L’universalisme républicain dans la « tenaille identitaire » ?

Marianne par Benjamin Régnier
Marianne par Benjamin Régnier

Une thèse, actuellement discutée avec âpreté dans quelques cénacles où se croisent des défenseurs sincères de la République et de l’universalisme, décrit l’état des forces idéologiques en France sous l’image de la « tenaille identitaire ». Aussi séduisante soit-elle, elle doit être discutée sérieusement tant les enjeux sont cruciaux.


Sommaire :
Pour : la République sous les feux croisés des identitaires
Contre : un équilibre de pure apparence
Les impensés du débat : la République a d’autres ennemis !
L’universalisme par-delà les identités


Pour : la République sous les feux croisés des identitaires

Portée, entre autres, par le Printemps républicain, Gilles Clavreul et Laurent Bouvet en tête, l’idée de la « tenaille identitaire » peut se résumer ainsi :

La tenaille identitaire, c’est le face-à-face qui menace de s’installer entre extrême-droite et islam politique, accaparant et polarisant le débat public de telle sorte qu’un nombre croissant d’acteurs se décident à choisir l’un ou l’autre camp, donnant ainsi naissance à une gauche diversitaire, souvent appelée de façon polémique « islamo-gauchiste », ainsi qu’à une droite identitaire qui, sans forcément rechercher une alliance politique avec l’extrême-droite, reprend à son compte certains de ses marqueurs idéologiques. [1]

La métaphore de la « tenaille » frappe l’esprit. Elle véhicule surtout une idée qui me paraît tout à fait pertinente et que je défends moi-même depuis le début de ces carnets.

D’un côté, une famille de pensée menace de phagocyter la gauche en propageant des discours à l’opposé de sa tradition républicaine et laïque classique [2]. Importée des campus anglo-saxons, elle promeut la diversité contre l’égalité, la communauté contre la nation, la religion contre la laïcité, la différence des droits contre la loi commune, les essences réelles ou supposées des individus contre l’universalisme de la citoyenneté… Ce faisant, cette vision du monde, de l’homme et de la société considère l’identité comme figée et indépassable. La manipulation de la langue par le travestissement du vocabulaire [3], l’entrisme dans les partis et associations de gauche, l’utilisation d’important moyens de propagande médiatiques, la création de victimes par naissance et de bourreaux par essence, l’aide de puissances étrangères voyant là une chance d’affaiblir la République française et les liens qui l’unissent à des mouvements encourageant explicitement le terrorisme islamiste rendent l’entreprise de cette « gauche identitaire » aussi efficace que dangereuse. Son plus grand chef d’œuvre : se faire passer pour « la » gauche et le Camp du Bien© alors qu’avec son antisémitisme en bandoulière et son racialisme en étendard, elle appartient pleinement au champ classique des idéologies d’extrême-droite [4].

De l’autre côté, à l’extrême-droite justement, les identitaires bien connus ne font plus guère de bruit (en dehors des provocations de groupuscules médiatiques comme « Génération identitaire »), laissant le champ libre au ripolinage entrepris par Marine Le Pen au sein de son parti. Rappelons tout de même à ce sujet que le Rassemblement national de la fille, comme le Front du père et peut-être plus encore que ce dernier, ne se limite pas à cette seule famille de pensée. Plusieurs courants plus ou moins compatibles s’y livrent une lutte pour l’hégémonie idéologique et les identitaires n’y sont pas forcément majoritaires. Ainsi le renvoi aux marges du parti (voire l’exclusion pure et simple) des éléments les plus voyants et les plus agités fait-il partie de la stratégie de conquête du pouvoir. Ce qui ne signifie nullement que l’idéologie identitaire classique d’extrême-droite n’existe pas ou serait devenue anodine : le bon vieux racisme, l’antisémitisme crasse, le rêve d’une pureté nationale débarrassée des juifs, des métèques, des bougnoules, des nègres, des pédés, des francs-maçons, des femmes émancipées [5], j’en passe et des plus sinistres… tout cela, hélas, continue de grouiller et de combattre plus ou moins visiblement la République honnie et l’universalisme « cosmopolite » [6].

