Pour la première fois, jeudi 9 janvier 2020, j’ai fait grève. Non que l’envie m’en ait manqué auparavant, ayant eu moult occasions et bonnes raisons de participer à d’autre mouvements de protestation contre des mesures gouvernementales iniques ou pour manifester une colère civique à l’encontre d’évolutions qui me semblaient néfastes. Trois raisons m’ont conduit à débuter ainsi l’année, trois écœurements qui ont justifié ce geste symbolique : la réforme des retraites, la destruction des services publics et la politique menée par le pouvoir actuel.
La (contre-)réforme des retraites
L’inversion systématique du sens des mots est le principe de la novlangue. Ainsi en est-il de ce beau mot de « réforme » qui, après avoir longtemps signifié une avancée sociale et l’augmentation générale des droits des citoyens, s’est mué en synonyme d’accroissement des difficultés pour la plupart des gens. Celle proposée actuellement pour notre système de retraites en est un nouvel exemple… même si j’ignore s’il faut plus craindre le flou qui l’entoure ou les éléments tangibles que nous possédons déjà.
Trois « arguments » sont mis en avant pour la justifier [1].
Justice.
Sans tenir compte de l’histoire des régimes spéciaux, de leurs justifications ou des compensations qu’ils peuvent représenter pour des professions qui subissent par ailleurs d’autres difficultés, le système actuel est décrété « injuste » du fait de leur simple existence. Cette stratégie du bouc-émissaire n’empêche nullement le gouvernement de multiplier chaque jour les exceptions au nouveau système, dit « universel » qui, de fait, ne l’est pas du tout. D’autant plus que chacune de ces exceptions ne repose sur aucun argument objectif autre que la volonté du pouvoir de faire des cadeaux à des catégories dont il achète le soutien. Vous avez dit justice ?
Économies.
La schizophrénie du discours officiel fait frémir : le passage à des retraites par points permettrait de faire des économies sans baisse des pensions… quelle insulte à la logique ! Toutes les mesures mises en avant entraînent mécaniquement une baisse des pensions, en premier lieu la prise en compte de toute la carrière. Quant au système de points, les fonctionnaires peuvent en parler, qui voient leur pouvoir d’achat diminuer chaque année depuis 15 ans par le jeu sur la valeur du point qui, les meilleures années a cru plus lentement que les salaires du privé et que l’inflation, avant d’être purement et simplement gelé depuis 2010. Ainsi en ira-t-il des retraites, quoi qu’en jure le gouvernement actuel.
Plus profondément, toutes les exhortations à « équilibrer » un système qui serait exsangue ne sont que des mensonges. Notre système de retraites ne pose aucun problème réel de financement. La pyramide des âges et les gains de productivité l’équilibrent. Se fonder sur la baisse du ratio actifs/retraités (4 en 1960 contre 1,7 en 2018) n’est qu’un écran de fumée qui masque les gains de productivité : un travailleur d’aujourd’hui produit 5 fois plus de richesses par heure qu’un travailleur de 1960 ! Le déséquilibre est ailleurs : dans l’accaparement par le capital de ces gains de productivité, au détriment du travail. Les dividendes les absorbent alors que les salaires (et donc les cotisations) n’augmentent pas en conséquence. Il s’agit donc de penser exactement dans le sens inverse de ce gouvernement : rééquilibrer le rapport capital/travail augmenterait de facto les ressources pour le financement des retraites.
Démographie.
« Parce que nous vivons plus longtemps, il faudrait travailler plus longtemps », ce sophisme a la vie dure ! Quand l’âge de la retraite a baissé par le passé, personne n’a évoqué un tel « argument ». Aujourd’hui, repousser l’âge de la retraite est une double stupidité. D’une part, l’espérance de vie en bonne santé est peu ou prou équivalente au fameux « âge pivot », ce qui signifie que nous avons toutes les chances d’arriver à la retraite en mauvais état et de ne jamais vraiment en profiter – beau projet de société ! D’autre part, pour parler le seul langage que ces gens-là connaissent, celui des chiffres suivis d’un symbole monétaire, le taux de chômage des plus de 55 ans étant dramatiquement élevé, la seule conséquence de l’allongement des carrières est l’augmentation de la précarité des vieux (et ce n’est pas la fausse promesse de 1 000 € qui va changer quelque chose !). Reporter l’âge de la retraite sans résoudre le problème du chômage des travailleurs âgés est une infamie.
