« L’enfer, c’est les autres »

Noli me tangere, Hans Holbein le Jeune (1532-1533)

L’agressivité règne depuis longtemps comme mode hégémonique de relation à l’autre – ce qui n’empêche pas que le phénomène continue de croître et de s’aggraver. Tout semble se passer comme si un esprit de suspicion généralisée s’était abattu sur nous.

L’épidémie de covid n’y est sans doute pas pour rien. Les premiers temps – lorsque nous n’avions ni masques ni tests ni vaccins, que les modes de transmission du virus n’étaient pas encore bien compris et que ses effets étaient les plus dramatiques – ont pu créer des réflexes de fuite de l’autre ; les confinements successifs, qui ont enfermé les individus dans leur foyer pendant plusieurs semaines, ont sans doute encouragé les mouvements de repli sur soi.
Réciproquement, les frustrations, les ressentiments exacerbés par cette crise, la soif de sortir et d’en sortir n’ont pas déclenché de prise de conscience collective ni renforcé une solidarité déjà bien mal en point. Au contraire, l’amertume agressive l’a disputé à un appétit de vaine jouissance immédiate, narcissique, d’insouciance bravache et stupide. La multiplication des provocations contre les mesures sanitaires, plus ou moins risibles, plus ou moins pitoyables, plus ou moins criminelles – des fêtes d’adolescents mal grandis pendant les confinements aux manifestations contre le port du masque ou contre la vaccination – témoigne d’un accroissement de l’égoïsme et de l’individualisme dans une société qu’ils métastasaient déjà. Le « soutien » aux soignants qui porta aux fenêtres des millions de Français, chaque soir pendant quelques semaines, n’était que de la poudre aux yeux. Qui se souvient encore de ces gesticulations ? Elles ne servaient qu’à masquer l’impuissance derrière la bonne conscience. Depuis, les vieux réflexes sont revenus en force et les conditions d’exercice à l’hôpital n’ont cessé de se détériorer dans l’indifférence, voire la malveillance, générale. Accroissement des incivilités, étiolement des solidarités : le tout-pour-ma-gueule comme règle de vie.

Il ne faut cependant pas rendre le covid responsable de toutes nos turpitudes : tout au plus a-t-il agi comme révélateur, comme catalyseur.

Noli me tangere !

Le cri viscéral du misanthrope contemporain : « touche-moi pas ! ». La défiance envers l’autre, quel qu’il soit, atteint des sommets. La première victime en est le toucher, notre sens le plus maltraité. Les pitoyables chorégraphies, pas même dignes d’une cour de récréation, inventées au plus haut de la crise pour singer le contact physique qu’elles prétendaient remplacer (poings qui se rencontrent au ralenti, heurt des coudes, frottage des pieds qui provoque une fois sur deux le déséquilibre ridicule d’au moins un des deux protagonistes…) n’ont perduré que chez les plus puérils d’entre nous. Dorénavant, on ne se touche plus. Du tout. On ne se serre plus la main, les joues ne se frôlent plus : les antiques rituels de la bise et du serrage de paluche sont devenus surannés, pour le plus grand plaisir des pisse-froid et des grands prêtres ascétiques de la sainte Moraline. Tout contact physique est proscrit, jusqu’à l’universelle accolade fraternelle. Seule subsiste la défiance à l’égard de l’autre, soupçonné de vouloir me salir ou me contaminer.

Sa proximité est devenue intolérable, sa figure source d’angoisse et de rejet. Comme si la bulle d’exclusion qui nous entoure sans cesse ne s’était pas tant élargie en repoussant plus loin les autres qu’elle s’était surtout durcie, au point de devenir une carapace hypersensible. Gare à celui qui fait mine d’approcher trop près ou esquisse un mouvement pouvant déboucher sur la rencontre de deux épidermes, ou des tissus les recouvrant : le recul est immédiat, accompagné d’un regard à la fois effrayé et lourd de reproches. Le seuil de tolérance à l’autre s’est considérablement abaissé. Ce n’est plus seulement sa présence que l’on ne supporte pas, mais jusqu’à son existence. Dans l’espace public, dans le métro de manière caricaturale, les sourires aux inconnus étaient incongrus, ils sont devenus suspects et sujets à répliques violentes. Il exsude dorénavant une haine vindicative de l’autre…

