Malaise dans la représentation : 4. Engagement

Il y a un peu plus d’un an, alors que le sujet n’était pas encore à la mode, je publiai trois billets consacrés aux errements contemporains de la démocratie représentative, en examinant les notions de compétence, d’identité et de morale. Comme au cinéma, j’ai décidé de prolonger l’histoire avec une nouvelle trilogie. Soyons clair avant d’être repris par des complotistes bas du front : pas question ici de surfer sur la vague de l’actualité et de dézinguer gratuitement la démocratie représentative en tant que telle, au nom de l’illusoire retour à la pureté d’une démocratie directe fantasmée ; mais bien plutôt de pointer les travers actuels de ce système et d’observer comment il est dévoyé, tant par les représentants que par les représentés, afin de légitimer la confiscation du politique par une oligarchie. On commence donc avec cette idée paradoxale pour la démocratie représentative : l’engagement.

La vertu civique repose sur l’engagement actif du citoyen au service de la chose publique. Elle est le cœur battant de la République, son principe, son fondement anthropologique. Sa corruption, notamment par des conceptions fallacieuses de la liberté dont la novlangue nomme ainsi l’asservissement à l’argent, au marché et au spectacle, gangrène la société et détruit le politique. Point de République sans républicains. Hélas, l’idée est pourtant aujourd’hui bien ancrée que le système représentatif consiste en une décharge volontaire des citoyens de leur pouvoir politique au profit de leurs représentants, afin que les premiers puissent profiter tranquillement de leur confort privé pendant que les seconds supportent le fardeau de l’administration de la Cité.

Imprégnées de cette conception viciée du politique, les consciences paresseuses y trouvent leur compte. La confiscation du pouvoir politique sert d’excuse aux individus fainéants pour demander aux politiques réponse à tout, tout de suite, et pour les blâmer de la moindre de leurs insatisfactions [1]. Les consommateurs passifs qui ont renoncé à l’honneur du citoyen actif peuvent tranquillement dégoiser contre ces « politiciens incapables » en sirotant leur ballon de rouge ou leur sirop d’orgeat bio. Les beaufs puérils profitent du spectacle et, à l’instar des deux petits vieux du Muppet show, se repaissent de leur ressentiment. Responsables de rien mais commentateurs de tout, ils réclament sans jamais s’impliquer. C’est tellement plus facile ainsi, la politique devant l’écran plat entre deux séries avec lesquelles elle finit par se confondre… et il en faut beaucoup pour qu’enfin la colère explose.

Il faut dire qu’une telle démission est explicitement encouragée par l’exemple des politiques eux-mêmes. Au renoncement à l’engagement des citoyens répond en rapport homothétique celui de leurs représentants. L’agenda des élus nationaux, partagé entre la communication et la circonscription, leur laisse bien peu de temps pour leur mission : l’intérêt général. L’hypocrisie règne et éclate le plus évidemment à l’Assemblée nationale dont les membres, obnubilés par leur réélection, se font les zélés serviteurs de leurs clientèles. Alors que leur rôle de parlementaires consiste en la définition des lois de la nation, ils s’ingénient à utiliser leur maigre pouvoir pour défendre les intérêts privés qui les ont menés jusqu’à l’Hémicycle. Le nez collé sur les sondages, ils échafaudent des plans sur la comète en vue des prochains scrutins pour lesquels ils tentent de s’assurer un destin favorable à coups de faveurs et de retours d’ascenseur. Pires encore sont peut-être les barons locaux, certains d’être reconduits dans leurs bastions inexpugnables : ces féodaux modernes ne s’intéressent qu’à leur cour et toutes les lois de non-cumul des mandats n’y changeront rien. Entre clientélisme et corruption, ces représentants oublient la seule question qui vaille : qui représentent-ils ? Qui leur engagement doit-il servir ?

Les clients ? La tentation est grande, et beaucoup y cèdent, de profiter des avantages d’un mandat pour remercier les bonnes fées qui ont pu aider à l’élection. Les preuves d’allégeance, toujours attendues, parfois explicitement réclamées, ne surprennent même pas. Ainsi voit-on de petits potentats locaux s’empresser de se faire les agents serviles de mafias économiques ou identitaires et de flatter les divers communautarismes qui leur assurent à la fois leur siège et une paix relative. Jusqu’au sommet de la pyramide, on ne mord pas la main qui nous a nourris : les parrains financiers du président peuvent se féliciter de leur investissement et de la politique impeccable qu’il mène pour eux, conformément à leur idéologie commune. De même, de sympathiques régimes étrangers, amis de tous les dirigeants successifs et dont la nature fort peu démocratique n’effarouche personne, se réjouissent des passe-droits qui leur sont continûment réservés et de la vente à la découpe du patrimoine national dont ils profitent à coups de yuans ou de pétrodollars. Quelle belle conception de l’engagement : se faire élire pour brader ce que l’on a le devoir de préserver relève aujourd’hui « de la bonne gestion » bien qu’hier, on appelât cela « trahison »… vive la modernité !

