Une pandémie d’incivisme

Image de la Mort. Gravure sur bois de Michael Wolgemut, dans La Chronique de Nuremberg (1493)
Image de la Mort, Michael Wolgemut, dans La Chronique de Nuremberg (1493)

Quand retombent les billevesées du « vivre-ensemble » auxquelles plus personnes ne feint de croire, apparaît dans toute sa crudité l’anéantissement des solidarités. La crise sanitaire agit, à ce sujet, comme un cruel révélateur du chacun-pour-soi qui dicte nos comportements. Pour beaucoup, l’épidémie en cours n’est qu’une « maladie de vieux » au nom de laquelle on bride leurs chères libertés individuelles. Ne plus pouvoir aller au restaurant, au cinéma ni dans les bars est vécu comme une atteinte à leurs droits fondamentaux. Nous sommes devenus un peuple de sales gosses capricieux et pourris gâtés qui ne montrons aucun scrupule à affirmer haut et fort qu’on aurait mieux fait de laisser crever les vieux et les faibles.

Quelle société mérite de survivre qui se plaint de ne pas pouvoir se retrouver au bar mais n’a aucune pensée pour ses vieux qui meurent seuls ?

Ni pour ses enfants, d’ailleurs ! L’école n’est qu’une garderie où l’on entasse des dizaines de gamins en mettant en danger d’abord leurs enseignants, ensuite les familles, uniquement pour que « l’économie » puisse tourner. On camoufle même les cas de contamination pour garder les classes ouvertes. La seule raison d’existence de l’école actuellement est que les parents puissent aller travailler : la France se fiche officiellement de l’instruction de ses enfants et méprise ceux qui exercent cette mission, la plus noble et la plus importante d’entre toutes.

Lorsqu’on en arrive là, il n’y a plus rien à faire qu’à espérer que la fin de cette société soit proche : toute décence, toute humanité nous a quittés, monstres d’égoïsme.

*

On a raison de souligner combien nombre d’étudiants se trouvent dans une situation catastrophique. Petits boulots disparus, loyers impayés, prêts impossibles à rembourser, perspectives bouchées, précarité grandissante, isolement insupportable : les dépressions se multiplient, les suicides se succèdent. Le gouvernement répond à ces tragédies en jouant les dames-patronnesses, en exhibant sa charité – repas à un euro et chèques-psy. Et retour à l’université un jour par semaine ! comment ? on s’en fiche, l’intendance suivra et les universités se réorganiseront encore une fois.

Ces drames, réels, à ne pas minimiser ni relativiser, effacent-ils toutefois l’incurie dont trop de jeunes gens se rendent coupables ? Combien continuent de se retrouver sur les trottoirs et les places devant les bars pour boire des coups tranquillement à plusieurs dizaines, sans aucune protection ? Combien reçoivent toujours leurs potes et font la fête comme si de rien n’était ?

On peut (et doit) tout faire pour aider les étudiants qui en prennent plein la gueule – mais sans pour autant faire de l’Étudiant un saint-martyr, un parangon de pureté, et ainsi fermer les yeux sur l’incivisme de tous ceux qui font passer le confort et l’amusement personnels devant l’intérêt général. En d’autres termes, pas question ici de jouer le moralisateur (le moraliste, peut-être), je refuse seulement les simplifications : le réel est complexe, les individus aussi.

Et ceci vaut pour tous. Comme les étudiants, les restaurateurs peinent à survivre. Malgré les aides nécessaires et insuffisantes de l’État, les faillites menacent et, avec elles, des vies sont brisées. Faut-il néanmoins oublier que beaucoup ont largement profité des autorisations de réouverture assorties de mesures exceptionnelles pour essayer d’optimiser leurs gains (comportement légitime) sans, très souvent, prendre au sérieux les consignes sanitaires et civiques qui allaient avec (attitude inadmissible) ? Trottoirs privatisés bien au-delà de ce qu’ils avaient le droit de faire afin d’entasser le plus possible de clients et ne laissant aucune place aux autres usagers, irrespect des distances de sécurité, terrasses « éphémères » qui n’ont jamais été retirées et ne le seront sans doute jamais, ignorance ou mépris affiché des règles élémentaires de l’hygiène… Alors tout faire pour les aider, oui, bien sûr ! Mais à condition qu’ils assument aussi leurs responsabilités !

