Il n’est plus doux moment que celui où l’on ouvre un nouveau livre

La Liseuse, Jean-Jacques Henner (entre 1880 et 1890)

On se laisse aller à la douce flânerie dans les rayons d’une librairie, que l’on soit entré au prétexte d’un ouvrage particulier à quérir ou simplement pour profiter d’un moment suspendu. La compagnie des livres rappelle celle d’amis fidèles, accompagnés de la cohorte de ceux que l’on ne connaît pas mais que l’on aimerait rencontrer ; les Romains avaient raison : la culture c’est l’art de se faire des amis parmi les morts. L’œil s’accroche à certaines couvertures, dans une alchimie de déterminismes affinitaires que l’on se plaît à appeler hasard. On s’arrête ; on attrape l’exemplaire sur le dessus d’une pile ou bien on le sort du rayonnage, étroitement enserré entre deux compatriotes ; on feuillette. Ainsi plonge-t-on dans un univers inconnu – délicieux vertige, un rien voyeuriste, d’une découverte de ces quelques lignes prises dans un clignement, séparées des pages qui les précèdent comme de celles qui suivent. Sont-elles à la hauteur de leur immense responsabilité : convaincre d’aller plus loin en repartant, l’ouvrage en main, avec la ferme envie d’en savoir plus ? Le plus souvent, elles aiguisent, titillent, avant que ne se referme la couverture et que ne soit rangé le livre – et l’on passe à un autre. On butine les bouquins, on en goûte les sucs, on y cherche la surprise et le plaisir à venir, on provoque la rencontre inattendue. On côtoie d’autres initiés, les regards se croisent, les conversations, parfois, s’engagent. Les sociabilités de librairie ont la couleur délicate des parchemins. On juge, in petto, les intérêts des autres ; on commente, à haute voix, l’ouvrage examiné ; on requiert des avis sur les titres et les auteurs – sous l’observation complice du libraire. Celui-ci n’appartient qu’exceptionnellement à la race des taiseux. Parfois un peu envahissant, toujours prodigue en conseils, ses digressions sont souvent un régal. Alors que l’on se pense vétéran, que l’on croit sincèrement avoir exploré toutes les routes, pistes et chemins de traverse, le voilà, ce sherpa des monts littéraires, qui dévoile des voies inconnues et sert de guide jusqu’au seuil d’univers entiers à défricher. Le frisson de la découverte, l’anticipation du plaisir lui suffisent pour remerciement. Grâce à lui, le cercle des amis vient de s’élargir, la consommation obsessionnelle s’est trouvée de nouveaux objets – le libraire, entre dealer et proxénète. D’un rayon à l’autre, les mains se remplissent, la pile monte. Un léger sentiment de honte, au goût presque agréable, apparaît lorsqu’un seuil est franchi – son niveau varie : deux, cinq, vingt livres… peu importe. Comme un toxico, on sait qu’on ne doit pas mais qu’on va quand même céder. On sent, sous les doigts, la chaleur des couvertures, on entend leurs murmures, pleins de promesses d’évasions, de rires, de colères, d’intelligence… comment diable résister ? Et puis pourquoi résister ? Dès l’entrée, on le savait bien : impossible de sortir les mains vides ! Il n’en a jamais été vraiment question. Alors, à la manière de ces personnages de dessins animés qui déplacent un empilement invraisemblable de vaisselle voué à s’effondrer, on trimballe à bout de bras, maladroitement, cette Babel tremblotante. Les plus rusés l’ont constituée en pyramide, faisant supporter aux plus gros bouquins le poids des plus petits. Le cœur gros, comme dans un arrachement, on atteint la caisse sur laquelle on dépose le glorieux trésor d’une flibuste couronnée de succès – mais toujours incomplète : ah ! si l’on pouvait tout prendre ! Vider tous les rayonnages et en rapporter chez soi l’infini contenu… perspective délirante qui se heurte à la tolérance du banquier. On demande au libraire d’ajouter à la pile les exemplaires réservés à l’avance, ceux que l’on a repérés au gré des lectures et discussions, et dont on a envoyé la longue liste par un courriel – confort paresseux mais délectable – à l’ami libraire. Depuis qu’on est entré, on sait qu’ils sont là, à attendre qu’on vienne les chercher. Ils peuvent enfin quitter leur tiroir et rejoindre tous ceux qu’on a prélevés des tables et rayonnages. On aimerait présenter sa carte Vitale mais on insère la carte bleue, en se demandant combien de zéros sont en trop. Les livres s’agencent comme ils peuvent dans un sac toujours trop petit pour les mondes qu’ils contiennent. Ils en sortent, parfois, avant même d’atteindre leur nouvelle demeure, sur le chemin. Ainsi peut-on voir, dans le métro ou le bus, d’autres impatients extraire de leurs sacs l’exemplaire tant attendu, l’examiner et s’y plonger