Quand on n’a pas de père, on s’en choisit.
À R., mon grand-père
Je ne saurai jamais combien ta jeunesse fut souffrance, toi qui as guidé la mienne. Fils non désiré d’un capitaine d’infanterie, tu es né juste avant cette Grande Guerre qui l’a vu s’illustrer au front. Je conserve sa photo en uniforme – un médaillon dans le même cadre que la tienne – et son sabre en souvenir non de lui mais de toi. Premier de la fratrie, tu as subi les tourments d’une éducation « à la dure ». Et dès qu’il a pu, il s’est débarrassé de toi en t’envoyant, toi aussi, à l’armée. Militaire fils de militaire. Tes talents en mécanique et en rugby t’ont permis de monter en grade, au gré de tes affectations partout dans le monde. En Asie beaucoup, au Maghreb un peu, et puis dans cette grande île que tu as tant aimée, où tu t’es installé. Où tu as vécu la guerre, à ton tour. Une guerre bien étrange, si loin de la métropole. Ensuite : la retraite de militaire et le retour à la vie civile, entre les voitures, ta passion et nouveau métier, et ta famille – ton épouse et ta fille que tu as toujours adorée. Les raisons politiques, et même les horreurs que tu as vécues, sont anecdotiques devant ta volonté de lui donner la meilleure vie et la meilleure éducation possibles. Alors tu as choisi de quitter cette terre qui t’avait accueilli, où tu étais si heureux, pour retourner en France, avec elles. Ont suivi les déménagements successifs. Tes deux retraites ainsi que la bonne situation professionnelle de ton épouse, sans vous permettre de vivre dans le luxe, ont fait que vous n’avez guère connu de problèmes financiers. Ainsi as-tu pu, un an avant que je n’existe, t’installer au pied des Pyrénées, à quelques kilomètres de cette Méditerranée que j’aime tant grâce à toi. Tu as dessiné les plans et fait construire votre maison au milieu d’un grand jardin – immense et merveilleux terrain de mes jeux d’enfance. Tu avais tant voyagé que tu avais appris l’importance de la terre.
Tu étais déjà âgé quand j’ai débarqué, moi, l’unique fils de ton unique fille. Tu as su jouer les rôles à la fois de grand-père doux et protecteur, et de figure masculine et autoritaire. Alors que je n’avais pas quatre mois, venant enfin te rencontrer après la traversée de l’Atlantique, tu m’avais gardé la dernière prune du jardin. Tout le monde s’est récrié : un nourrisson ne peut pas manger une prune ! Fi ! Tu me l’as épluchée, j’ai suçoté le jus sucré et la pulpe acidulée. Naissait ainsi notre complicité. Toutes mes vacances se passaient chez toi. Tu m’apprenais à monter à vélo et à taper dans un ballon ; tu m’encourageais à sauter dans le vide depuis le parapet qui, plus haut que moi, m’effrayait ; tu me fabriquais un glaive en bois sur l’établi de ton atelier qui sentait toujours la sciure et le brûlé… et tu me parlais politique quand mamie me lisait de la poésie. Jaloux de ta liberté et de ton indépendance, tu les respectais et défendais aussi âprement pour les autres. Fervent gaulliste de la toute première heure, catholique ennemi des curés et des messes, forgé au feu d’une époque que je n’ai pas connue dans une conception rigoriste de l’ordre… sincèrement, je ne pense pas que nous aurions été amis si, plus âgé, j’avais connu l’homme que tu avais été, plus jeune : trop borné, trop à droite, trop différent. Peu importe : tu demeures ce vieux monsieur chauve et moustachu dont la sieste, sacrée, ne devait en aucun cas être troublée et qui m’a engueulé, protégé et encouragé, toujours avec une infinie tendresse. Tu m’as appris l’honneur et la noblesse d’âme, ainsi qu’un souverain mépris de la médiocrité. Si tu ne comprenais pas très bien ce que je faisais, ta fierté et ta confiance en moi n’avaient pas de limite. Jusqu’à la fin. Même dans cette maladie horrible qui vidait parfois ce si beau regard, autrement capable de varier du gris argent au bleu nuit en fonction des humeurs du ciel et de ton cœur. Ta mort, la première que j’aie connue de si près quoique je ne fusse déjà plus alors un enfant, a été ta dernière leçon. Je n’ai pas su te pleurer avant de longs mois.
