L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (2) – l’utopie comme évasion de l’imaginaire

Commençons par un peu d’histoire, ça ne fait pas de mal.
À la suite de l’œuvre de Thomas More, les utopies littéraires classiques furent d’abord des œuvres littéraires hétérogènes, regroupées sous le terme générique d’utopie qui désignait « tout projet, toute construction intellectuelle purement imaginaire et spéculative et, comme telle, irréalisable[1]. » Il s’agissait alors d’un genre littéraire défini, dans lequel les auteurs pouvaient imaginer une version idéale de la société, selon leur vision et leurs critères.
Jusqu’ici tout va bien.
Or le genre utopique change de forme au cours du XIXe siècle. De description statique d’une société idéale, il devient projet de société en désir de réalisation.
Comment l’utopie en vient-elle à définir un imaginaire supposé réalisable, c’est-à-dire le contraire de son sens premier ?

La projection hors du réel

L’utopie classique se présente comme une pensée insulaire où règne une économie fermée, autarcique. La question de la rareté est évacuée en se donnant d’emblée une île fertile qui n’existe nulle part. L’utopie projette l’imaginaire dans un non-lieu hors de l’espace et du temps empiriques. N’appartement pas à l’histoire réelle, l’u-topie est donc aussi u-chronie. Elle renvoie à un ailleurs, à une fiction close, sans passé ni avenir vécus. Elle met ainsi en questions la réalité, elle est un « moyen de faire croire[2] » parce qu’elle propose une vision différente du réel, un « autrement qu’être du social[3] » (j’aime beaucoup cette expression).
Les visions différentes du réel étant diverses, les utopies classiques produisent elles aussi des projets différents, voire souvent opposés, mais dont l’unité réside dans la volonté de proposer une société alternative. La dimension constructive de l’utopie correspond donc à la mise à distance de la réalité. Le non-lieu maintient ouvert le champ des réalités possibles dont il permet l’exploration. « De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres[4]. »

L’utopie remet en question ce qui existe au présent. Elle fait voler en éclats l’évidence et induit un doute sur le mode du « et si… ? ». Sous son action, le monde réel paraît étrange : elle en propose un autre à l’imagination, depuis lequel poser un regard extérieur sur la réalité. Elle est à la fois une échappatoire, l’arme de la critique du réel et une projection dans l’espace de l’imagination lorsque la réalité ne parvient pas à en combler les désirs.
Mais elle est aussi porteuse d’une opposition au statu quo et d’une volonté de désintégration de la situation réelle. La dimension constructive de l’utopie lui permet « d’organiser rationnellement en un système cohérent des désirs, des aspirations et des espérances. Autrement dit, elle est un effort d’ordonner rationnellement les capacités irrationnelles irrépressibles de la complexion humaine[5]. »
Par conséquent, elle se révèle être l’un des aspects les plus importants de l’imaginaire politique : l’homme imagine toujours la société selon la catégorie de l’idéalité. L’utopie a donc une fonction normale en proposant un horizon régulateur à l’action, un idéal collectif dans lequel inscrire nos efforts. Certains tenants de TINA feraient mieux de s’en souvenir !

La mise en question du pouvoir

Nous passons là à la strate intermédiaire et c’est là que les premiers problèmes se posent. L’utopie offrait jusqu’à maintenant un horizon à l’action mais, lorsque l’imaginaire devient la seule manière de considérer l’action, le futur prend le pas sur toute autre considération. Le présent est alors calomnié et le passé oublié au nom de la réalisation de l’utopie. Ce danger demeure inhérent à l’utopie car, en ébranlant la réalité, elle est toujours en voie de réalisation : la mise en questions de la réalité débouche sur une remise en cause du pouvoir et la tentative de remplacer celui-ci. « Quelle que soit la définition que l’utopie produit de l’autorité, elle tente d’offrir des solutions alternatives au système de pouvoir existant[6]. »
L’idéologie et l’utopie se croisent à ce niveau intermédiaire. Alors que, comme nous le verrons, « l’idéologie est la plus-value qui s’ajoute au défaut de croyance en l’autorité, l’utopie est ce qui démasque cette plus-value[7]. » Toutes les utopies cherchent à remplacer le pouvoir pour en finir avec les relations de subordination. Et l’utopie oscille entre deux réponses à cette question du pouvoir : « d’un côté, l’argument est que nous devrions nous débarrasser de tous les gouvernants à la fois. De l’autre, il est plutôt que nous devrions instituer un pouvoir plus rationnel[8]. »

