L’écriture excluante

Les membres de l'Académie venant offrir au Roi le Dictionnaire de l'Académie
Les membres de l’Académie venant offrir au Roi le Dictionnaire de l’Académie (1694) / La preuve du complot !

L’écriture dite « inclusive », sous toutes ses formes – féminisation anarchique des titres et professions, épuration de la langue de toutes ses scories misogynes fantasmées, invention délirante de nouveaux termes aussi laids qu’inutiles, destruction des mots et de l’étymologie par le point médian, etc. –, multiplie les exemples de manipulations de la langue à la diagonale de l’inculture et de l’idéologie [1].


Sommaire :
Précieux ridicules
Scientifiques en carton
Idéologues militants
Violents manipulateurs
Tartuffes du féminisme
Destructeurs du monde commun


Précieux ridicules

À lire les horreurs qu’ils lui font subir, les propagateurs de cette révolution orthographique et grammaticale semblent avoir un rapport pathologique à la langue. Obsédés par les « structures patriarcales » qu’ils croient y découvrir, ils traquent dans chaque mot, dans chaque expression la trace de leur monomanie. Tout absorbés par leurs tripatouillages idéologiques, ils passent à côté de l’essence-même de la langue. Le plus obscur écrivaillon qui s’acharne à faire sonner sa phrase correctement comme le plus modeste lecteur qui s’émerveille devant un vers de La Fontaine comprennent mieux la langue que ces experts autoproclamés. Liberté, poésie, joie, jeu, bizarreries réjouissantes de la langue française : tout cela leur échappe. Leur ressentiment les aveugle ; leurs idéaux de pureté anesthésient leur humanité.

Les nouveaux précieux ridicules marient à merveille pédantisme et bêtise. Leurs inventions prêtent à rire tant leurs obsessions s’incarnent en des objets grotesques : qu’un mot ait le malheur de paraître un peu trop « masculin », il doit être châtié ! Et tant pis pour l’étymologie dont ils se fichent éperdument ! La crétinerie d’un « a-women » [2] ne se cantonne pas à quelques esprits dérangés américains… elle imprègne aussi des cerveaux français responsables des aberrants « femmage » (parce que dans « hommage », il y a « homme » !), « matrimoine » (le « patrimoine », c’est mâle, donc c’est mal !) ou, récemment « Dieu.e » ! Tant de stupidité, tant d’inculture, ça laisse pantois. Et pourtant ces « trouvailles » séduisent les cuistres qui se croient très malins et si « disruptifs » [3]. Quelle haine de la langue faut-il développer pour en arriver à de telles imbécillités !

Cette chasse aux mots-sorcières se fonde sur une prémisse inepte selon laquelle le mot et la chose se confondraient. Le genre d’un mot n’a pas de relation nécessaire avec celui de la chose qu’il désigne : bien des femmes sont des génies ou des tyrans, beaucoup d’hommes des crapules ou des victimes – quant à l’idée folle d’inventer un « victim » ou un « crapul », j’en soupçonne quelques-uns d’y avoir déjà pensé et d’attendre le bon moment pour la balancer publiquement. Et les mâles de l’hirondelle et de la girafe ? et les femelles de l’épervier et du homard ? Quant à l’aigle, masculin au singulier et féminin au pluriel lorsqu’il désigne le symbole d’empire, il y a de quoi devenir chèvre – ou bouc. Tous ces enfantillages sont pathétiques [4].

Ils sont surtout une marque de reconnaissance – le signe extérieur d’appartenance à une classe. Ces petits-bourgeois, nouveaux archétypes des « philistins cultivés » si bien décrits par Hannah Arendt, se créent là un moyen de distinction. C’est la première manière dont cette écriture dite « inclusive » se montre en réalité excluante : son objectif premier est d’isoler cette coterie de fats du reste de la population. Cette caste de demi-instruits s’invente un langage propre par snobisme, tient un discours victimaire dans lequel la grammaire est l’agresseur imaginaire et se donne des frissons de subversion en violant une langue qui ne leur a rien fait. Pour marquer plus encore leur différence, ils enrobent leurs élucubrations d’une enveloppe indigeste de jargon pseudo-intellectuel.

