La culture se fiche des progressistes

Les manipulations des barbares du Progrès, l’accaparement avaricieux du commun au profit d’appétits privés et l’engloutissement dans les divertissements de masse achèvent la destruction de la culture. Devant ces ruines qui furent notre plus précieux héritage et notre plus grande responsabilité, notre ricanement nous interdit de nous prétendre humain.

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La culture est ce que nous héritons des morts qui nous ont précédés et ont avant nous habité ce monde. Elle nous oblige. Notre devoir est de conserver, d’enrichir et de transmettre ce patrimoine [1]. L’origine même du mot culture renvoie à cette injonction à « prendre soin » :

La culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot « culture » dérive de colere cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver – et renvoie primitivement au commerce de l’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien de la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme. C’est pourquoi il ne s’applique pas seulement à l’agriculture mais peut aussi désigner le « culte » des dieux, le soin donné à ce qui leur appartient en propre. Il semble que le premier à utiliser le mot pour les choses de l’esprit et de l’intelligence soit Cicéron. Il parle de excolere animum, de cultiver l’esprit, et de cultura animi au sens où nous parlons aujourd’hui encore d’un esprit cultivé, avec cette différence que nous avons oublié le contenu complètement métaphorique de cet usage [2].

La culture se tient donc à la confluence de deux attitudes complémentaires : la volonté d’aménagement de la nature en un lieu habitable pour l’homme, un « monde commun » ; et le « tendre souci », la préservation et l’admiration des choses du monde. En d’autres termes, lorsque nous parlons de culture, nous nous penchons sur « le mode de relation prescrit par les civilisations avec les moins utiles, les plus mondaines (worldly) des choses : les œuvres des artistes, poètes, musiciens, philosophes, etc. [3] » dont le seul objet est de fonder la permanence du monde que nous habitons. D’où le rôle fondamental (« qui sert de fondement, de fondation », Littré) de l’artiste, « producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime [4] ». Ce faisant, il transcende sans trahir la civilisation à laquelle il appartient en l’élevant à la puissance de l’universel.

Car l’œuvre d’art est avant tout œuvre de la pensée : elle en est une réification qui inverse le processus vital et le transfigure, dépassant l’idiosyncrasie de son créateur englué dans un hic et nunc, pour immortaliser au monde ce qu’il y a de plus humain. Lorsque, les premiers, des hommes, des femmes, des enfants, posent leurs mains pleines de pigments sur la paroi d’une grotte, ils inventent à la fois l’art et la métaphysique : par cette trace indélébile, ils initient ce monde commun en affirmant un « je suis » qui, des dizaines de milliers d’années plus tard, transmet une émotion intacte – la même, à chaque fois renouvelée, que celle ressentie en découvrant une toile du Tintoret dans une église italienne, une estampe japonaise de Hiroshige ou la lumière de Soulages ; en frémissant à la grâce d’une nuque de Rodin, au grain soyeux d’un marbre de Michel-Ange ou à la courbe d’une Vénus paléolithique ; en entrant dans Palmyre ou dans la cour carrée du Louvre ; en lisant un vers d’Homère, une page du Ramayana ou un roman de Gary ; en s’oubliant dans une symphonie de Mozart ou au spectacle d’une mise en scène de Shakespeare ; en chavirant devant un film de Chaplin ou de Kurosawa… L’œuvre transcende le temps et la mort des individus pour affirmer une commune humanité, elle constitue « la patrie non mortelle des êtres mortels », c’est-à-dire la meilleure, la seule réponse de l’homme à sa finitude.

