Le monde commun selon Hannah Arendt (5) – Épilogue : fuir le monde commun pour jouir du privé ?

Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable.

Hannah Arendt, La Crise de la culture

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Ce dernier billet de la série consacrée au concept de monde commun chez Hannah Arendt peut se lire sans avoir pris connaissance des précédents.

Refuser l’appartenance au monde commun et se réfugier dans son domaine exclusivement privé revient à se priver du monde, un renoncement qui  prend la forme de la jouissance et de la consommation d’une vie retirée derrière les murs de la famille et consacrée aux loisirs. Or le temps vide que comblent les loisirs de la société de masse n’est pas celui de l’oisiveté – c’est-à-dire celui où l’on est libéré du processus vital et disponible pour la culture et pour le monde – mais un hiatus entre le sommeil et le travail. Les loisirs appartiennent à la vie biologique et à son processus de consommation, propres au privé. Cependant,

la plus riche, la plus satisfaisante vie familiale n’offre à l’homme que le prolongement ou la multiplication du point qu’il occupe avec les aspects et perspectives que comporte cette localisation. La subjectivité du privé peut se prolonger et se multiplier dans la famille, elle peut même devenir assez forte pour peser sur le domaine public ; mais ce « monde » familial ne remplacera jamais la réalité qui résulte de la somme des aspects que présente un unique objet à une multitude de spectateurs[1].

Avec la modernité, le privé ne se limite plus seulement à l’intime de la famille mais devient le lieu de la société et de l’économie. L’objectif d’établissement d’un monde commun transcendant les individus et les générations se voit alors remplacé par un processus consommatoire qui pervertit le principe de publicité. L’espace public comme dévoilement et participation au récit commun par une narration de soi cède la place à un espace du paraître relevant du besoin, c’est-à-dire, d’une certaine manière, du corps : nous nous trouvons donc bien dans une dilatation de l’intime, et nullement dans un espace proprement public. La narration individuelle devient exhibition narcissique. Pour le dire avec les mots d’Arendt,

l’admiration publique est, elle aussi, une chose à utiliser, à consommer ; la situation, comme on dirait aujourd’hui, satisfait un besoin comme la nourriture en satisfait un autre ; la vanité individuelle consomme de l’admiration publique comme l’appétit consomme de la nourriture. Il est clair qu’à ce point de vue la pierre de touche du réel n’est pas dans la présence publique d’autrui, mais dans l’urgence plus ou moins pressante de besoins dont nul ne peut attester l’existence ou la non-existence, sauf l’individu qui se trouve en souffrir.[2]

La futilité de ces besoins leur interdit de bâtir quoi que ce soit de comparable à un monde commun. Un tel mode de vie, caractéristique de la modernité, entre même en contradiction directe avec l’objet de son édification – lutter contre le temps et la mort – puisque, fondé sur la satisfaction des besoins, il est par principe consommateur, c’est-à-dire destructeur et assujetti au temps. Peu étonnant, donc, qu’il repose sur l’argent et préfère l’appropriation et l’accumulation des richesses à la propriété privée[3] (conçue comme refuge de l’intime et complément nécessaire du monde commun) et la production de biens de consommation destinés à être usés et dévorés par le processus vital à celle des fruits de l’œuvre dont l’objet est de demeurer et édifier le monde. L’exemple archétypique en est le marché, comme le montre Arendt :

les gens qui se rencontrent au marché ne sont pas d’abord des personnes ce sont des producteurs de produits ; ils ne viennent pas pour se faire voir, ni même pour montrer leurs talents comme dans la production publique du moyen âge, mais pour montrer leurs produits. Ce qui pousse le fabricateur vers la place du marché, c’est le désir de voir des produits et non de voir des hommes ; la puissance qui assure la cohésion et l’existence de ce marché n’est pas la potentialité qui prend sa source parmi les hommes lorsqu’ils s’assemblent dans la parole et l’action, c’est une « puissance d’échange » (Adam Smith) combinée, que chacun des participants a acquise dans l’isolement[4].

Pour Arendt, il n’y a pas une liberté des Anciens et une liberté des Modernes, mais une vocation politique des hommes plus ou moins vigoureuse selon les périodes. Alors que celle-ci repose sur la volonté commune d’édifier, de bâtir, c’est-à-dire d’augmenter les fondations, le projet moderne est l’acosmie, l’aliénation au monde, rébellion contre le donné. La production de masse remplace l’œuvre par le travail, les objets d’usage par des biens de consommation, les artisans par les travailleurs. L’homo faber, maître de soi et de ses actes, cède la place devant l’animal laborans, soumis à la nécessité de sa vie. La substitution du faire à l’agir contraint la politique à se penser selon les catégories des fins et des moyens. Celle-ci devient un moyen en vue d’une fin prétendue « plus haute ».

La veule prétention de la modernité à une jouissance exclusive dans la matérialité du privé et à la substitution du marché au monde commun avilit l’homme et détruit le politique. Elle laisse la place à la société de masse, « cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous[5]. » Et les libéraux appellent cela « liberté » ! Quelle triste conception. Alors même qu’Arendt nous rappelle que « la raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action[6] ». En d’autres termes : « les hommes sont libres aussi longtemps qu’ils agissent, ni avant ni après ; en effet, être libre et agir ne font qu’un[7]. » La liberté demande à la fois la libération et l’existence d’un espace public commun où chaque homme libre peut s’insérer par la parole et par l’action et y rencontrer la compagnie des autres hommes. Celle proposée par les libéraux n’en est donc qu’un ersatz lâche – parce que le courage est nécessaire pour quitter la sphère privée, entièrement dédiée à la protection du processus vital, et entrer dans le domaine public, où le souci de la vie a perdu sa validité. La défense d’un monde commun authentiquement humain, fruit de l’œuvre et de la mise en commun de la parole et de l’action apparaît d’autant plus comme un impératif tant éthique que politique.
Car, en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu.

Cincinnatus,


[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket Agora, 1983, p. 98

[2] Ibid., p. 97

[3] « Ce que les temps modernes ont défendu avec tant d’ardeur, ce n’est pas la propriété en soit, c’est l’accroissement effréné de la propriété, ou de l’appropriation. » Ibid., p. 157

[4] Ibid., p. 271

[5] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 120

[6] Ibid., p. 190

[7] Ibid., p. 198

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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