À la fois idéologies et utopies, aux sens de Ricœur, ces familles de pensée sont les deux faces de la même pièce, les déclinaisons de la même Weltanschauung qui œuvre à la réalisation hic et nunc de son projet politique : la fragmentation de la société en forteresses féodales, instituées sur le fondement de la pureté identitaire, et se menant une guerre d’annihilation. Les victimes absolues de l’une sont les bourreaux de l’autre et réciproquement. Si elles se haïssent sincèrement, elles partagent tout : mêmes présupposés anthropologiques (seuls les avatars varient), mêmes objectifs politiques. Même haine, surtout, du républicanisme et de l’universalisme philosophique qui l’appuie. Houria Bouteldja et Marion Maréchal, Rokhaya Diallo et Éric Zemmour, « Parti des indigènes de la République » et « Génération identitaire » : dans des styles différents et avec des talents variables, ils défendent tous le même modèle.

Tout cela crédibilise fortement la thèse de la « tenaille identitaire » qui, en effet, est là tout à fait juste.

Contre : un équilibre de pure apparence

Au sein du camp universaliste lui-même pointent toutefois des critiques auxquelles il faut donner le crédit de la sincérité. J’en retiens trois, bien qu’elles ne soient pas les seules.

La première réside dans le constat d’une asymétrie des forces. Le parallèle des deux branches de la « tenaille » établit de facto un équilibre entre deux courants de pensées qui seraient comparables et feraient peser des dangers équivalents sur la République. Force est de constater que la réalité est quelque peu différente ; question de point de vue, ou de priorité peut-être. Les adversaires de la « tenaille » plaident pour une hiérarchie des ennemis : les identitaires d’extrême-droite seraient moins nombreux, moins virulents et, surtout, serviraient une idéologie moins antirépublicaine que ceux prétendument de gauche, ne remettant pas foncièrement en cause la liberté de conscience ni la souveraineté populaire au fondement de la démocratie. A contrario, le modèle multiculturaliste, cache-sexe du projet d’anéantissement du monde commun et des libertés et de la dignité humaines, ainsi que l’alliance avec le terrorisme islamiste qui ensanglante la France feraient des identitaires « de gauche » un adversaire bien plus redoutable et mortel. Ainsi les deux mâchoires de la « tenaille » seraient-elles à tel point disproportionnées que les objectifs à l’origine de sa conception intellectuelle seraient eux-mêmes douteux.

Cet argument de l’asymétrie n’est pas oiseux. Il est exact que les méthodes utilisées par les deux camps identitaires divergent et que le danger immédiat paraît bien plus grand d’un côté que de l’autre. J’y vois, pour ma part, deux situations différentes qui commandent des stratégies distinctes : guerre culturelle d’un côté, espoir d’accès au pouvoir de l’autre (même si des excités agressifs et des trublions médiatiques ajoutent une strate de complexité à ce schéma caricatural). Les visions du monde, de l’homme et de la société, par-delà les considérations tactiques, me paraissent toutefois suffisamment convergentes pour accréditer l’idée d’une lutte à mener nécessairement sur les deux fronts – tout en gardant à l’esprit ces différences cruciales.

La deuxième s’attaque à l’idée même d’identitarisme et, dans une tentative de réhabilitation de la notion d’identité, propose de considérer l’universalisme lui-même comme identité. Aurélien Marcq, dans un texte d’une grande acuité, précise ainsi :

Le véritable universalisme n’est pas la négation des différences entre les individus ou les peuples, ni le relativisme qui prétendrait que toutes les cultures se valent, ni le refus du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc de la légitimité des frontières, mais l’affirmation de l’universalité de ce qui fonde l’inaliénable dignité humaine, et ne dépend ni du sexe, ni de la couleur de peau ou que sais-je. C’est d’ailleurs cette universalité de la dignité humaine qui permet de refuser le relativisme, et de conclure à l’inégalité des cultures et des civilisations, puisque par exemple les sacrifices humains, l’esclavage ou l’excision sont intrinsèquement mauvais, qu’il s’agit là d’un fait et non d’une opinion, et qu’une civilisation qui évolue jusqu’à abolir ces pratiques est donc supérieure à une civilisation qui persiste à les valoriser, ou même à les tolérer, quels que soient les peuples auxquels ces crimes sont infligés. Pour paraphraser le philosophe et juriste tunisien Yadh Ben Achour, l’Occident n’a pas inventé les droits de l’Homme, il les a découverts. [7]

Et d’en déduire que l’universalisme tel que né dans l’Occident serait lui-même une identité à assumer comme telle. Ce point est capital et dépasse largement la seule question de la validité de la thèse de la « tenaille identitaire », je le garde donc de côté pour le discuter plus profondément dans la dernière partie de ce billet.