… qui peut se comprendre ! Les incivilités quotidiennes que nous subissons (et commettons !) érodent la patience et la bonne volonté, et anéantissent l’envie de participer à quelque chose de commun. « Haïssez-vous les uns les autres ! » paraît le nouvel impératif catégorique. Impossible de voyager en transports en commun sans devoir supporter les conversations hurlées au téléphone ou le bruit grésillant d’une « musique » imposée à tous, de sortir de chez soi sans jeter un regard inquiet de chaque côté, de traverser sans se préparer à la collision avec un cycliste ou un trottinettiste lancé à pleine vitesse et n’ayant pour les feux rouges, les trottoirs et la valetaille piétonne que le mépris hautain que confère l’assurance d’appartenir au Camp du Bien©… l’espace public privatisé, transformé en far-west où la « liberté » individuelle sert de prétexte à la réalisation immédiate de tous les caprices, entérine la fin de toute forme de politesse et d’égard envers ses semblables par des individus enfermés dans leur boursouflure égotique – bonne conscience et rien-à-foutrisme se disputent la domination monopolistique sur les nouilles trop cuites qui occupent l’espace vide entre leurs deux oreilles. Et ils n’ont rien à craindre puisque l’assentiment des élus leur est acquis.

Ces derniers jouent plus largement un rôle mortifère dans la déréliction anomique qui nous frappe, dans la guerre civile larvée que nous vivons, inconscients. Ayant définitivement abandonné toute perspective d’amélioration des conditions d’existence des citoyens, toute forme de combat social pour l’égalité et la justice, quel que soit leur parti, ils se contentent de (mal) gérer les affaires courantes et de faire passer pour des avancées civilisationnelles leurs contre-réformes sociales et leurs gesticulations sociétales. La société spectaculaire-marchande a effacé le politique, avec la complicité active des politiques. Rien n’en sort indemne, jusqu’à l’espace public dont la zadisation, nouvelle extension du domaine du moche, participe directement au mal-être des villes et des campagnes et provoque un profond sentiment de rejet. Alors que les électeurs leur ont confié la charge de les représenter et de veiller à leurs intérêts, ils s’enorgueillissent de pourrir l’existence de larges pans de la population, au nom de présupposés idéologiques simplistes qui découpent le monde entre le Bien (eux-mêmes et ceux qui leur ressemblent) et le Mal (tous les autres). Alors qu’ils ont la responsabilité de la sécurité de leurs administrés, ils décident, sciemment, de la réduire, par exemple, dans certaines municipalités, en diminuant, voire éteignant, l’éclairage public (c’est quand même dingue, en 2023, d’avoir peur en rentrant chez soi à 20h en hiver sur un grand axe du centre d’une métropole, parce qu’il n’y a plus de lumière !), en abrogeant, de facto, le code de la route, en menant une politique urbanistique criminelle, en tolérant la délinquance, etc. etc. En position démissionnaire, les politiques tentent de détourner les regards de leur incompétence par la mise en scène de vétilles, par la fabrication de faux débats à propos de broutilles, par l’hystérisation d’anecdotes… le divertissement prend son plein sens de pure diversion. Ils n’hésitent pas, surtout, à jouer avec le feu en encourageant les haines.

Dans ces conditions, le trop célèbre « sentiment d’insécurité » n’a plus rien d’un sentiment, alors que l’État abandonne des territoires toujours plus grands à la terreur qu’installe le lumpencaïdat avec la complicité actives d’élus locaux corrompus. Pour beaucoup de Français, l’insécurité se conjugue à tous les modes : culturel, économique, sanitaire, physique… terrain fertile pour les prêcheurs de haine de toutes obédiences. La construction de boucs émissaires et la chasse aux sorcières battent leur plein. Enseignants, fonctionnaires, artisans, commerçants, chefs d’entreprises, automobilistes, cyclistes, piétons, vieux, jeunes, riches, pauvres, blancs, noirs, musulmans, athées, juifs, hommes, femmes, homosexuels, hétérosexuels, etc. etc. : « dis-moi qui tu hais, je te dirai qui tu es » (et réciproquement).

L’autre a perdu toute valeur en soi, a cessé d’être considéré a priori comme un frère en humanité. Il n’est même plus une ombre indifférente que l’on croise sans s’arrêter. Dans la société de l’obscène, l’autre, déshumanisé, devient un potentiel ennemi dans la guerre hobbesienne de chacun contre tous.

Cincinnatus, 20 mars 2023

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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