Paroles… Paroles…

Croquis pour servir à illustrer l’histoire de l’éloquence, Albert Eloy-Vincent (1910)
©Ville de castres, Centre national et musée Jean Jaurès

Mais qu’est-ce qu’ils causent ! Qu’ils soient à droite, à gauche, au centre, au gouvernement, dans la majorité, dans l’une des diverses oppositions, quelque part, ailleurs ou nulle part, qu’ils soient élus, qu’ils l’aient été hier ou il y a longtemps, ou qu’ils espèrent l’être (de nouveau ?) un jour, qu’ils veuillent défendre leur action ou celle d’un autre, qu’ils aient une proposition de loi, une « réforme » ou un bouquin à vendre, qu’ils soient experts d’un sujet d’actualité ou qu’ils le découvrent au moment où la caméra se tourne vers eux… nos (trop) chers représentants n’ont de cesse de nous saouler avec leur logorrhée bruyante et agitée. Ils sont partout. À la télé, à la radio, sur les réseaux dits sociaux… partout, tout le temps, la parole politique s’est transformée en un flux continu qui ne laisse aucun répit à la pensée ni au jugement.

Si encore cette omniprésence enrichissait l’espace public, si elle faisait vivre une discussion collective avec l’intérêt général pour objectif, si elle participait à éclairer les citoyens et les aidait à s’abstraire de leurs intérêts privés, si elle contribuait à l’édification d’un monde commun par le partage de la parole et la confrontation argumentée des visions du monde, si elle encourageait la réflexion sur la chose publique et l’amélioration de la Cité… Que nenni !

Entre les tocards qui, dès leur siège perdu, se sont reconvertis en chroniqueurs grassement payés pour déblatérer de tout et surtout de rien, et les élus qui occupent les médias comme des moules accrochées à leur rocher et sont prêts à raconter n’importe quoi pour continuer d’être invités, nos écrans affichent en permanence les mêmes visages qui assènent les mêmes phrases.

Et moins ils ont de choses à dire, plus les maîtres en xyloglossie parlent, commentent, tweetent et retweetent, manifestent, pérorent, s’indignent, s’égosillent et s’époumonent, répondent, discourent et soliloquent… dans une novlange constituée des dorénavant indispensables « éléments de langage » inodores, incolores et sans saveur, savamment produits par les états-majors et testés auprès de panels censés représenter le peuple et la nation que l’on a pris soin de découper en tranches fines selon l’art et les règles du marketing.

Ces piètres acteurs qui paraissent avoir installé un lit de camp dans toutes les rédactions nationales et passer leur vie sur les réseaux dits sociaux prennent plus de temps à commenter l’actualité qu’à agir… sauf à ce que l’on considère comme de l’action leurs gesticulations médiatiques grandiloquentes. Dorénavant, le ridicule et le mauvais goût ne sont plus des obstacles rédhibitoires mais on les voit, au contraire, épinglés à la boutonnière comme des décorations pour récompense de la plus grande qualité politique.

Deux niveaux coexistent donc et s’entretiennent mutuellement. D’une part, pour continuer d’exister dans tout ce cirque, il faut gueuler plus fort, s’abaisser toujours plus, se perdre dans la surenchère, surjouer les provocations crétines exclusivement destinées à être reprises ad nauseam dans les bandeaux des chaînes de désinformation en continu et dans les gazouillis enroués du buzz twitteresque.

Ces éclats, eux-mêmes parfaitement formatés aux normes du divertissement de masse, cherchent à se détacher du bruit blanc qu’est devenu, d’autre part, le discours politique. La parole politique, réduite au psittacisme des « éléments de langage », dernier avatar de la réification de la langue dont même la fonction phatique a été annihilée, noie les citoyens-spectateurs sous un bruit assourdissant de mots vides, un flot continu inaudible, un bruit de fond que le cerveau finit par occulter. À dessein, la politique noie le politique sous la com.

Bruit abrutissant sur lequel se distinguent en relief de bêtise et en creux de sens les éructations feintes : dans tous les cas, ils racontent n’importe quoi pour remplir l’espace et le temps. Peu importe le contenu du discours, il s’agit seulement de conserver sa place dans les lumières de l’actualité. Les nouveaux mots, entre euphémismes et hyperboles, tous produits d’importation – fake news, infox, fausses informations, postvérité… – se résument dans le trivial mensonges.

Rien de neuf sous le soleil ? Les politiques ont toujours menti ? Cela fait partie du métier ? Plus c’est gros, mieux ça passe ? Bien entendu. Mais notre génération ne peut qu’être saisie de la morgue avec laquelle ceux-là sont proférés… et de la nullité abyssale des pantins falots qui les émettent. Tout semble se passer comme s’il était unanimement convenu que les politiques sont des menteurs et que, par conséquent, ceux-ci n’ont pas à se gêner. Même quand ils sont mis devant leurs contradictions, devant la grossièreté de leurs mystifications, devant le ridicule de leurs élucubrations… ils persistent sans scrupule. On en viendrait à regretter des Mitterrand et des Chirac… c’est pour dire !

Ainsi les dirigeants politiques se sont-ils mués en bonimenteurs, en commentateurs plus ou moins agités de leur propre inaction, en simples éditorialistes – corporation peuplée de spécialistes de tout avec qui ils devisent complaisamment comme au café du commerce plutôt que de travailler à l’intérêt général et au service des Français. Ils jactent plus qu’ils n’agissent et, lorsqu’ils agissent, englués dans leurs clientélismes et leurs idéologies, ils détruisent tout sans jamais s’astreindre à faire ce que la nation attend d’eux, ce que l’intérêt général commande.

La dichotomie est consommée entre cette classe d’un côté et le peuple français de l’autre. Les discours politiques se limitent à des exercices de style déconnectés ; ils ne parlent plus du réel. L’arène médiatique est saturée de sujets qui n’ont rien à voir avec les urgences du pays ; la parole publique est décrédibilisée. Même les interventions du Président semblent irréelles : en pleine crise sociale, le voilà à la télévision pour refaire le coup des « 100 jours ». En somme : parler mais ne rien dire. Où sont les grands orateurs de jadis qui savaient traduire en mots et concepts les maux et espoirs du peuple, afin d’agir pour lui ?

Sur la scène médiatique, ils soliloquent pendant que nous devrions nous contenter de demeurer silencieux dans le public. Aucun dialogue n’est plus possible sans écoute.

Si la violence n’a pas d’excuse, la colère qui l’inspire, elle, a toute légitimité. Car lorsque le réel s’invite à la table de ces philistins, la parole ne sert plus à subsumer la violence, à la dépasser, comme elle le devrait dans une véritable démocratie. Au contraire, elle est utilisée pour entretenir cette violence, pour la manipuler, pour jouer avec… sans que ceux qui s’en servent ainsi ne se rendent compte qu’ils jouent avec des allumettes dans un magasin de poudre.

Cincinnatus, 1er mai 2023


Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
Le viol des mots
France au bord de la crise de nerfs
Le grand débarras
Le bruit et le silence
Raconte-moi une histoire !
L’astre mort de la discussion
La démagogie a de l’avenir
Éphémères icônes du buzz médiatique

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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