[Le monde culturel], pour autant qu’il contient des choses tangibles – livres et tableaux, statues, constructions, et musique – englobe pour en rendre témoignage, le passé tout entier remémoré des pays, des nations, et finalement du genre humain. À ce compte, le seul critère authentique et qui ne dépende pas de la société pour juger ces choses spéci­fiquement culturelles est leur permanence relative, et même leur éventuelle immortalité. Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel. [5]

Les œuvres d’art échappent nécessairement à toute référence utilitaire ou fonctionnelle. Mieux : conçues et fabriquées non pour les hommes mais pour le monde et destinées à survivre à la succession des individus comme des générations, elles ne subissent pas le processus vital de la société. « Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d’usage, mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine [6]. » Au-delà de cette sphère, elles instituent et constituent ce monde commun qu’Arendt définit ainsi :

Ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. [7]

L’édification du monde commun offre à l’homme la transcendance nécessaire pour accéder à une forme d’immortalité [8]. En l’habitant, l’individu tend un arc continu avec tous les hommes. Il se garantit ainsi de la futilité de la vie purement individuelle, qu’il dépasse en l’intégrant au récit collectif et, par ce geste, il donne un sens à sa condition humaine. C’est ainsi que les musées, les salles de concert, les lectures nous offrent un modus vivendi avec une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres.

La culture est donc par nature conservatrice mais, si elle se rit tant des autoproclamés « progressistes » qui ne savent que calomnier le passé, c’est aussi parce qu’elle est simultanément innovation : elle introduit sans cesse du nouveau. Chaque produit de l’Œuvre est une brique de plus, un élément supplémentaire qui vient ajouter à l’entreprise continue d’édification de ce monde commun. À tel point, nous dit Arendt, qu’une œuvre est nouvelle ou qu’elle n’est pas une œuvre. Elle n’est que par son originalité, son unicité. Elle conjugue donc l’expérience à la fois au passé et au futur et, ce faisant, aide l’homme à habiter le monde commun.

L’enrichissement par l’ajout constant de nouvelles œuvres au monde déjà existant impose néanmoins à l’artiste une ascèse de l’ombre, indispensable à la conception et à la fabrication de son œuvre. Isolé, séparé, protégé de la lumière du public, il entretient ainsi une relation paradoxale, ou plutôt symétrique, avec la publicité dont son œuvre doit jouir pour être au monde. En effet, autant la production de l’œuvre ne peut souffrir la lumière du public ; autant, une fois produite, l’œuvre elle-même doit au contraire se manifester totalement dans l’espace public et donc être protégée de la confiscation privée dans laquelle elle s’annihile. « Seules les œuvres d’art sont faites avec pour unique but l’apparaître [9] » et c’est par cet « apparaître », c’est-à-dire la manifestation de la beauté de l’œuvre dans le monde, que nous habitons le monde commun.

la beauté est la manifestation même de la permanence. La grandeur passagère de la parole et de l’acte peut durer en ce monde dans la mesure où la beauté lui est accordée. Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable. [10]

Or, pour « devenir conscient de l’apparaître », il nous faut nous abstraire de nous-mêmes et de nos contingences – plonger dans l’oubli de soi-même afin de laisser ce que nous admirons être ce qu’il est. Ainsi devenons-nous libres pour le monde. Attitude purement humaniste – qui définit même l’humanisme… mais attitude aujourd’hui en danger de disparition et, avec elle, notre commune humanité. À suivre : On achève bien la culture.

Cincinnatus, 28 septembre 2020


[1] Il n’y a donc, par définition, rien de plus universel que le patrimoine et les imbéciles qui se croient révolutionnaires en parlant de « matrimoine » ne démontrent ce faisant que leur inculture crasse.

[2] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 271. C’est moi qui souligne. J’appuie l’essentiel de ce billet sur les réflexions lumineuses d’Arendt, d’où le nombre important de citations : je préfère toujours citer que paraphraser.

[3] Ibid. p. 273.

[4] Ibid. p. 257.

[5] Ibid. p. 259-260. C’est moi qui souligne.

[6] Ibid. p. 268.

[7] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket Agora, 1983, p. 95.

[8] Voir la série de billets que j’ai consacrée à ce concept :
L’édification du monde commun
2. L’intime et le monde commun, entre ombre et lumière
3. L’extension du privé, entre intime et public
4. L’explosion du monde commun
5. Épilogue : fuir le monde commun pour jouir du privé ?

[9] Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 269.

[10] Ibid., p. 279. C’est moi qui souligne.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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