Au-delà de ces victimes très visibles, très audibles, il y a ceux dont on ne parle guère et dont la souffrance demeure dans l’ombre. Ces trentenaires célibataires dont les projets de vie disparaissent à mesure que l’horloge résonne plus sourdement. Ces familles qui, pendant le premier confinement, ont dû jongler entre travail et école à domicile. Ces couples qui ne peuvent se séparer et sont condamnés à poursuivre une cohabitation infernale. Ces commerçants, ces indépendants, ces artisans, ces petites entreprises qui sombrent, etc. etc.

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Se déchaînent les pulsions les plus viles, les plus veules. Les médias de désinformation en continu ont là-dedans un rôle infect, eux qui vivent de la démagogie qu’ils déversent en permanence. Et sur ce flot ininterrompu que surchargent les réseaux dits sociaux, métastasent les complotismes les plus délirants. Lorsque je vois qu’une année de « confinement » aux dérogations si nombreuses que le terme lui-même ne signifie plus rien provoque l’effondrement de la psyché de tant de mes contemporains, le déferlement paranoïaque de théories plus risibles les unes que les autres, les bouffées de haine et de violence, les pleurnicheries nombrilistes… je m’inquiète de ce que ce serait si la situation était vraiment catastrophique : une épidémie autrement plus mortelle, la succession d’événements naturels dramatiques, une guerre sur notre territoire…

Nous démontrons collectivement notre inaptitude à réagir sainement, de manière adulte et raisonnable. Notre incapacité, surtout, à faire preuve de courage, de civisme, de discipline, d’honneur et de solidarité. Puisque rien n’est pire que de bousculer notre petit confort, alors nous méritons bien les chaînes que nous portons comme des bijoux. Enfreindre les règles sanitaires donne un pitoyable frisson de transgression : hybris d’insupportables crétins qui se croient révolutionnaires parce qu’ils ne portent pas de masque.

Nous ne sommes plus une nation – pas même un peuple. Tout juste une masse informe de monades égoïstes qui vivons nos vies dans l’entre-soi de nos réseaux amicaux et virtuels. La bêtise et la lâcheté sont de loin les caractéristiques les plus largement partagées, quels que soient la couleur de peau, le genre, l’âge, la profession… Dans l’inflation délirante des -phobies, le mot « connardophobie » n’a pas été inventé parce que « misanthropie » existe.

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Nous souffrons tous de cette crise sanitaire. Il est absurde et malsain de surjouer la concurrence des souffrances. La recherche et l’exhibition de boucs émissaires ne résout rien et ne fait que concentrer vers des cibles artificielles le ressentiment que chacun éprouve. Il n’est pas contradictoire de montrer de l’empathie pour toutes les vies fracassées sans toutefois excuser les comportements puérils qui mettent en danger la vie des autres. La réduction à une opposition simpliste entre gentils et méchants, entre victimes pures et bourreaux absolus est absurde – le réel n’est pas une mauvaise série Netflix !

Ni coupables à pendre ni victimes à sanctifier – je n’aime ni les martyrs ni les boucs émissaires. Je préfère la responsabilité individuelle et la solidarité collective, le libre arbitre et l’intérêt général, la vertu civique et la dignité humaine. Autant de notions qui n’évoquent rien aux derniers hommes de Zarathoustra que nous sommes devenus. Il n’y a pas un soupçon de mépris dans ces lignes : seulement l’amertume que provoque l’abaissement de l’humain.

Cincinnatus, 1er février 2021

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

7 réflexions au sujet de “Une pandémie d’incivisme”

  1. Bonjour cher Cinci,

    Je n’apprécie pas plus les théories complotistes que les mensonges gouvernementaux. Je pense que les unes ont procédé des autres, la succession des mensonges, des ratés et des messages contradictoires et la cacophonie ambiante amenant de surcroît trop de gens à ne PLUS POUVOIR penser, ou à essayer de trouver dans des délires une cohérence à laquelle les mensonges, dissimulations et contradictions ont donné du crédit.

    L’inculture générale a beaucoup joué également. Or fermer les écoles et les facs, c’est détruire deux années consécutives d’enseignement.