Ils profitent d’ailleurs pour cela d’une mode insupportable dans certaines sciences humaines et sociales qui consiste à vouloir « faire scientifique » en obscurcissant volontairement les discours sous des couches superposées de barbarismes ronflants. Comme si la boursouflure du style pouvait masquer le simplisme des idées ! Ainsi nos « inclusivistes » accumulent-ils les mots ne répondant à aucune définition claire ni précise pour produire des énoncés tout sauf scientifiques. Ils font passer la juxtaposition de sentences prétentieuses pour des démonstrations et si leurs salmigondis sont incompréhensibles, c’est pour une excellente raison : il n’y a rien d’autre à y comprendre que leur vacuité et le néant de leur pensée. Ce qu’ils racontent paraît très compliqué alors que ce n’est… qu’idiot. Il n’y a là que truismes et pétitions de principes énoncés avec affectation. Molière se régalait de leurs ancêtres : il croquerait sans doute avec joie ces nouveaux précieux ridicules qui font tant de bruit avec si peu d’esprit [5].

Scientifiques en carton

Cette caste jargonnante met en avant une scientificité usurpée pour s’immuniser contre toute critique. Les tartuffes donneurs de leçons confisquent l’argument d’autorité tout en jetant aux orties toute méthode scientifique – peu étonnant que pour sources et références, leurs bibliographies ne mentionnent que des ouvrages écrits… par leur propre secte ! Ils mélangent faits et opinions, et se réclament de la Science alors qu’ils ne se livrent qu’à des interprétations dirigées par leurs préjugés ! Ainsi, par exemple, les linguistes idéologues et militants prétendent-ils que « seul compte l’usage » mais s’empressent de le forcer, d’imposer à la langue des modifications qui n’ont rien à voir avec l’usage, et manipulent les mots et la grammaire en fonction de leurs intérêts personnels. Pas question de science ici, contrairement à ce qu’ils affirment, seulement d’une volonté pure à laquelle les prétentions scientifiques servent de cache-sexe.

La confusion est au cœur de leur entreprise de destruction de la langue : par inculture ou mauvaise foi, ces charlatans confondent langue, discours, pensée et réel et font fi des liens complexes qui les unissent. Si les individus, leurs opinions, leurs discours et leurs actes peuvent être sexistes, la langue ne l’est pas. Prétendre une identité entre les mots et les choses qu’ils désignent est une sottise. La langue n’est pas le contenu mais le contenant – elle est indifférente à ce qu’elle dit. L’idée de « représentation » lui est parfaitement étrangère. Tout particulièrement, « masculin » et « féminin » ne signifient pas la même chose selon qu’ils sont utilisés en grammaire ou dans le monde social. Les êtres vivants ont un sexe – les mots : non ! Dire d’un mot qu’il est de genre « masculin » ou « féminin » ne fait référence à aucune caractéristique sexuelle mais bien formelle [6]. S’il y avait un lien direct entre le sexe de la chose et le genre du mot, alors toutes les langues auraient des fonctionnements identiques – ce qui est ridicule !

Accuser la grammaire de sexisme, c’est comme accuser la pluie d’être méchante parce qu’elle nous mouille. La grammaire se contrefiche de toutes ces histoires : elle n’a pas d’intention et n’est manœuvrée par aucun complot ni projet politique… autre que celui des « inclusivistes ». Elle n’est qu’un ensemble de conventions descriptives qui permettent l’usage commun de la langue. L’orthographe sert à représenter les sons, elle offre une base commune, partagée par tous les locuteurs d’une langue (c’est notamment pourquoi une écriture imprononçable – ah ! ce fameux « point médian » ! – est une absurdité).