Les électeurs ? Commode excuse qui consiste, à chaque vent mauvais, en un docte psittacisme : « j’applique le programme pour lequel mes électeurs ont voté, c’est à eux que je dois rendre des comptes ». La dérobade est aisée alors que la perte de confiance de tant d’électeurs se traduit par une abstention massive et que l’élection de la plupart des représentants ne repose que sur une maigre fraction de l’électorat et une arithmétique bien aléatoire où le hasard joue souvent le rôle le plus important. Plus encore : faut-il rappeler que les électeurs ne votent que très rarement par adhésion à un programme et qu’en outre, nombre de décisions prises au nom des électeurs n’existaient même pas dans ledit programme ? Bref : cette mascarade ne sert qu’à justifier l’abandon de leurs responsabilités par des élus enfermés dans leur couardise. Incapables d’assumer leurs fonctions, ceux-là oublient que, dès lors qu’on est élu, on représente l’ensemble de la population en question (à l’échelle locale comme nationale), et non les seuls individus ayant, selon eux, « bien voté ». La démocratie n’est pas du saucisson : elle ne se découpe pas en tranches.

L’intérêt général ? Si seulement. Car telle devrait être la boussole de tous les représentants, à quelque échelon que ce soit : un engagement sacré au service de l’édification d’un monde commun, l’oubli de soi et des intérêts privés afin d’atteindre à l’universel. Hélas !, que l’on m’en nomme un seul, aujourd’hui, qui puisse prouver une telle abnégation. Il est si tentant, lorsqu’on doit servir, de se servir. Ou, à tout le moins, de se servir de ce pouvoir temporaire qui nous est accordé pour en tirer quelque profit, matériel ou symbolique. « C’est bien humain », dira-t-on. Non. Un mandat représentatif impose le sacrifice de l’intérêt personnel et l’exemplarité absolue.

Certains déchantent vite, toutefois, se rendant compte combien les charges peuvent excéder les privilèges. Ils cèdent alors à ce dilettantisme catastrophique pour la démocratie qui révulse les citoyens. Ainsi assiste-t-on régulièrement au spectacle affligeant d’un hémicycle quasiment vide – et que l’on ne me réponde pas que « l’essentiel du travail se fait en commission, bla bla bla… » : l’absentéisme n’a aucune excuse, le manque d’implication est une faute [2]. Certains poussent l’obscène jusqu’à exprimer publiquement des atermoiements sur leur « baisse de rémunération » par rapport à leurs salaires précédents. Ils ne s’insurgent pas contre le mépris de l’exécutif envers le parlement, ni contre le déséquilibre institutionnel entre les pouvoirs (on y reviendra), ni contre l’inflation législative, ni contre les conditions de travail qui ne permettent pas un examen serein et profond des textes, ni contre le décalage entre l’actualité parlementaire et la réalité sociale et politique du pays… Non : ils regrettent d’avoir été élus parce que ça ne leur rapporte pas suffisamment. À croire que beaucoup de députés n’ont pas compris que leur élection était un engagement sacré au service de la nation : ils la prennent pour une ligne de plus sur leur profil linkedin.

Ces « débordements », même lorsqu’ils ne s’exhibent pas sous une forme ouvertement grotesque, ne doivent pas être pris pour des épiphénomènes à passer par pertes et profits. Au contraire : plutôt que d’évoquer de simples « erreurs de casting » et de passer à autre chose, sans doute faut-il les comprendre comme d’excellents exemples de ce « nouveau monde » promis par le candidat Emmanuel Macron et qui ressemble furieusement à ce qu’il y avait de pire dans l’ancien. Si leur rapport puéril à la « réussite » fonctionne comme dans un jeu vidéo, « député – achievement unlocked », peut-être est-ce précisément parce qu’ils vivent leur engagement politique comme tout engagement contemporain : sans s’engager. Ainsi meurt la vertu civique, et la République avec elle.

À suivre…

Cincinnatus, 11 février 2019


[1] Allez demander aux maires des petites communes à quoi ressemble leur quotidien de gardiens d’enfants mal élevés et impotents !

[2] Dernier exemple en date : une quarantaine de députés seulement lors de l’examen du projet de loi de programmation et de réforme pour la Justice, sujet capital s’il en est, pour débattre de plusieurs centaines d’amendements. À noter que ledit débat était déjà fort mal parti puisque, pour un tel projet de loi, au moins deux semaines devraient être intégralement consacrées à la discussion mais que le gouvernement ne lui a accordé que six jours entrecoupés d’autres textes.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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