S’il y a autant d’utopies que d’auteurs[9], ils sont toutefois « tous à peu près d’accord pour estimer que l’homme deviendra heureux si on le fait vivre dans des structures harmonieusement arrangées, ce qui veut dire que la perfection et le bonheur dépendraient des conditions extérieures de l’organisation et non des dispositions internes des êtres[10] » – toute ressemblance avec certains mouvements politiques n’a rien de fortuit.
L’utopie repose donc d’une part sur une hétéronomie fondatrice et, d’autre part, sur l’idée que la société est avant tout artificielle, qu’il est possible de « faire, défaire et refaire, au gré des lois et des institutions qu’on considère chaque fois comme les meilleures[11]. » Le souci du détail dans les utopies classiques va d’ailleurs très loin en établissant des relations intimes avec la science en général, les mathématiques en particulier. Leurs auteurs cherchent à donner au moins implicitement une validité scientifique à leur fiction. Les utopies prétendent à la rationalité de manière souvent caricaturale, laissant libre cours à une obsession du nombre[12].
Cette rationalisation extrême les rend statiques et uniformes. Ces cités idéales en deviennent à tel point idéales qu’elles versent dans « une conception non rationnelle de la vie[13]. » Elles passent du domaine de la fiction à celui de la fantasmagorie. « La structure utopique brouille notre catégorisation de la différence entre le sensé et l’insensé. Elle conteste qu’il y ait entre eux une distinction tranchée[14]. » Elle semble développer une description plausible alors qu’elle est saugrenue.

Tout cela peut paraître de peu de conséquence. Bien au contraire ! Parce que la fonction intermédiaire de l’utopie vise à miner l’ordre établi, elle devient une arme d’attaque. Son intention est de changer la réalité : paradoxalement, elle est un rêve qui veut se réaliser en brisant la réalité. « L’utopie est le renversement de ce qui, en fait, est une société inversée[15]. »
Cela signifie que l’utopie établit une rupture avec la réalité par l’inversion systématique des pratiques de la société réelle dans la cité utopique, ou par l’isolement et l’idéalisation de certains aspects du réel. Cette extrapolation dans l’utopie ne concerne que les traits de la réalité qui paraissent favorables à l’auteur. Il se débarrasse volontairement de tout ce qu’il considère comme mal dans la société, charge ensuite aux institutions idéales qu’il construit d’en empêcher le retour.
Autrement dit, je construis un contre-modèle de société, chargé de ce que j’aime dans celle-ci et du contraire exact de ce que je n’aime pas, et je le décris si minutieusement, avec une telle profusion de détails d’inspiration scientifique (la magie du nombre) que j’en efface l’idéalité pour essayer de faire croire qu’il est possible. C’est là que s’opère le basculement dans la strate la plus superficielle, la dimension destructive de l’utopie.

L’utopie folle

Cette troisième strate est celle de la pensée magique. « L’utopie est plutôt paresseuse, parce qu’elle se réfugie dans l’imaginaire sans prendre de risques[16]. » Tout est compatible avec tout, tout conflit interne est nié, tout obstacle est dissous. L’utopie devient une fuite folle du réel, une esquive complète de toute confrontation avec les difficultés de la réalité de la société. « Le “nulle part” de l’utopie peut devenir prétexte à fuir, une manière d’échapper aux contradictions et à l’ambiguïté de l’usage du pouvoir et de l’exercice de l’autorité dans une situation donnée[17]. » Elle répond alors à une logique du tout ou rien : plus aucun lien n’existe entre le hic et nunc et l’ailleurs radical, hors-lieu et hors-temps. L’utopie se transforme en une projection hors du réel qui prétend malgré tout à la réalisation.

Revenons un peu en arrière pour comprendre comment on a pu en arriver là.
Julien Freund montre qu’une rupture dans la notion d’utopie intervient au XIXe siècle, d’abord avec Morelly et son Code de la Nature, « un essai de législation abstraite, destiné à être appliquée aux sociétés historiques existantes, en vue de les transformer et de les mettre en harmonie avec la nature[18]. » Dorénavant, l’utopie n’aura plus pour objet la description de la cité idéale mais l’organisation de la cité réelle. De ce fait, les nouvelles utopies sont nettement critiques et se veulent réalisables. Bien que certaines passent pour purement descriptives, dans le prolongement des utopies classiques, elles portent des modèles d’action, des projets de société.
D’autres, les utopies expérimentales dont Fourier et Owen sont les principaux représentants, sont construites progressivement au fur et à mesure des ouvrages successifs de leurs auteurs et s’orientent vers « le recrutement de personnes qui acceptent de faire l’expérience des idées nouvelles et par conséquent de les faire triompher[19]. »
Quelle que soit leur forme, les nouvelles utopies ont en commun de se donner comme règle d’action pour une réalisation hic et nunc.
Glups.

L’utopie devient alors « une norme de la pensée dite pratique et une ligne de conduite qui déterminent un comportement effectif, individuel ou collectif[20]. » Ce faisant, de pensée purement spéculative, elle s’est changée en pensée d’action ou pensée opératoire.
C’est très important parce que le glissement sémantique du terme « utopie » induit une confusion entre utopie conçue comme irréalisable et anticipation possiblement réalisable.
Des prévisions dont on possède les moyens matériels pour les accomplir sont qualifiées d’utopiques puis, devant le succès de leur réalisation, toute proposition fictive dénuée des moyens matériels adéquats se voit attribuée la même possibilité de réalisation.