Nos « inclusivistes » font pourtant croire à une forme de déterminisme simpliste à partir de la langue. Celle-ci serait unilatéralement responsable, non seulement du contenu de nos pensées, mais surtout de la réalité sociale. Une telle négation de la complexité des liens qu’entretiennent langue, pensée et organisation sociale confine à l’escroquerie intellectuelle : s’ils avaient raison dans leur réduction simpliste, pourquoi tous les locuteurs d’une même langue ne pensent-ils pas de la même manière ? comment les sociétés peuvent-elles évoluer, en particulier en matière de relations entre les sexes et de droit des femmes, alors que la langue est restée, à les en croire, fondamentalement patriarcale jusqu’à leur arrivée ?

Et puis les différences entre les langues devraient, si on suit leur raisonnement, impliquer des différences profondes des conditions de la femme.
En français, il n’y a pas de neutre à proprement parler mais un genre non marqué, qui se confond le plus souvent avec le masculin pour désigner les humains ; l’étymologie l’explique très simplement, le masculin français descendant du masculin et du neutre latins ; quant au pluriel, il est « inclusif » par excellence puisqu’il regroupe masculin et féminin sans avoir à se poser de question.
Mais d’autres langues fonctionnent autrement, chacune construisant le genre grammatical indépendamment des évolutions de l’ordre social. Le basque, le hongrois ou le turc ne connaissent pas le genre grammatical : la condition des femmes est-elle de ce fait identique dans les sociétés qui parlent ces langues ? D’autres possèdent un neutre : en quoi permettent-elles une meilleure « inclusion » des femmes que dans notre horrible société francophone patriarcale ? D’ailleurs, en allemand, la femme est… neutre (Das Weib) : que faut-il en conclure ? Quant aux sociétés anglophones, où le neutre du vieil anglais a quasiment disparu, seraient-elles plus « inclusives », plus « égalitaires » ? Désolé mais non, pas vraiment !

Idéologues militants

Le projet « inclusiviste » montre ainsi son vrai visage : une idéologie en action, une vision du monde, de l’homme et de la société, une volonté de transformer le social pour faire advenir hic et nunc une utopie préfabriquée. Il n’est plus question de science dans ces élucubrations. « De fait, imaginer qu’une langue comme structure véhicule de l’idéologie est un parti pris interprétatif qui ne relève plus des sciences du langage. On aborde là les rives de la croyance et du préjugé, du jugement moral et de la psychologie des peuples [7]. » Les pseudo-scientifiques apparaissent pour ce qu’ils sont : des militants, des activistes.

Au cœur de leur idéologie, un fantasmatique complot masculin contre les femmes par le moyen de la grammaire. Pour le justifier, on va jusqu’à invoquer les mânes de grammairiens des 17e ou 18e siècles (que l’on cite approximativement en interprétant complaisamment leurs écrits), grands ordonnateurs de la fabrication machiste de la langue – et peu importe, d’ailleurs, que cela soit quelque peu contradictoire avec le credo selon lequel « c’est l’usage qui commande » ! Tout ce qui compte, c’est que ce raisonnement (parfaitement anachronique) leur permet de se faire passer pour les défenseurs de victimes absolues, c’est-à-dire de revêtir l’uniforme du camp du Bien©.

Conformément au fonctionnement de toute idéologie, il faut tordre le réel pour le conformer à la Weltanschauung. Tout phénomène est interprété pour renforcer l’idée centrale qui fonde l’idéo-logie. Jusqu’à l’absurde. Ainsi les « inclusivistes » voient-ils, par exemple, dans les noms de métiers la volonté masculine d’une domination écrasante qui prohiberait, pour les femmes, l’exercice des professions les plus nobles. Encore une fois, la confusion est totale entre langue et normes sociales : ce n’est pas parce qu’on dit « un médecin » que pendant longtemps seuls les hommes ont pu exercer la médecine ! Réciproquement, la féminisation des noms de métiers ne change strictement rien à la réalité sociale. Et que dire des professions pénibles ou ingrates, exercées par des hommes : s’il n’existe pas de féminin, est-ce parce que les hommes ont là aussi voulu en exclure les femmes ?