À B., mon professeur et ami
Tu étais l’un des plus grands esprits de ce temps. Un météore d’intelligence et d’humanité dans une époque bête à crever. Combien de génies disparaissent sans être justement entendus du monde ? Du début à la fin, tu as été en avance. Enfant plus que brillant, tu as mené en parallèle thèse de philo et conservatoire à l’âge où les autres gamins n’ont même pas encore le bac. Tu étais pressé d’en finir, d’être vite indépendant, de partir, même si cela déchirait ta mère que tu aimais tant, de t’éloigner de ce père qui t’était étranger, qui t’a refusé le destin que t’offrait l’illustre compositeur, venu un soir leur expliquer tes dons uniques. « Lui ? Il ne sera jamais capable de rien. Et la musique c’est trop cher et ça ne fait pas vivre. » Voilà les paroles que, bien des années après, tu m’as rapportées, de ton air détaché, amer et provoc. Il l’a mis à la porte, avec mépris, sans savoir qui il était. Partie remise : tu n’as jamais quitté la musique et elle devait t’en remercier, plus tard. Ce fut donc d’abord, nécessairement, la philo. L’enseignement, à des gamins parfois plus âgés que toi. Et puis tu avais ton épouse, que tu n’as jamais cessé d’aimer malgré la vie, la séparation et le réel – une femme remarquable dont je me souviens comme je me souviens de ta douleur à sa disparition. Et ta fille que tu as eu si jeune et à qui tu as donné le prénom de cette vieille Russe aux doigts perclus d’arthrose qui, la première, t’a appris le piano – et quel beau prénom pour un philosophe ! Ta fille, à raison, le plus grand amour de ta vie.
Avant toi, je pensais ne pas être fait pour la philo mais pour les sciences, comme si c’était incompatible. Le premier cours, cette première rencontre m’a jeté à la figure ces préjugés stupides. Tu avais l’habitude d’enseigner cette drôle de matière – lettres-philo – à des taupins bourrins. Tu savais comment nous apprivoiser. Tu as débuté par les coulisses de la mythologie. Je me souviendrai toujours de nos tronches rongées d’hormones frétillantes quand tu as développé avec force détails les histoires de coucheries des héros antiques. Démago ? non : terriblement malin. Car derrière la provoc qui nous séduisait, il y avait la rigueur intellectuelle, la puissance de la pensée, la passion contagieuse pour la philo. Oh ! Contrairement aux animaux de la fable, tous n’étaient pas frappés parmi nous… je le fus au premier regard. Comme un coup de foudre. Le commencement d’une formidable relation amicoureuse incandescente et pure de toute ambiguïté autre que celle de deux âmes millénaires qui se reconnaissent comme sœurs. Rapidement, tu m’as confirmé la réciprocité de mon sentiment. Ainsi ont pu débuter les échanges épistolaires, les courriels écrits et lus au profond de la nuit, les confidences intimes, jamais exprimées même aux plus proches, tout cela jaillissait comme autant d’évidences. Tout le monde connaissait notre amitié, personne n’en prenait ombrage ; sans jalousie, ils en admiraient la puissance. Combien de fois ai-je pris l’autoroute pour aller dîner chez toi et vivre ces discussions intenses jusqu’à pas d’heure. Selon ton expression, nous réussissions dans nos envolées à être à la fois très cons et très intelligents. J’apprenais tant auprès de toi. Tu m’as ouvert un monde. Tu m’as tout fait découvrir : la philo, la littérature, le cinéma, l’histoire… Je me souviens du choc esthétique lorsque tu m’as montré l’une de tes dernières découvertes : le Swan Lake mis en scène récemment par Matthew Bourne. J’en revois toujours le DVD avec des larmes d’émotion pure. On a tous un prof qui a changé notre vie, déclinaison de l’archétypal Germain de Camus. Tu as été plus que cela pour moi : un mentor, un grand frère, un guide, un père, un ami… un fils aussi parfois quand tu me racontais tes conneries nocturbaines avec un mélange de fierté et de dégoût, et que tu attendais de moi rires et remontrances. Tu m’as appris à lire, à écrire et à penser. Nous partagions cette passion immarcescible pour la Méditerranée, encore et toujours elle. Tes voyages amoureux en Algérie à une période où si peu de Français s’y aventuraient. Sa lumière t’a inspiré ton roman, si personnel après tes autres ouvrages si brillants sur la Renaissance. L’écriture, la pensée ne te suffisaient pas : le cœur, c’était ta musique. Tu n’as jamais vraiment cessé de composer depuis tes études. Tu as réussi à la faire jouer, outre-Atlantique d’abord, et puis finalement chez nous. Je suis fier de t’avoir inspiré cette toute petite phrase musicale, dans ton concerto pour piano, qui me rappelle celle de Vinteuil. Triste ironie : c’est au moment où la fièvre de la composition était la plus forte et où la reconnaissance enfin venait, que la saloperie s’est repointée. Déjà, quinze ans avant, lorsque nous nous découvrions, tu avais dû l’affronter. Tu avais gagné et la narguais avec tes trois paquets et demi par jour. La deuxième fois, elle ne t’a pas laissé une chance. Même si tu m’as toujours menti sur ton âge réel, coquetterie de séducteur, tu étais bien trop jeune. Tu avais encore au moins une vie ou deux devant toi. Et tant à apporter – à nous et au monde. Tant à dire, tant à transmettre, tant à écrire et à composer, tant à aimer et à rire. Il n’est pas un jour depuis cet été il y a quatre ans, que je ne pense à toi, ravagé par le chagrin, chaviré par le souvenir.