La troisième, qui ne fait pas l’unanimité chez ceux que la « tenaille identitaire » ne convainc pas, se sert des deux premières comme prémisses pour tirer la conclusion qu’une alliance tactique avec les « plus modérés » des identitaires de droite est possible et souhaitable afin de présenter un front commun uni contre le danger des identitaires dits « de gauche ». Cette nouvelle version de la « logique de fronts » repose sur la logique du « moindre mal » contre laquelle Hannah Arendt met en garde de manière lumineuse : « politiquement,  la faiblesse de l’argument du moindre mal  a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal ». La convergence des luttes est une notion toujours illusoire quelle que soit la configuration envisagée : il n’y a qu’à Hollywood que mes ennemis peuvent magiquement devenir mes amis parce que nous aurions un tiers ennemi commun ! Et dans le cas qui nous intéresse, c’est tout l’inverse qui se passe – l’alliance se fait objectivement entre identitaires des deux rives qui partagent bien plus que le plus inconséquent républicain ne pourra imaginer partager avec le plus modéré des factieux d’extrême-droite. La proposition n’est pas seulement une impasse, c’est la négation de tous les principes républicains.

Les impensés du débat : la République a d’autres ennemis !

Les analyses des partisans comme des opposants à la thèse de la « tenaille » ne manquent pas d’intérêt. Il me semble néanmoins que tous passent à côté de l’essentiel et pèchent par myopie. En effet, occupés à pourfendre, à juste titre, les ennemis identitaires de la République, ils ne voient pas que le champ de bataille est plus large et abandonnent dangereusement d’autres fronts idéologiques. Plus grave encore : ils ne se rendent pas compte que ces différents fronts ne sont pas indépendants et que la lutte doit y être menée simultanément. Se borner à penser le républicanisme pris dans la « tenaille » constituée des deux pensées identitaires jumelles, c’est ainsi faire l’erreur d’imaginer un jeu à deux alors que ce sont bien trois familles idéologiques qui s’affrontent : républicaine, identitaire en ses deux déclinaisons, et néolibérale [8] !

Cette dernière ne peut ni ne doit être occultée, malgré les dénégations régulièrement émises au sujet de son existence-même – « pfff ! le néolibéralisme, ça n’existe pas ! », entend-on trop souvent de la part de ceux qui y trouvent un intérêt certain. Non seulement, l’idéologie et l’utopie néolibérales existent mais elles dominent même largement le débat public et ont réussi à imposer leur vision du monde. Pour résumer à très très gros traits :
1/ en se prévalant d’une pseudo-scientificité (les fameuses « lois » de l’économie placées au même plan que les lois de la physique), le néolibéralisme s’exonère du débat politique, s’installe au-dessus de la démocratie et s’immunise contre la critique ;
2/ cette idéologie a gagné depuis les années 1970 toutes les strates du pouvoir et imprégné les esprits dans le cadre d’une guerre culturelle patiemment menée et aujourd’hui très bien documentée ;
3/ elle a ainsi réussi à faire passer pour liberté ce qui n’est qu’un asservissement antidémocratique aux marchés et à la finance, et à sanctifier comme « naturelles » des inégalités qui ne sont que le produit de choix politiques ;
4/ la haine de l’État et de tout ce qui peut représenter un frein aux marchés ou sortir de la logique marchande et utilitariste dirige ses traits et sa propagande, à coup de calomnies et d’intimidations – laissant toujours les mêmes sur le carreau : ceux qui n’ont à eux que le commun à tous ;
5/ d’une grande souplesse, le néolibéralisme s’accommode parfaitement des évolutions de la société et des soubresauts de l’histoire, qu’il retourne toujours à son avantage, et son hybridation à la technoscience (qui donne naissance à l’idéologie transhumaniste) en fait l’idéologie organique de la modernité – notion qu’il glorifie en retour [9].

Ce troisième belligérant dans la guerre culturelle que se livrent les visions du monde en action entretient des relations bien différentes avec les deux autres.