La langue n’a rien à voir avec la sociologie et les linguistes qui s’y laissent prendre trahissent leur inculture et leurs préjugés. Ce n’est pas non plus une science exacte : ces curés froids affirment observer et analyser la langue comme d’autres observent et analysent des particules élémentaires. Tristes sires et sombres tartuffes : non seulement ce ne sont là que des mensonges puisque, loin de s’astreindre à une stricte et impossible neutralité axiologique, tous leurs travaux sont guidés par leurs idéaux politiques ; mais surtout, faute de saisir la nature-même de leur objet d’étude – la langue, phénomène complexe – ils l’assèchent et l’assassinent en l’expurgeant de tout ce qui la rend vivante. Beaucoup de physiciens, bien plus intelligents (et plus humains) que ces Savonarole de village, savent trouver dans leur discipline les émois esthétiques que les linguistes « inclusivistes » bas-du-front s’interdisent dans la leur.

Obnubilés par leur ressentiment, ces nouveaux prêtres ascétiques rêvent de purification du monde par le feu… et, petits bras, préfèrent s’attaquer à la langue, adversaire qui ne peut guère leur répondre. Ils sont ivres de leur pureté idéologique, persuadés de la justice exclusive de leur croisade, assurés d’incarner seuls le Bien. Peu étonnant, donc, qu’ils rejoignent les autres mouvements identitaires dans leur bigoterie acrimonieuse. Un continuum voire une coalescence s’établissent comme une évidence avec indigénistes, décoloniaux et autres racialistes prétendument de gauche, par l’intermédiaire de l’idée fumeuse d’intersectionnalité.

Oh ! Tous les utilisateurs de l’écriture prétendument « inclusive » ne sont pas les promoteurs acharnés de cette idéologie ! Loin de là ! Ils n’en sont pas moins les vecteurs inconscients… et efficaces. Ils croient avoir trouvé le moyen de « donner une plus grande visibilité » aux femmes, sans se rendre compte de la vanité d’une telle proclamation. Les combats féministes en sont-ils réduits au cosmétique ? Même des féministes universalistes ne voient pas le piège et s’y laissent prendre. La grande force de l’idéologie est de s’afficher sous les habits de principes difficilement discutables et de donner la possibilité de se montrer généreux à moindre frais. Le naïf propagateur de l’idéologie se croit défenseur d’une cause noble et reçoit une rétribution symbolique, simpliste et immédiate. Les prêtres ascétiques sont maîtres pour flatter l’ego des velléitaires paresseux.

Violents manipulateurs

Dans un mélange paranoïaque de dénonciation et de prescription, on se persuade ainsi que la langue est un produit manufacturé, conçu par des masculinistes réunis en conclave pour s’attribuer les meilleurs signes linguistiques – et que l’on peut en devenir le nouveau fabricant. [8]

Il y a une hybris débordante qui s’exprime dans la volonté de manipuler la langue pour manipuler les esprits, une arrogance folle chez des individus qui entendent plier la langue à leurs caprices. La moraline en étendard, les « inclusivistes » assument ouvertement vouloir artificiellement, brutalement, idéologiquement, violer la langue pour des lubies et des intérêts personnels. Ils feraient mieux de montrer un peu plus d’humilité devant un phénomène qui dépasse infiniment leurs croisades nihilistes. Mais ils préfèrent appliquer scrupuleusement les méthodes bien connues de création d’une novlangue dont l’objectif avoué est la direction des pensées : maîtriser les mots, le vocabulaire, la grammaire, la langue, pour maîtriser les esprits. Bien plus qu’une mode que les optimistes imaginent voir disparaître dans un proche avenir, nous assistons à la création, par des docteurs Frankenstein idéologues, d’une nouvelle langue à visée hégémonique.

