clic compulsif et du matraquage des images, et alimentent les visions du monde à la séduction paranoïaque.

Au service de leur œuvre morbide de persuasion et de contrôle, la novlangue assèche les esprits en pratiquant une inversion systématique du sens des mots, en les vidant de leurs contenus, de leurs strates sémantiques sédimentées par la culture. Déconnectée de sa propre histoire, de sa littérature, de sa poésie, la langue, indissociable de la pensée, se voit réduite à un simple langage, à un code formel, suffisant pour exprimer les émotions brutes d’hommes redevenus des animaux stupides et bornés [3], mais incapable de formuler les nuances qu’exige l’exercice de la raison. La désinstruction des masses ouvre grand la porte à la pire démagogie. Ni les mots ni les images ne veulent plus rien dire. Ils agissent directement sur la moelle épinière afin de provoquer les réactions réflexes attendues.

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L’ère de la très mal nommée « postvérité » est celle de la fin du monde commun et de la perspective partagée – la fin, surtout, de la pensée. Car la pensée nécessite une distance asynchrone ; or nous avons perdu le sens de la durée. La profondeur temporelle. La perspective du long terme. Entre amnésie et myopie, ni hier ni demain n’existent ; seul l’instantané, l’immédiat sensationnel dont les bouffées délirantes ne durent qu’une seconde, jusqu’au stimulus suivant. Misérables pitres englués dans leur idiosyncrasie, persuadés que notre petit confort matériel est la plus grande liberté et aveugles aux chaînes de notre nouvelle servilité volontaire. Mais, à ce degré de manipulation, peut-on même encore parler de volonté ?

Cincinnatus, 6 avril 2020


[1] Expression forgée par Walter Lippmann dans les années 1920 et reprise par  Edward S. Herman et Noam Chomsky pour leur célèbre essai Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media (1988).

[2] Avec pour cible privilégiée les enfants. Lire à ce sujet « The Tech Industry’s War on Kids » de Richard Freed, ou sa traduction française « Les nouvelles technologies en guerre contre nos enfants » sur l’excellent site de Loys Bonod, La Vie moderne.

[3] Ainsi Rousseau définit-il l’homme à l’état de nature :

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir, succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme toute entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
(Rousseau, Du Contrat Social, Livre I, chap. VIII)

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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