La destruction idéologique des services publics
L’idéologie se fiche du réel qu’elle ne voit qu’au prisme de sa propre illusion. Que notre modèle social fonctionne bien et sur des bases solides, que nous montrions un des taux de pauvreté les plus faibles chez les personnes âgées, que notre sécurité sociale et notre système de soins aient longtemps été considérés parmi les plus justes et les plus efficaces, que notre école ait été la perle de la République française, que notre industrie mixte alliant le public et le privé dans une économie régulée et en partie planifiée ait accouché de fleurons mondiaux… tout cela n’est même pas envisageable pour les thuriféraires de l’idéologie néolibérale. Depuis quarante ans, ils se sont patiemment attachés à détruire tout ce qui faisait l’originalité et la force de la France.
Au nom de dogmes prétendument scientifiques bien qu’ils ressortissent plus à la religion mal digérée, ils assènent réformes après réformes afin d’aligner notre pays sur ce qui se fait de pire ailleurs. La haine de l’État et des fonctionnaires, qui vire à la diffamation pure simple, du public, du modèle social français et leur fascination mortifère pour un modèle anglo-saxon fantasmé s’expriment à longueur de journée sur tous les modes, au point d’ancrer les mensonges les plus éhontés dans les esprits. Nos services publics sont à l’os, après des années de calomnies et de purges assassines. La loi de réforme de la fonction publique, passée avant cette réforme des retraites, est à ce titre le dernier assaut destiné à abattre ce qui faisait la force de notre république.
Un gouvernement de fripons et de crapules, dirigé par un scélérat
Outre cette dimension proprement idéologique, et de façon tout à fait cohérente avec elle, les conséquences – je n’ose dire les objectifs – de cette réforme des retraites seront le siphonage des caisses du système actuel et, surtout, l’ouverture de juteux marchés aux assurances privées et fonds de pensions… autant d’amis du pouvoir. Le système par points est la première étape dans la bascule vers un système par capitalisation dont on a vu les mirifiques avantages, notamment dans la crise de 2008.
L’oligarchie affermit ainsi encore un peu plus son pouvoir – et quelle oligarchie ! « la plus insupportable de toutes : celle des riches » [2]. La paupérisation des classes populaires et moyennes, la précarisation de pans entiers de la population française ne sont que des dommages collatéraux, tant que le CAC 40 engrange des bénéfices toujours croissants et que les dividendes sont bien versés régulièrement. Là se trouve en réalité le fameux « ruissellement ».
Le pouvoir politique est actuellement aux mains d’une clique si étroitement liée aux intérêts privés des puissances d’argent que la corruption morale va jusqu’à s’assumer ouvertement. Les apparences de démocratie sont balayées. Ainsi le projet de loi sur les retraites se révèle-t-il totalement creux puisqu’il renvoie toutes les dispositions importantes à de futures ordonnances à propos desquelles le Parlement n’aura rien à dire : il ne pourra que les entériner. La négation complète de la démocratie représentative se poursuit et s’assume comme depuis le début du mandat de ce président.
La situation appelle un personnel politique doué de vertu civique pour mener une politique volontariste. Hélas ! l’ambition mortifère des quelques intrigants au pouvoir, bornés à leur idéologie et profonds comme une flaque d’eau, s’exprime avec la morgue des arrivistes trop pressés. Censés servir la nation et l’État, ils les asservissent aux intérêts de quelques-uns et ne parlent de la liberté avec éloge que pour l’opprimer avec impunité.
Cincinnatus, 13 janvier 2020
[1] Bien d’autres mériteraient d’être discutés en détail, je préfère renvoyer à l’analyse synthétique très bien articulée d’Anaïs Henneguelle, membre des Économistes Atterrés, « Retraites : 12 idées reçues à combattre ».
[2] Robespierre.