Quant à ceux qui s’opposent à ce programme antipolitique, ils ont intérêt à avoir les reins solides ! Que l’on ne s’avise pas de relever les apories des « inclusivistes » si l’on n’appartient pas au cénacle : tout argument est rejeté sans discussion si l’on n’est pas soi-même linguiste – ou comment confisquer, encore, l’argument d’autorité de manière bien contradictoire avec le principe tant vanté selon lequel « le français est à nous » [9]. Ce « nous » révèle ici combien il est exclusif : la langue appartient aux linguistes « inclusivistes », seuls autorisés à la trafiquer comme bon leur semble. Heureusement, au sein de leur discipline, d’autres linguistes, sérieux, commencent à donner de la voix et à refuser les intimidations dont les « inclusivistes » se rendent coupables. La tâche est rude : dénoncer les turpitudes faussement scientifiques et vraiment idéologiques les expose à des déchaînements plus agressifs encore.

Car les pleutres gourous savent parfaitement jouer des outils à leur dispositions – réseaux sociaux en tête – pour lâcher les meutes organisées et fanatisées sur leurs contradicteurs. La bêtise, comme souvent, cherche à soumettre avec violence, n’hésitant pas à utiliser l’intimidation et l’invective, la diffamation et la censure. L’entrisme très actif dans les milieux universitaires a un succès indiscutable : des courriels internes aux communiqués de presse, des annonces de colloques aux appels à projets, la plupart des documents sont écrits dans ce sabir – et gare à ceux qui s’en offusquent ou refusent d’appliquer le nouvel ordre grammatical ! Ils sont ostracisés, et leurs carrières bloquées par les prêtres ascétiques du « progressisme » qui étendent leur pouvoir en distribuant places et thèses de complaisance à leurs zélés petits soldats.

Les nouveaux inquisiteurs font régner dans le petit monde de l’enseignement supérieur et de la recherche une terreur morale. Leur propagande tourne à plein régime et, sous couvert de bons sentiments, l’idéologie s’impose avec une très grande brutalité. Quelle imposture de se dire sans cesse victimes alors qu’ils exercent un pouvoir démesuré sur les consciences ! Leurs velléités de mener une « révolution culturelle » à la chinoise, afin d’éradiquer toute pensée déviante, en font de zélés censeurs aux méthodes de petites frappes ; ces milices intellectuelles font office de police de la pensée et de la langue. La doctrine s’installe d’autant mieux que la veulerie et la lâcheté dominent dans ces temples de la raison dorénavant abandonnés des Lumières. La tyrannie insupportable qui accompagne la victoire de l’obscurantisme à l’université doit cesser ! Ces mafias doivent être démantelées !

Tartuffes du féminisme

La novlangue retourne le sens des mots et leur fait dire l’inverse de ce qu’ils signifient. Ainsi, derrière le projet « inclusiviste », n’y a-t-il que de l’exclusion. Exclusion de ceux qui ne pensent pas comme eux ou qui s’opposent à ces billevesées, mais exclusion, également, au sens absolu du terme, par l’éclatement volontaire du monde commun et par le combat assumé contre l’universalisme. Les femmes, alibi des « inclusivistes », en subissent les conséquences les plus graves.

Les discours véhéments sur l’égalité visent en réalité à attiser une guerre des sexes. Quelle tristesse de ne concevoir les relations entre les individus qu’en termes agonistiques, ignorant volontairement les charmes de la complexité… même s’il ne faut pas s’en étonner : tout leur business repose sur l’exacerbation des haines. À tel point que leur intérêt véritable pour les causes féministes paraît bien douteux ! Les tartuffes du féminisme démontrent leur sexisme par leur obsession à distinguer les hommes et les femmes. Sans chercher toutefois la moindre cohérence puisque chacun y va de sa graphie, de son petit code personnel, souvent inabouti et appliqué sans rigueur. Après tout, seule compte la démagogie et peu importe qu’on ne signale le féminin que de temps en temps, quand ça arrange.

