Un chagrin français. « Populisme », « progressisme », « vivre-ensemble ». Ces mots qui enferment, Anne Rosencher, Éditions de l’Observatoire, 2022.
Le livre en deux mots
La journaliste Anne Rosencher est une grande républicaine. Ses éditoriaux dans L’Express, pleins de justesse et de justice, le prouvent à chaque fois. Elle en a rassemblé quelques-uns, soigneusement triés, pour composer ce très beau livre, publié en début d’année. Un chagrin français s’attaque à trois expressions qui nous empoisonnent : « populisme », « progressisme » et « vivre-ensemble » appartiennent à cette novlangue qui vide les mots de leur sens et l’esprit de la pensée. On trouvera moult convergences entre les combats d’Anne Rosencher et les miens, entre ses articles et les billets de ce blog. Nous partageons les mêmes combats : contre la bêtise et le moche, contre les démagogues et les manipulateurs, contre les fanatiques et les nouveaux inquisiteurs, contre la haine des identitaires de droite comme de gauche et les ravages du néolibéralisme, contre les assassins et les terroristes. Contre tout cela… mais aussi, surtout, pour : pour un modèle précieux – l’universalisme, horizon de l’action et guide de l’éthique. Et puis, pour l’amour d’un pays que nous embrassons dans toute ses nuances et contradictions, et dont nous ne voulons pas voir disparaître l’âme unique.
Où j’ai laissé un marque-page
Ce prologue grave et émouvant, portrait d’un grand-père héroïque et humain, un de ces immigrés qui a tant aimé la France qui l’accueillait, qu’il était prêt à mourir pour elle – et qui a su transmettre ce beau sentiment.
Un extrait pour méditer
Je ne suis pas obnubilée. L’antisémitisme est un point névralgique de craintes intimes mais il est loin d’être le seul mal qui ronge le pays, le seul ressort qui me pousse à écrire. À la racine de beaucoup de nos défaites, je crois, est la disparition progressive du « commun ». Dans tous les domaines, le repli sur la sphère privée et l’individualisme forcené étouffent peu à peu l’esprit public. Chacun se bricole une identité, une « tribu », un mode de vie, un credo, dans une bulle hallucinatoire alimentée en flux continu par la télé, la publicité, Netflix et les réseaux sociaux.
Cette civilisation de l’égoïsme fait tomber, un à un, les ponts qui relient entre eux les citoyens aux destins différents, et qui constituent l’architecture intime de la Nation. En haut, en bas, sur les côtés… Le temps collectif n’existe plus. L’espace commun, encore moins. L’intérêt général fait de plus en plus figure de folklore obsolète, dont on ne fait même plus semblant de respecter les rites en se déplaçant aux urnes. Le bruit sourd du « rien à cirer » gronde et s’amplifie, superficiellement masqué par le tam-tam de nos détestations éparses – luttes « raciales », guerre des sexes – dont on fait des bandeaux clignotants dans les talk-shows, et des trending topics sur Twitter. La « chose publique » – au sens premier : la res publica – ploie sous le double assaut de l’indifférence générale et des luttes catégorielles de minorités vindicatives. La responsabilité des politiques, et des élites en général, depuis des décennies, est grande. Mais ils ne sont pas responsables de tout : dans la « France d’en bas » non plus, il n’y a plus vraiment de commun. Il y a même de moins en moins, au reste, de « décence commune ».On dira que je suis défaitiste. Au contraire. Je sonne l’alarme. Et je persiste dans mon amour pour cette « mère douloureuse » qu’est la France, dans la foi en son projet singulier, en ses principes universels, dont nous, Français, ne sommes pas toujours à la hauteur. C’est mon chagrin. Notre chagrin. Un chagrin français.
Mais je ne me résigne pas. (p. 17-18)
Cincinnatus, 11 juillet 2022
CinciVox 