Tout l’oppose au républicanisme universaliste, jusque dans leurs anthropologies respectives, l’idéal du citoyen actif ne pouvant trouver aucun accord avec celui de l’homo œconomicus réduit au stade du consommateur passif. Liberté-autonomie contre liberté-confort-privé, égalité en droit et universalisme des lois contre concurrence des droits et prévalence du contrat, vertu civique contre apathie désengagée, laïcité contre bienveillance concordataire, services publics et intérêt général contre new public management et intérêt privés, État régulateur fort et interventionniste contre État croupion et toute-puissance des marchés, souveraineté nationale contre technocratie et multinationales, nation comme volonté politique commune contre monades égoïstes dépolitisées, etc. etc. Rien de compatible, donc, entre républicanisme et néolibéralisme. Et pourtant !

Et pourtant, la pensée néolibérale ne manque pas d’attraits puisqu’elle réussit à séduire quelques républicains, par ailleurs sincères, lorsque ses thuriféraires, assassins de la République, enrobent leurs discours d’un ersatz de fermeté laïque. Ceux que j’appelle les « républicains au milieu du gué » croient à une alliance possible et oublient trop vite que la République est sociale ou n’est pas. Ardents défenseurs, à raison, de la laïcité, lorsque le débat se porte sur les questions économiques et sociales, ils préfèrent céder paresseusement aux sirènes néolibérales plutôt que de penser un républicanisme économique conséquent. Car de l’anthropologie républicaine peuvent aisément dériver des principes d’organisation économique bien plus consistants que ceux que le néolibéralisme prétend « scientifiques » alors qu’ils ne sont que superstition. L’alliance du républicanisme avec le néolibéralisme est donc un jeu de dupes dans lequel se perdent les « républicains au milieu du gué » et meurt la République.

En revanche, d’autre part, l’alliance des adversaires de la République s’avère parfaitement possible. Identitaires de toutes obédiences – d’extrême-droite comme de fausse gauche – vivent très bien la coalescence avec la pensée néolibérale qui les invite volontiers au banquet. Car ce n’est pas que les deux visions du monde s’opposent mais qu’elles peuvent se compléter ou, à tout le moins, ne se nuisent pas mutuellement. Et ce piège mortel pour la République et l’universalisme, ni les partisans ni les opposants à la thèse de la « tenaille » ne le relèvent.

L’universalisme par-delà les identités

Jusqu’ici, j’ai volontairement parlé indifféremment de républicanisme et d’universalisme. Si les deux concepts sont très liés, ils n’en sont pas moins distincts. Faire le point sur cette question me permettra de répondre en même temps à la deuxième critique adressée à la thèse de la « tenaille identitaire » : l’universalisme (ou le républicanisme) comme identité.

Le républicanisme assoit et légitime sa vision du monde sur l’universalisme comme fondement philosophique complémentaire de son anthropologie, tout en puisant à de nombreuses sources et origines cohérentes à travers l’histoire des idées (par exemple : la res publica de la Rome républicaine). En d’autres termes, le républicanisme décline l’universalisme dans le champ de la pensée politique. Il est donc pertinent de parler d’« universalisme républicain ».

L’universalisme, c’est avoir à cœur la dignité de l’homme, quel qu’il soit, où qu’il soit, simplement parce qu’il est homme [10]. Le taux de mélanine, la religion, le sexe, l’orientation du désir érotique, la nationalité, le compte en banque… tout cela n’est que l’écume : l’universalisme présuppose qu’il existe quelque chose de plus profond, commun à tous les êtres humains, qui doit être défendu pour soi. Il apparaît ainsi comme un double mouvement réciproque : ascendant qui dépasse les spécificités culturelles, non pas en les niant mais en les élevant à la puissance de l’humain ; ET descendant qui se révèle dans la capacité à voir l’universel quand il se présente à nos yeux et à nous émouvoir devant ce qu’il y a de commun dans toutes les œuvres de culture en lesquelles il se décline.

Car, avec l’universalisme, il est d’abord question de culture, certes, mais dans l’articulation de la culture historiquement et géographiquement située (la culture au sens anthropologique du terme, comme on parle de culture française ou de culture nambikwara) où s’inscrit le geste créateur, avec la Culture au sens du monde commun formé par les produits de l’œuvre. En effet, l’œuvre d’art est avant tout œuvre de la pensée : elle en est une réification qui inverse le processus vital et le transfigure, dépassant l’idiosyncrasie de son créateur englué dans un hic et nunc, pour immortaliser au monde ce qu’il y a de plus humain.