L’usage des mots épicènes, par exemple, est à ce sujet assez savoureux [10], dont les tentatives de féminisation sacrifient la cause des femmes en les excluant de fait de l’universel. Dire que Marguerite Yourcenar est « parmi les plus grandes auteures » n’est pas la même chose que dire qu’elle est « parmi les plus grands auteurs » – dans le premier cas, elle ne brille qu’au sein d’un sous-groupe, alors que dans le second elle supplante la plupart des écrivains, nonobstant leur sexe. D’ailleurs, rien n’empêche d’interpréter à l’inverse des « inclusivistes » le fait que le genre non marqué se confonde avec le masculin : avec des arguments pas moins valables que les leurs, on pourrait affirmer que le masculin se retrouve noyé dans la généralité, dans la neutralité, alors que le genre marqué met le féminin à l’honneur, le singularise – le féminin « invisibilise » ainsi le masculin, pour utiliser les mêmes barbarismes jargonnants que nos « inclusivistes ». Bref, tous ces enfantillages ne sont pas sérieux, on l’a vu, mais ils desservent surtout les femmes en les faisant passer pour de pauvres victimes d’une méchante grammaire machiste.

Plus grave encore, l’invention du « féminicide » (toujours pour de très généreuses raisons… l’enfer, les bonnes intentions…) afin de faire pièce à l’« homicide ». Or, en latin, homo n’est pas vir, c’est un universel qui rassemble ; en extraire les femmes revient à nier l’égalité, à dire que leur vie n’est pas égale à celle des hommes, qu’elles sont d’essence différente. Ce n’est pas en en faisant une humanité à part qu’on accroît leur liberté comme émancipation. La cécité sur le genre demeure le plus grand service à rendre aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Lors de l’audition d’un instrumentiste derrière le rideau, on ne juge que son talent – pas ses chromosomes.

Censément « inclusive », cette écriture repose donc sur un principe ségrégatif qui s’exprime de moult manières [11] et qui bâtit un mur de séparation entre les sexes. L’écriture dite « inclusive » sépare, différencie, oppose partout où elle peut s’immiscer et où ses promoteurs peuvent s’exhiber pour faire fructifier leur petit business de la haine et du ressentiment. Les ratiocinations des militants concernent bien autre chose que l’égalité entre les femmes et les hommes, qui n’a pas besoin de telles distractions futiles. Au contraire : la focalisation sur ces questions parasite la réflexion sur les facteurs réels des inégalités. La lutte pour l’amélioration des conditions d’existence des femmes dans la société ne passe pas par le viol de la langue ni par l’exclusion explicite. Pire qu’un faux combat paresseux, c’est souvent un leurre qui permet d’enfoncer plus encore les femmes dans une dépendance aux pires archaïsmes, en général religieux.

En effet, on a vu que la notion d’intersectionnalité est utilisée comme pont entre les thuriféraires de l’écriture dite « inclusive » et les mouvements indigénistes, décoloniaux, etc. qui militent eux-mêmes pour une « inclusivité » prise cette fois-ci au sens racial. Le problème principal des intersectionnels, c’est que lorsque les combats qu’ils prétendent mener conjointement deviennent contradictoires, le plus souvent entre égalité des femmes d’une part et défense des conceptions religieuses les plus rétrogrades d’autre part, alors le choix se fait toujours au détriment des femmes. Pour le dire autrement, ces faux-jetons du féminisme se plient volontiers aux injonctions des religieux les plus orthodoxes, de telle sorte que l’intersectionnalité est l’excuse des autoproclamés « progressistes » pour se donner bonne conscience lorsqu’ils sacrifient les intérêts des femmes à ceux des pires bigots.

Destructeurs du monde commun

La langue n’est pas un outil au service d’intérêts privés cherchant, sous prétexte de « justice », à se venger de crimes imaginaires. Le sexisme est dans le voile islamique, symbole de l’infériorité de la femme, pas dans l’orthographe ; il est dans les orthodoxies et orthopraxies religieuses, pas dans la grammaire ; il est dans les inégalités sociales et professionnelles, pas dans les noms de métiers ; il est dans les violences faites aux femmes, de la femme battue à la fillette excisée, pas dans le genre des mots. Les fronts sont multiples et ceux qui se trompent de combat ne le font pas à la légère. Ils excluent en érigeant des murs entre les sexes, en opposant les hommes et les femmes, en découpant l’humanité en catégories antagonistes, en forteresses de l’entre-soi érigées dans l’objectif belliqueux d’anéantissement de l’autre.

