À longueur d’interviews, à droite comme à gauche, au centre comme aux extrêmes : « nous n’avons pas de tabou », « ce n’est pas un tabou » ou encore « il faut faire sauter les tabous ». Pauvres tabous qui n’en demandaient pas tant ! Pourquoi cette haine ? Pourquoi voient-ils des tabous partout ?
Un tabou, rappelons-le, est une « espèce d’interdiction prononcée sur un lieu, un objet ou une personne par les prêtres ou les chefs en Polynésie ». Merci Littré, qui ajoute : « se dit adjectivement des personnes ou des choses soumises au tabou ». Un lieu, un objet ou une personne : si l’on est rigoureux, étendre le sens du mot à autre chose (les 35 heures, le travail le dimanche…) relève soit de la métaphore hasardeuse, soit de la connerie assumée. Durkheim le disait de manière plus fine, qui préférait ne pas sortir le mot de son contexte d’origine. Pour une fois, ne soyons pas rigoureux et admettons l’extension du domaine du tabou au-delà de son champ polynésien ; acceptons même que des concepts ou des idées puissent être tenus pour tabous – ce que dans sa sagesse et sa libéralité, le chef ou le prêtre polynésien ne pouvait imaginer.
Ceci dit, un tabou, ça sert à quoi ? L’interdit qui pèse sur le tabou sépare le sacré du profane et surtout, institution sociale, pose la limite de ce qui est communément accepté ou rejeté. Entendre répéter « nous n’avons pas de tabou » fait dès lors sourire… ou grincer des dents. Cette phrase veut dire exactement : « nous n’avons aucune règle ; nous n’avons aucune limite, aucune frein ; nous ne faisons aucune différence entre le bien et le mal, le juste et l’injuste ; nous ne sommes mus que par notre seul appétit ; nous sommes prêts à tout ; nous ne respectons rien. » L’hybris déchaîné.
Tabous et règles sont nécessaires à la société : celui qui veut les abattre met à terre les fondations mêmes de la civilisation. Deux exemples :
Quand Jean-François Copé, dans une intervention télévisée au soir des municipales 2014, explique passionnément que « le temps est venu » de « mettre fin à toutes les règles », à « toutes les normes », à « toutes les contraintes », il exprime très simplement sa vision du monde et son projet de (non-) société : l’état de nature hobbesien, la guerre de chacun contre tous.
Quand Nicolas Sarkozy choisit comme slogan de campagne en 2012 « ensemble tout devient possible », il feint d’ignorer que non !, tout ne peut pas être possible. Comme le montre Hannah Arendt, l’idée que « tout est possible » est caractéristique du totalitarisme. C’est une idée folle qui nie le réel. Parce qu’il faut des règles communes, des interdits qui s’appliquent à tous.
Ils se cachent derrière l’idéologie néolibérale qui voit dans l’État l’Ennemi et fait de la « main invisible » du marché l’idole devant laquelle se prosterner – lecture hallucinante du pauvre Adam Smith qui a bien besoin d’un ostéopathe à force de se retourner dans sa tombe (j’y reviendrai ailleurs). Doit-on alors les accuser d’être des idéologues ? Encore faudrait-il pour cela qu’ils aient des idées. L’intérêt de ce ralliement à la doctrine paraît évident : elle est en adéquation parfaite avec le moteur de toutes leurs actions – la rapacité, le besoin d’avoir toujours plus.
Les discours sur la « nécessaire dérégulation » sont mensongers. Les scandales sanitaires et financiers reposent tous sur la suppression de règles et la défaillance organisée des dispositifs de contrôles (songeons par exemple aux attaques systématiques menées contre ceux mis en place aux États-Unis et en France par le New Deal, le Front Populaire ou encore le Conseil national de la Résistance). À qui profitent le recul des règles communes et l’absence de contrôles ?
Il faut des normes, il faut des règles, il faut des tabous. Ceux qui, naïvement ou coupablement, affirment le contraire se retranchent du monde commun et foulent aux pieds toute décence.
Cincinnatus, 15 décembre 2014
« Les scandales sanitaires et financiers »
Ce serait cool de doser quelques exemples, quand même…
Quelles règles? Quels scandales?
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