À F., mon beau-père
Tu es né entre les deux guerres au sein d’une grande fratrie. Comme plusieurs de tes frères et sœurs, tu as tôt été dirigé vers les ordres. De là, entre autres, te sont venus cette immense culture et ce sens de l’humain que l’on admirait tant chez toi. Tu as vécu ta première vie au sein de l’Église. Je t’imagine très bien en jeune prêtre capable de réconcilier avec la religion par ton intelligence, ton écoute et ton humour. Et puis, comme beaucoup d’autres à cette époque, tu as choisi de tourner le dos à cette vie, de quitter ce cadre. Tu t’en es expliqué, plus tard, dans un livre. Il a dû te falloir un courage incroyable, contrairement à ce que tu pouvais parfois affirmer avec un subtil mélange d’humilité et de provocation, pour rompre ces amarres. Pour fonder un foyer. Sublime récompense : ta fille, que tu as eue à l’âge où la plupart deviennent grands-pères et qui a tant hérité de toi. Cette fille que tu as chérie, dont tu t’es si bien occupé avec un amour et une tendresse rares. J’ai toujours aimé cette complicité exceptionnelle entre vous. Comment ton apparent cynisme s’effaçait de ton regard dès qu’il se portait sur elle. Et, de son côté, l’émotion quand elle raconte vos escapades improvisées en voiture qui vous ont menés, sur un coup de tête, de région parisienne jusqu’en Italie. Elles ressemblent à celles que, des décennies avant, tu avais vécues avec sa mère en traversant le rideau de fer pour aller y voir, par vous-mêmes, un autre réel. Cette relation unique, si belle, que tu entretenais avec ta fille, n’a jamais été aussi visible que lorsque nous nous sommes mariés l’année dernière, quelques mois avant ton brutal coup au cœur. Merci d’avoir été là pour ce jour si important.
Quelles étaient les chances, pour moi, de tomber, il y a une dizaine d’années, sur un beau-père pareil, féru de politique, de philosophie et de bidouille informatique ? Geek intellectuel, tu me disais Thomas d’Aquin et Teilhard de Chardin, je te répondais Arendt et Nietzsche ; ensemble, nous nous enflammions sur Mélenchon, Hollande, Sarkozy et la prochaine présidentielle, et enchaînions sans transition sur tablette numérique, carte mère et serveur ftp… avec toujours un verre de Vacqueyras à la main. J’appréciais ta curiosité, plus large, plus ouverte, plus avide que chez les jeunes gens. Je m’abreuvais à ton immense culture, apprenant toujours grâce à toi quelque chose de neuf et précieux. Je riais avec toi de cette franchise qui envoyait paître les convenances. J’ai même appris à aimer ton tic de langage, qui était bien plus que cela : ce « non » qui ouvrait chacune de tes phrases. Auquel tu apportais moult subtiles variations, comme lorsque tu improvisais tes compositions au piano, encore une de tes passions d’esthète. J’ai été interloqué, au début, lorsque je ne te connaissais pas encore suffisamment, de t’entendre toujours débuter ainsi : « noooon… ». Et puis, peut-être ai-je compris. Je crois que ce « non » était le signe de ton exigence intellectuelle. Il ne s’agissait pas pour toi de dire à ton interlocuteur « tu as tort », « ce que tu racontes est faux » ni « je ne suis pas d’accord avec toi ». Mais bien plutôt « creuse plus profond, va plus loin, embrasse plus large ». Ce « non » rappelait l’infinie complexité du réel que nous ne pouvons appréhender dans son entièreté. C’était presque un « non »… socratique. Une injonction, un commandement : « tu penseras ». Tu t’es imposé cette hygiène intellectuelle jusqu’à ces jours de novembre. Il y a un an déjà. Depuis, nous essayons d’avancer sur ce chemin, ton image gravée en nous.