L’utopie classique ne mettait pas en doute l’idée de société, elle en proposait un horizon idéal. A contrario, les nouvelles utopies s’attaquent directement à l’idée même de société qu’il faudrait faire disparaître. La critique, comme évaluation, des premières laisse la place à la contestation des secondes. L’utopie est en désaccord avec l’état de réalité dans lequel elle se produit. Elle cherche à passer à l’action et tend à ébranler l’ordre des choses mais, par construction, de manière ambiguë… voire hypocrite parce qu’elle prétend à la réalisation tout en revendiquant l’impossible !
Freund l’exprime très bien par cette formule : « accorder la primauté à l’utopisme, c’est se croire généreux à peu de frais, puisqu’on passe pour un homme qui a, théoriquement, le souci du progrès social, de l’émancipation générale de l’humanité et d’une société toujours plus humaine[21]. »
Et se réalise alors un nouveau basculement : l’utopie devient collective, loin de la construction spéculative d’un seul auteur. Elle représente « la convergence d’espoirs et de fabulations diverses qui se cristallisent en un projet collectif, qui est censé exprimer un certain nombre de vues communes à un groupe ou collectivité[22]. » De pensée statique, descriptive d’une société idéale selon les critères de son auteur, elle évolue en moteur d’actions de groupes et inspire celle de leurs membres.

L’utopie porte dorénavant « la revendication majeure d’une réalisation, ici et maintenant » et « veut être une eschatologie réalisée »[23]. Or cette volonté de réalisation est au service d’un projet irréaliste. La logique de l’action se perd dans une réflexion dont est évacuée toute dimension pratique réelle. L’utopie se montre ainsi incapable de « désigner le premier pas qu’il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant[24]. » En voulant remplacer les pouvoirs réels par des pouvoirs imaginaires, l’utopie se sépare des contraintes du réel. La logique de l’utopie devient une logique folle du tout ou rien.
L’image d’une société apaisée et vidée de tout conflit que renvoient les utopies littéraires classiques est à l’opposé de celle portée par cette troisième strate de l’utopie dont l’objectif est de provoquer des crises dans la société réelle, déjà conflictuelle : elle « se présente explicitement comme source de luttes, d’oppositions, de violences et de combats[25]. » En rompant toute attache avec le réel, l’utopie légitime la perception que s’en fait le groupe. Les images que se donnent d’eux-mêmes les groupes entrent en opposition.
Ça ne vous rappelle rien ?

Maintenant qu’on a examiné les trois strates de l’utopie, il reste l’autre face de l’imaginaire social à élucider : l’idéologie ou comment les groupes se construisent une image d’eux-mêmes et du monde.

Cincinnatus,


[1] Julien Freund, Utopie et violence, op. cit., p. 15.

[2] Ibid., p. 95.

[3] Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social (1976) », op. cit., p. 388.

[4] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 36.

[5] Julien Freund, Utopie et violence, op. cit., p. 22.

[6] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 256.

[7] Ibid., p. 392.

[8] Ibid., p. 393.

[9] Ibid., p. 356-357.

[10] Julien Freund, Utopie et violence, op. cit., p. 40.

[11] Ibid., p. 42.

[12] Offrir un tableau détaillé à l’extrême, fourmillant d’éléments mathématiques, est censé produire un ordre rationnel. Et à ce rationalisme par le nombre s’ajoute la symétrie qui gouverne l’espace, la géométrie des lieux et les constructions d’édifices. De même, les utopies voient-elles un dirigisme et une planification du temps selon une règlementation minutieuse de chaque moment de la vie, à tel point que toute spontanéité et toute créativité en sont abolies.

[13] Ibid., p. 54.

[14] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 396.

[15] Ibid.

[16] Julien Freund, Utopie et violence, op. cit., p. 9.

[17] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 37-38.

[18] Julien Freund, Utopie et violence, op. cit., p. 69.

[19] Ibid., p. 76.

[20] Ibid., p. 15.

[21] Ibid., p. 14.

[22] Ibid., p. 104.

[23] Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social (1976) », op. cit., p. 389.

[24] Ibid., p. 390.

[25] Julien Freund, Utopie et violence, op. cit., p. 105.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (2) – l’utopie comme évasion de l’imaginaire”

  1. Bonjour
    Il y a souvent un lien entre les utopies et les idéologies et une utopie peut se transformer en idéologie ou inversement. Par exemple, ce qui est au départ un désir, une envie, une bonne idée au sens d’une « bonne » utopie peut se transformer au fil du temps, sans même s’en rendre compte, en réalité idéologiquement dangereuse, en une « mauvaise » utopie : les premiers aviateurs étaient traités de « fous volants » parce qu’il semblait utopique de faire voler des engins plus lourd que l’air. Mais maintenant, croire que nous pourrons tous et toujours prendre l’avion et consommer du kérosène pour aller voir ce qui se passe à l’autre bout du monde n’est-il pas devenu dangereusement utopique ?
    Enfin, je me suis intéressé à l’économie distributive : une utopie sans avenir ? dangereuse si elle se concrétise sous la forme d’une dictature « égalitariste » ?
    https://www.economiedistributive.fr

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    Bien cordialement

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