Lorsque, les premiers, des hommes, des femmes, des enfants, posent leurs mains pleines de pigments sur la paroi d’une grotte, ils inventent à la fois l’art et la métaphysique : par cette trace indélébile, ils inaugurent le monde commun en affirmant un « je suis » qui, des dizaines de milliers d’années plus tard, transmet une émotion intacte – la même, à chaque fois renouvelée, que celle ressentie en découvrant une toile du Tintoret dans une église italienne, une estampe japonaise de Hiroshige ou la lumière de Soulages ; en frémissant à la grâce d’une nuque de Rodin, au grain soyeux d’un marbre de Michel-Ange ou à la courbe d’une Vénus paléolithique ; en entrant dans Palmyre ou dans la cour carrée du Louvre ; en lisant un vers d’Homère, une page du Ramayana ou un roman de Gary ; en s’oubliant dans une symphonie de Mozart ou au spectacle d’une mise en scène de Shakespeare ; en chavirant devant un film de Chaplin ou de Kurosawa… L’œuvre transcende le temps et la mort des individus pour affirmer une commune humanité, elle constitue « la patrie non mortelle des êtres mortels » (Hannah Arendt), c’est-à-dire la meilleure, la seule réponse de l’homme à sa finitude.

Aussi Aurélien Marcq a-t-il raison de dire, dans l’article cité plus haut, que l’universalisme n’est pas une invention mais une découverte. L’image n’est pas seulement belle, elle est juste. Il faut cependant l’assumer pleinement parce qu’il est d’autant plus illusoire de faire de l’universalisme l’enfant des Lumières ou de la « civilisation occidentale » [11]. Certes notre universalisme républicain plonge ses racines dans ces histoires et traditions intellectuelles ; mais ses racines sont bien plus nombreuses et profondes, puisant à des sources multiples. Plus encore, le travail intellectuel qui aboutit à l’universalisme peut s’opérer dans d’autres contextes civilisationnels qu’il transcende comme il transcende la « civilisation occidentale ». Partout où son potentiel germe, il émerge d’une culture qui le nourrit mais il s’ouvre également aux inspirations extérieures : les pensées se fertilisent réciproquement.

Pour le dire autrement, l’universalisme a pu trouver une incarnation historique, un chemin de réalisation, ancré dans une (des) histoire(s), une (des) langue(s) et les productions de l’œuvre (au sens d’Arendt) en Europe, mais il n’y est pas spécifiquement attaché : il (s’)en émancipe en les transcendant et en les élevant à la puissance de l’humanité. Non seulement parce que les œuvres de la culture se conçoivent nécessairement dans le dialogue avec les autres, mais surtout parce qu’il a pu naître aussi ailleurs et assumer, là comme ici, les conditions de sa naissance qu’il dépasse sans nier. Dès lors la confiscation de l’universalisme par une « identité occidentale » et la réduction de l’universalisme républicain lui-même à une identité, comme proposé par la deuxième critique de la tenaille, me semblent oxymoriques.

Car enfin, c’est dans le jeu entre identité individuelle et identité collective que tout se noue [12]. On en finit donc par là où l’on aurait pu débuter : de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les identités ? L’universalisme dépasse l’identité collective (« culturelle ») sans la nier, l’assume sans s’y enfermer. Simultanément, à l’échelle de l’individu, il est un projet émancipateur en ce qu’il affirme la possibilité d’une mutabilité de l’identité : celle-ci ne peut pas, ne doit pas être fixée impérieusement, encore moins de l’extérieur, contrairement aux identités fantasmées créées et entretenues par les entrepreneurs identitaires qui ne haïssent rien tant que les métissages, la complexité, les doutes, les hésitations, les revirements, la pensée et le cheminement personnels. Toute assignation à résidence identitaire est criminelle du point de vue de l’universalisme.

*

Réduire l’universalisme à un ethnocentrisme occidental – pour s’en revendiquer ou le condamner –, c’est ne rien comprendre, volontairement ou non, à ce qu’est l’universalisme. L’exhibition des horreurs commises dans l’histoire par l’« Occident » comme autant de « preuves » de l’inanité, du cynisme ou des mensonges de l’universalisme ne démontre en réalité que la mauvaise foi de ceux qui se rabaissent à de tels sophismes. Comme si, parce que des crimes sont commis, les lois devaient être supprimées ; comme si, parce que des hommes sont dans les chaînes, la liberté était un concept fallacieux. L’universalisme est un horizon de la volonté, une boussole de la pensée, une éthique de l’action, un objectif de la raison, un exercice d’humanité.