Cincinnatus, 19 décembre 2016
Merci pour ce magnifique hommage qui me touche beaucoup et fait affleurer quelques lignes qui se croisent avec les miennes….
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Merci à vous, chère Aline, pour votre lecture bienveillante mais toujours juste.
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Je vous exprime ma reconnaissance pour ce texte, dans tous les sens du terme, y compris lorsqu’on associe le mot à dette. Je distingue dans ces trois hommages la persistance d’une joie inaltérable à vous transmise par ces trois figures tutélaires et aimantes dont le seul mot d’ordre semble avoir été de se laisser vivre, véritablement, avec amour, attention, discipline, abandon aussi, jusqu’à ce que mort, comme il se doit, s’ensuive. Hautes destinées qui font une leçon de philosophie, une leçon de morale, une leçon de courage.
« Salut et Fraternité ! » (avec toutes les nuances de respect et de distance que je vous dois)
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Je vous remercie pour votre commentaire qui me touche sincèrement.
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Papier splendide et très touchant. Félicitations.
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Je vous remercie sincèrement.
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Votre texte est très touchant !
Il me fait penser à un texte de Jorge Luis Borges : L’arbres des amis (c’est un peu long…) :
« Il existe des personnes qui nous rendent heureux dans la vie, par le simple hasard de les avoir rencontrées sur notre chemin. Quelques-unes parcourent le chemin en entier à nos côtés, et voient passer beaucoup de lunes, mais il en est d’autres que nous voyons à peine, d’un pas à l’autre. Toutes, nous les appelons amies, et il en est plusieurs sortes.
Chaque feuille d’un arbre pourrait caractériser un de nos amis. Les premiers à éclore du bourgeon sont notre papa et notre maman qui nous enseignent ce qu’est la vie. Ensuite, viennent les amis frères, avec lesquels nous partageons notre espace pour qu’ils puissent fleurir comme nous.
Nous en arrivons à connaître toute la famille des feuilles, nous la respectons et lui souhaitons du bien.
Mais le destin nous présente d’autres amis, ceux dont nous ne savions pas qu’ils allaient croiser notre chemin. Parmi ceux-là, il y en a beaucoup que nous appelons amis de l’âme, du cœur. Ils sont sincères et vrais. Ils savent lorsque nous n’allons pas bien, ils savent ce qui nous rend heureux.
Parfois un de ces amis de l’âme étincelle en notre cœur, nous l’appelons alors ami amoureux. Il met du brillant dans nos yeux, de la musique sur nos lèvres, fait danser nos pieds et chatouiller notre estomac.
Il existe aussi des amis d’un temps, peut-être de vacances, de quelques jours ou de quelques heures. Pendant ce temps où nous sommes à leurs côtés, ils s’habituent à mettre de nombreux sourires sur nos visages.
Parlant de près, nous ne pouvons oublier les amis lointains, ceux qui se trouvent au bout des branches et qui, lorsque souffle le vent, apparaissent d’une feuille à l’autre.
Passe le temps, s’en va l’été, l’automne s’approche et nous perdons quelques unes de nos feuilles, certaines naîtront lors d’un autre été et d’autres restent pendant plusieurs saisons.
Mais ce qui nous réjouit le plus, c’est de nous rendre compte que celles qui tombèrent continuent d’être proches, en alimentant notre racine de joie. Ce sont les souvenirs de ces moments merveilleux lorsque nous les avons rencontrés.
Je te souhaite, feuille de mon arbre, paix, amour, santé, chance et prospérité. Aujourd’hui et toujours… tout simplement parce que chaque personne qui passe dans notre vie est unique. Elle laisse toujours un peu d’elle-même et emporte un peu de nous. Il y a celles qui auront emporté beaucoup, mais il n’y en a pas qui n’auront rien laissé.
C’est la plus grande responsabilité de notre vie et la preuve évidente que deux esprits ne se rencontrent pas par hasard. »
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Merci pour ce beau texte que je ne connaissais pas.
Cincinnatus
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Merci de partager tes peres choisis avec nous.
Je suis sure qu’ils sont tous les trois extremement fiers de l’homme que tu es.
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Quand je saurai comment faire, je vous enverrai le texte que mon mari écrivit en hommage à son père, et qui fut édité dans une revue de poésie.
Marie.
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