Le point médian en est le symbole, qui éclate les mots, détruit les étymologies, atomise les racines. Il rend incompréhensible et illisible la langue. Il obscurcit et complique. Il exclut les malvoyants, les dyslexiques et tous ceux dont la maîtrise de la langue n’est pas déjà suffisante pour pouvoir se frotter à ces délires d’une laideur innommable – parce que, oui, n’en déplaise à ces pisse-froids, la langue est aussi question de beauté !

La « déconstruction », concept mal digéré par ces poseurs qui confondent pensée profonde et prose absconse, les oppose en tous points à l’universalisme et à son projet d’émancipation : à tout vouloir déconstruire on finit par habiter des ruines. La « déconstruction » n’est que la destruction par les cuistres – ils détruisent le monde commun, la langue commune, issue d’une lente sédimentation au long des générations qui, chacune à son tour, humblement, en hérite, l’enrichit et la transmet. La langue, tout comme la culture, se fiche des autoproclamés « progressistes » et autres cinglés de l’identité qui n’y voient qu’un outil au service de leurs intérêts : elle est par nature conservatrice, au sens où elle participe à l’édification du monde commun, elle sert de pont entre les morts, les vivants et les à-naître.

Des enseignants commencent à importer cette folie jusque dans l’école. Ce n’est ni insignifiant ni anecdotique. Ils renoncent à leur mission pour déverser leur propagande dans les esprits qu’ils sont censés instruire. Ces tentatives d’endoctrinement d’enfants qui maîtrisent déjà si mal leur langue relèvent de la faute professionnelle et devraient conduire à la révocation immédiate des idéologues déguisés en professeurs. De même, alors que son usage est clairement illégal (la langue de la République est le français et l’écriture dite « inclusive » n’est pas du français), nombre d’universités mais aussi d’élus, de syndicats, d’administrations et de collectivités territoriales, soit par conviction soit par stratégie, l’utilisent et l’exigent autoritairement de leurs agents.

Aucun argument ne peut porter puisqu’il n’y a aucun appui rationnel à ce projet purement idéologique, inaccessible à la raison. D’où sa puissance, sa force de frappe. Pour contrer cette entreprise de sape, démonter et démontrer ne sont pas suffisants (même si c’est nécessaire). Il faut déjouer l’efficace idéologique et assumer l’interdiction. L’État doit prendre ses responsabilités, bannir impitoyablement ce cheval de Troie du séparatisme et sanctionner le plus sévèrement possible ces lugubres sécessionistes du commun.

Cincinnatus, 25 janvier 2021


[1] Pour une réfutation scientifique impeccable de toutes ces billevesées, je recommande, de Jean Szlamowicz, linguiste et Professeur des Universités, l’excellent ouvrage Le sexe et la langue, éd. Intervalles, 2018, ainsi que son article L’inclusivisme est un fondamentalisme, in Texto ! Textes et cultures, vol. XXV, n°1-2, 2020 duquel proviennent les quelques citations dans ce billet.
À lire également, le dossier très complet composé par Catherine Kintzler sur son blog : on y trouvera moult articles abordant chacun un aspect du sujet, avec sérieux et humour. Bonnes lectures !

[2] Le 3 janvier dernier, la prière d’ouverture du nouveau Congrès américain s’est achevée par un risible « amen and a-women ». Il n’est pas besoin de connaître le latin ni l’hébreu pour savoir que « amen » signifie « ainsi soit-il »… et quand bien même on les ignorerait, y voir une formulation machiste ne relève que de la stupidité crasse ou du militantisme.

[3] Les tentatives de créer artificiellement un neutre explicite en français sombrent dans un ridicule effrayant avec leurs « iel », « çauz », « toutx » et autres « confroeurs »… Le projet sécessionniste de création d’une novlangue paraît là en pleine lumière.

[4] On peut (et doit) s’amuser du ridicule des logiques « inclusivistes ». Poussées à leur extrême absurde, elles inspirent cette pochade très drôle, excellente parodie qui semble si plausible : « Pour un inclusivisme intégral ».