    Et nous n’avons pas assez de vaccins. En ruralité, c’est pire. Dans mon département, pourtant proche de l’IDF, aucune prise de RV n’est plus possible avant juin, faute de vaccins.

    La solitude des vieilles personnes en Ehpad est un insupportable drame. On prive ces personnes de ce dont elles ont le plus besoin : de liens, de paroles, ce qui n’est pourtant pas incompatible avec des mesures d’hygiène efficaces et raisonnables.

    Les interrogations sur le traitement, les vaccins ont été délégitimées par trop d’accusations et par les excès de certains opposants à toute mesure. Moi-même, il m’a fallu de longues discussions avec mon chercheur de fils (qui évidemment ne travaille pas en France, l’état de la recherche étant ce qu’il est chez nous), qui m’a envoyé une vidéo personnelle, prudente mais convaincante et pédagogique, pour comprendre enfin l’intérêt du vaccin.

    Oui, il y a de l’incivisme, mais il y a du désespoir. Désespoir alimenté aussi par le fait que certains incivismes sont davantage punis que d’autres. Les vraies missions de la police nationale et de la gendarmerie sont réduites à pas grand chose, un de mes proches le confirme, et la population se braque contre ces institutions trop souvent décriées. Ce qui fait boule de neige. Ainsi s’unissent en vrac contre l’ordre public (avant de s’affronter) Blacks Blocs, antifas, antivax, extrémistes de droite et de gauche, ou simplement personnes complètement déboussolées, qui sont légion.

    L’époque est triste. Il faudrait réunir les Français, qui appartiennent à un peuple totalement atomisé ou divisé en camps irréductibles, autour d’un projet de société salvateur, qui restaure les institutions, l’enseignement, le soin, le lien social, l’amour de la France et de la République française. Mais qui se chargera de ce projet ? La presse ne le soutiendrait pas. Vouloir sauver la France est tellement facho…

    Pardonnez-moi, cher Cinci que je lis toujours avec plaisir, mais cette fois, je voulais nuancer vos propos. Sans aucune certitude d’avoir l’ombre d’un début de pensée véritable, mais en apportant seulement mon témoignage.

    Marie Coulon

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  2. Bonjour,
    Je rejoins votre analyse en particulier sur les commentaires qui abaissent la valeur de la vie « des vieux » au motif qu’il ne leur reste plus beaucoup à vivre de toute façon.
    Je trouve cela assez insupportable, car, concernant les « jeunes » (dont je suis encore presque), l’avenir est suffisamment long pour que nous ayons le temps d’oublier nos 12 à 24 mois de contraintes diverses, même si je ne trouve absolument pas la période actuelle agréable à vivre.
    Ce qui me fait le plus enrager je pense c’est le gaspillage des efforts collectifs, et je crois que c’est aussi un facteur qui pousse à la contestation permanente: après le confinement de mars, nous étions dans une situation où le zéro covid était atteignable semble-t-il, et, au lieu de choisir un destin à la néo zélandaise, nous avons préféré, sous la conduite de nos politiques, dilapider le résultats de nos efforts en créant un paradis pour le virus.

    c’est risqué (plus la circulation augmente, plus on risque la mutation de trop), et démobilisateur, puisque les efforts de chacun ne servent à rien à terme.

    Pour prendre des exemples précis: en mai, nous n’avons pas anticipé le port du masque dans les transports parisiens avant la fin officielle du confinement, conduisant à recréer au cours du mois une base de personnes infectées qui pouvaient ensuite contaminer les autres à la réouverture.
    Nous n’avons pas non plus imposé leport du masque en entreprise, avant septembre, alors qu’on le demandait déjà dans les transports et les restaurants. Pourquoi? Là aussi, cela a relancé la circulation du virus
    Enfin, les écoles: pourquoi avoir attendu novembre pour y mettre le masque? Ces quelques points -il y en a d’autres comme la surveillance régulière des personnels médicaux pour éviter la contagion nosocomiale au covid 19- auraient peut-être pu nous donner une année à très basse circulation du virus, donc aux libertés individuelles respectées, et nous aurait permis de satisfaire nos caprices les plus frivoles… avec beaucoup moins d’efforts que cette lutte constante sur un terrain qui se dérobe que nous avons collectivement choisie

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