Cincinnatus, 4 janvier 2021


[1] Article « De la tenaille identitaire et de la lutte contre l’extrême-droite », à lire sur le site du Printemps républicain.

[2] « Indigénisme », « décolonialisme », etc. en sont ses avatars qui font florès dans certaines universités de sciences humaines et sociales.

[3] L’importation brutale de termes et de pseudo-concepts appartenant à la langue anglaise et dont les acceptions sont largement différentes en français participe à la prostitution de la langue, remplacée par une novlangue indigente et qui ne permet pas de penser.

[4] Il ne faut toutefois pas sombrer dans l’amnésie : l’antisémitisme n’a jamais été l’apanage exclusif de l’extrême-droite. Il existe en France (et ailleurs !) une longue tradition antisémite à gauche aussi, perceptible avant même l’Affaire Dreyfus ! Y compris de ce point de vue, le mouvement « woke » s’hybride à, et fait fond sur, des traditions anarcho-gauchistes bien plus anciennes.

[5] Il est toujours frappant de constater la focalisation commune des identitaires des deux rives sur la même trilogie : les juifs, les femmes et les homosexuels… Comme quoi, la saloperie aussi possède ses invariants.

[6] Avec, bien sûr, toutes les déclinaisons régionales, locales, voire micro-locales, possibles.

[7] « La France prise dans une tenaille identitaire ? Une illusion d’optique », à lire sur le site Atlantico.

[8] Pour des développements plus conséquents, voir ma série de billets :
Wargame idéologique à gauche
Wargame idéologique à droite
Wargame idéologique : l’échiquier renversé

[9] On me pardonnera cette exposition à la schlague. Pour chaque point, se référer au billet correspondant de la série que j’ai consacrée au néolibéralisme, « Misère de l’économicisme » :
1. L’imposture scientifique
2. L’idéologie néolibérale
3. Fausses libertés et vraies inégalités
4. Feu sur l’État
5. Le monde merveilleux de la modernité

[10] Du latin homo et pas vir. Les fanatiques du cellezéceux, quand vous comprendrez cela, alors vous aurez fait un pas vers l’universalisme !

[11] Je mets l’expression entre guillemets parce qu’elle me paraît sujette à caution. Je ne nie pas qu’il existe quelque chose qui puisse s’appeler ainsi mais je demande d’abord qu’on définisse la notion avec précision. Personnellement, j’avoue lui préférer l’idée de culture européenne que Romain Gary développe dans plusieurs de ses ouvrages et en particulier dans Europa (à l’opposé exact de l’Union européenne), ou encore celle de République des Lettres, un des modèles pour la pensée républicaine, comme le montre magistralement Catherine Kintzler dans son article « La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir. Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui ».

[12] Et notamment, je crois, l’ambiguïté à l’origine de certaines incompréhensions entre partisans et opposants à la thèse de la « tenaille identitaire ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “L’universalisme républicain dans la « tenaille identitaire » ?”

  1. Que de termes guerriers pour parler d’identité. C’est ce charabia qui justifie le refus de l’enseignement immersif des langues autres que le français? Il est où l’universalisme dans cette haine de l’identité d’autrui, le refus de faire vivre et transmettre les langues et cultures qui sont la richesse du territoire français? J’y vois un colonialisme qui ne s’assume pas en tant que tel. Nous ne ferons jamais société. Et votre constitution, brûlez-la s’il interdit la pédagogie d’enseignement par immersion, interprétée de façon sectaire en violant l’intention initiale du législateur.

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    1. Bonjour,
      Les langues régionales ne sont pas le sujet de ce billet mais puisque votre violente diatribe m’y invite, je m’y colle. La langue de la France est le français. Par conséquent, l’État, et en particulier l’école, n’ont pas à les promouvoir d’une quelconque manière. Elles peuvent en revanche être enseignées en-dehors de l’école, sans aucun problème. En faire le symbole artificiel d’une oppression est aussi faux et ridicule que les attaques sous l’angle d’un fantasmatique « racisme d’État » et autres billevesées.
      Cincinnatus

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