[5] Le site d’Alpheratz est la référence en la matière mais accordons-lui que pas mal de ses camarades font pire encore !

[6] Comme l’explique Jean Szlamowicz :

Les genres sont organisés de multiples façons selon les systèmes (animés /non-animés ; personnel /impersonnel, absence de genres, etc.) et reposent sur des caractéristiques sémantico-formelles qui, grammaticalisées, ne fonctionnent pas comme les indices d’une vérité du monde mais comme des contraintes permettant l’articulation et la différenciation des signes. Le genre en français est justement l’emblème de ce phénomène : le téléphone n’est évidemment masculin et la pirouette féminine que dans un sens grammatical et pas sexuel. Cette dimension non réaliste de la morphologie lexicale en français devrait alerter et prévenir des interprétations fantasques quand il s’agit des humains. En français, la distinction entre genre formel et genre sémantique, appliquée aux humains, existe selon un continuum de grammaticalisation qui ne relève pas de l’idéologie mais de la langue comme structure de signification dynamique.

L’inclusivisme est un fondamentalisme, art. cit., p. 2-3

[7] Ibid., p. 6

[8] Ibid. p. 8

[9] Titre d’un livre référence de cette secte.

[10]

L’exigence d’utiliser des mots épicènes est ainsi une marque de versatilité théorique. C’est justement quand existe un féminin qu’on accuse le masculin générique d’invisibiliser, alors que, quand il n’existe pas d’alternance (ou plutôt, quand cette alternance n’est pas marquée sur le nom mais sur les pronoms et accords), on ne signale jamais le féminin. C’est bien pour cela qu’on peut parfaitement dire :
« Elle est auteur chez un grand éditeur »
« Elle est médecin à l’hôpital »
« Elle est cadre dans une grande banque »
« Elle est professeur à l’université »
Sauf qu’on présente cela comme un refus de féminiser – alors qu’il s’agit simplement de mots épicènes. Alors les épicènes égalisent-ils ou invisibilisent-ils ? »

Art. cit., p. 5

[11] Point médian aussi laid que symptomatique d’une pathologie profonde de la pensée, fin du masculin générique et féminisation à outrance des épicènes, distinction systématique du masculin et du féminin avec les formules horribles « celles et ceux », toutes et tous », etc. etc.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

6 réflexions au sujet de “L’écriture excluante”

  1. Exemple, extrait d’un message, collectif et officiel, reçu à l’instant de xxx@cnrs.fr :

    [DU = directeur de laboratoire]

    « […] solliciter un accompagnement personnel par un.e DU expérimenté.e ou un.e ancien.ne DU, appelé mentor.e. Celui-ci.celle-ci pourra apporter une réponse extérieure et distanciée sur tout sujet lié à l’exercice de la fonction.
    Le.la mentor.e est soit un.e DU entré.e dans son second mandat à partir de 2021, soit un.e ex DU ayant quitté ses fonctions depuis moins de 3 ans. »

    Du grand n’importe quoi…

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  2. Même quand ça démange très fort, rien ne sert de gratter trop longuement ; on ne fait que s’irriter davantage voire s’affaiblir : votre virulent et légitime réquisitoire, si intelligemment documenté et illustré soit-il, est tellement ample sinon gesticulant d’éloquence émue qu’il serait difficilement proposable en lien à qui on voudrait partager vos réflexions et analyses : tous ceux qui ne vous connaîtraient pas (votre engagement, votre sérieux) estimeraient ne pas avoir le temps de vous lire… (comme il siérait 🙂

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    1. Merci pour votre commentaire. Pour une analyse plus « scientifique », je recommande particulièrement les textes cités en note, au premier chef l’article et le livre de Jean Szlamowicz. Mon billet, vous l’aurez compris, est un texte de combat. Dans ces circonstances, j’évite les circonlocutions oiseuses et les atténuations stratégiques. Je cogne. Et comme je l’ai dit en réponse à un autre de vos commentaires pertinents, quand je pars au combat, je préfère la sulfateuse à l’épée en mousse. Qui m’aime me suive !
      Cincinnatus

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