sans attendre d’être arrivés à destination. La patience est mise à rude épreuve jusqu’à ce qu’enfin, alors qu’on n’a même pas pris le temps de se débarrasser de son manteau, comme un enfant le matin de Noël, on puisse précipitamment déballer ces cadeaux que l’on se fait à soi-même – finalement les meilleurs. On les observe encore une fois, on les classe et on prend un malin plaisir à les ranger soigneusement dans la pile des « livres à lire » qui, quels que soient l’appétit et le rythme de consommation, ne décroît jamais. Cette pile est le rocher de Sisyphe : il faut imaginer le lecteur heureux. Il y a quelque chose de très-sensuel, de presque érotique, lorsqu’on prend un nouveau livre, celui qui est resté si longtemps dans la pile ou qui, au contraire, vient de la rejoindre mais est appelé avant les autres dans une délicieuse injustice pour tous ceux qui voient leur tour passer depuis parfois des années. On l’attrape. On s’installe : téléphone éteint, lumière réglée, séant calé. On effleure la reliure, on caresse la couverture, on juge le grain, la brillance. On renifle pour trouver dans l’odeur qu’exhale l’ouvrage les nuances de papier, d’encre et de colle pour les livres neufs, auxquelles s’ajoutent celles du temps et des lieux dans lesquels il a vécu pour les plus anciens. On se retient dans ces préliminaires, on s’enivre par avance. Il ne faut rien brusquer : ouvrir un nouveau livre, c’est faire une rencontre. On ne sait jamais vraiment comment elle va se passer. On appréhende un peu. On se demande si chacun, soi-même comme l’autre, sera à la hauteur. L’impatience aiguillonne les gestes. On trépigne d’y pénétrer – mais non : pas encore, pas comme ça. Un peu de respect, quand même ! On feuillette, pour retarder encore un peu le moment où l’on va finalement s’y perdre ; on hésite entre lire au hasard quelques lignes, au milieu, « pour voir », et se l’interdire pour ne pas déflorer trop précocement le précieux objet du désir. Et puis vient le moment d’entrer dans le livre comme un bateau rentre au port, avec déférence et le sentiment d’une nostalgie de l’avenir qui, enfin, se découvre. Lorsque l’auteur est déjà connu, qu’on a déjà apprécié sa compagnie, voyagé dans ses mondes, on ressent cette réconfortante impression de retrouver un ami qu’on n’aurait pas vu depuis longtemps et dont on a hâte qu’il nous raconte ce qui lui est arrivé ; on retrouve le plaisir de se fondre dans un style aimé tout en espérant se faire surprendre alors qu’on pensait déjà tout savoir : la familiarité de l’écriture, peut-être des personnages qui ressurgissent dans des péripéties imprévues, l’approfondissement d’idées et de concepts jusque-là évoqués ou travaillés différemment, la découverte d’une facette insoupçonnée – on attend beaucoup des auteurs que l’on apprécie, de même qu’on leur pardonne difficilement les faiblesses que l’on ne peut vivre que comme des trahisons – un livre peut décevoir plus encore qu’un amour. Quant aux auteurs inconnus, avec eux on plonge « au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » – un nouveau style, un nouvel univers, de nouveaux concepts ou des articulations inédites d’idées ainsi redevenues neuves. Quel qu’en soit l’auteur, au début, on éprouve comme un déséquilibre, un vertige. On cherche ses marques. On tâtonne. On avance et on recule, relisant certaines pages, certains passages – ou bien, au contraire, on avance comme un train sur ses rails, de plus en plus vite. Séduit ou déçu, par les fenêtres du livre, on découvre un monde peuplé d’images, de métaphores, de personnages, de figures de style, agencés d’une manière qui semble bien étrange. Et puis, à mesure que l’on avance, que l’on dialogue avec l’auteur, on sent plus intimement le carambolage du besoin d’aller plus vite et de l’envie que jamais le livre ne s’achève. Le marque-page avance, l’épaisseur des pages encore à lire diminue. On retarde le moment où elles ne seront qu’une poignée. Alors on lit plus lentement. On se cherche des excuses pour revenir en arrière. On se prépare. La fin approche. La dernière page, la dernière ligne, le dernier mot. Le temps est comme suspendu. On se remémore. On reprend les premières lignes pour mesurer le chemin parcouru. On a du mal à reposer le livre. Comme ne s’achèvent jamais ces conversations d’amours adolescentes : « Tu raccroches. – Non, c’est toi. » Le livre finit par être reposé, rangé. Il trouve sa place sur l’étagère, entre deux autres. Une bibliothèque, ce sont des amis chers à portée de main. Il rejoint cette foule rassurante.

Cincinnatus, 30 janvier 2023

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Laisser un commentaire