Des identités… L’identité, comme conscience que l’on a de soi-même, naît à la convergence de deux paradoxes : dans le rapport d’influences réciproques entre identité individuelle et identité collective, d’une part ; dans la tension entre permanence et évolution de soi, d’autre part.
Et des identitaires… Parallèlement, levier pyscho-politique d’exercice d’un pouvoir usurpé, elle devient objet de manipulations démagogiques par les entrepreneurs identitaires qui la réduisent à des fantasmes sclérosés et unidimensionnels.
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L’identité individuelle conjugue inné, acquis et choisi. Innés : le patrimoine génétique et toutes ses expressions phénotypiques, mais aussi l’écheveau d’histoires qui, dans leurs circonvolutions antérieures à soi, ont influé de près ou de loin sur l’existence – bagage, toujours trop lourd, qu’on commence à traîner au premier vagissement. Acquises : l’éducation et toutes les formes de transmission qui nous équarrissent, nous forment et nous composent. Choisies : les rencontres, les amitiés avec les vivants et aussi (surtout ?) avec les morts, les découvertes et ce qu’on en fait, retient, assimile, digère pour se devenir et s’évoluer.
La première liberté à exercer, la plus fondamentale, peut-être : embrasser avec lucidité ce capharnaüm qui fait soi. Se définir, c’est-à-dire s’instituer, comme le sens qui rassemble tous ces éléments épars. Et de manière toujours provisoire. En tant qu’individu, mon identité est ce qui assure ma permanence – un je qui persiste malgré tout – mais sans être jamais achevée : toujours en construction, en questionnement de ce que j’étais il y a un instant encore, par l’ébranlement que provoquent les nouveautés qui viennent m’augmenter, m’enrichir. L’identité individuelle ne peut qu’être à la fois complexe et mouvante : faite de multiples dimensions, souvent contradictoires, et qui changent dans le temps [1].
Par homothétie, l’identité collective hérite de caractères analogues. Elle assure la permanence du groupe auquel elle renvoie une image de lui-même [2]. Mais une image (re)construite, presque kaléidoscopique, dans la réflexion fractionnée sur les multiples strates historiques sédimentées qui la composent. Complexe, donc, l’identité collective reconnaît lucidement ses nombreuses références partagées, héritées, enrichies et transmises – souvent contradictoires aussi : c’est dans ses tensions et ses interstices, autant que dans les ajouts successifs du présent, que se jouent ses évolutions et son mouvement.
Ainsi de l’identité nationale, entre stabilité du récit commun et infinies variations [3]. La négation ou la calomnie de l’identité nationale ne valent pas mieux que son instrumentalisation : Français, nous pouvons être fiers de notre culture commune, de notre langue commune, de notre histoire commune, tout en en connaissant les nécessaires tragédies et les sinistres veuleries – il y a de la grandeur et de la bassesse dans toute histoire nationale, les assumer ensemble d’un même geste serein est la seule attitude digne de citoyens adultes [4] [5].
L’essentiel se joue au croisement des identités individuelles et collectives. La projection de soi dans un ensemble plus grand participe à la construction individuelle. Mais, plus profondément encore, elle répond à un besoin anthropologique primordial du zoon politikon : le sentiment d’appartenance. L’idée d’une indépendance absolue des individus, sans attaches autres que celles choisies selon l’intérêt personnel, n’est qu’un fantasme [6]. Outre les liens innés et acquis qui peuvent être acceptés ou rejetés mais jamais anéantis, l’humain n’est humain que parmi ses semblables – « inter homines esse » (« être parmi les hommes ») était pour les Romains synonyme de « vivre ».
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Les différents courants de pensée politique que j’appelle « identitaires » partagent une même conception pathologique de l’identité au cœur de leurs idéologies.
L’identité individuelle se nourrit de ses diverses appartenances qui sont autant d’identifications partielles aux identités collectives adoptées ; asymétrique, le rapport n’est pas pour autant unilatéral : la réciprocité demande la solidarité de l’individu au groupe, conjuguée à l’indicatif ou à l’impératif [7].
Or, dans les visions du monde promues par les identitaires, l’appartenance à un groupe conditionne exclusivement l’identité individuelle qui s’y abandonne et s’y fond, et en exige l’asservissement.
Le mensonge est séduisant par la simplicité de sa projection utopique : aux ambiguïtés, aux doutes, aux évolutions, à la multiplicité, aux risques de la découverte et de la remise en question, se substitue le modèle d’une identité immarcescible, simple et univoque ; s’y conformer assure la reconnaissance d’appartenance. Riche fonds de commerce pour manipulateurs démagogues, dont les cibles privilégiées sont les jeunes en quête de reconnaissance, que de réduire a priori l’individu à une seule dimension – sans même compter sur sa volonté de se voir embrigader : les assignations à résidence identitaire n’ont que faire du libre arbitre des individus puisque, par définition, leur identité ne leur appartient pas en propre mais au groupe [8] [9].
Les pensées identitaires traversent le clivage droite-gauche et l’utilisent pour accroître une polarité illusoire et saturer le débat public de leurs obsessions, donnant quelque légitimité à l’idée d’une « tenaille identitaire » [10].
À « droite », la réduction de l’identité nationale (et, marginalement, les déclinaisons régionalistes de cette stratégie) à quelques poncifs caricaturaux est une donnée historique bien connue qui reprend une nouvelle vigueur en profitant des sentiments – légitimes – d’abandon et d’exclusion des classes moyennes et populaires. En opérant une bascule du social sur l’identitaire, la récupération électorale d’une part significative du peuple français fonctionne d’autant mieux que les thèmes évoqués correspondent à ses attentes et angoisses. Longtemps caractéristiques de l’extrême-droite, ces discours identitaires célébrant démagogiquement une identité nationale amputée, rabougrie, et donc fantasmatique, imprègnent depuis une quinzaine d’années (et le triomphe du sarkozisme) une bonne partie de la droite.
À « gauche », c’est du multiculturalisme, « modèle » d’importation, que surgissent les identitaires. Sous prétexte de « coexistence » de différentes cultures à l’intérieur d’une même nation, s’impose une conception de la nation radicalement incompatible avec l’histoire et l’identité françaises. Notre nation, en effet, ne se pense ni ne se constitue comme juxtaposition de communautés privilégiant chacune son destin propre, mais comme volonté politique commune – tout individu qui se reconnaît dans ce projet universaliste y étant le bienvenu. Les citoyens sont détenteurs des mêmes droits et devoirs, nonobstant les communautés auxquelles ils choisissent d’appartenir en plus de la communauté nationale.
Carambolage mortel entre deux pensées politiques opposées, avec lequel les entrepreneurs identitaires jouent volontairement un jeu très dangereux. L’encouragement à l’allégeance exclusive de l’individu à un groupe et à son identité collective ratatine l’identité individuelle sur un noyau en tous points limité et exacerbe le ressentiment ; l’exaltation d’une pureté idéale rend étanches les frontières et antagonise les rapports entre, d’une part, les membres du groupe qui partagent cette identité collective devenue leur propre identité individuelle – « nous » – et, d’autre part, tous les autres – « eux » – avec lesquels n’existe plus aucun lien ni aucune identification possible, même de commune humanité. L’autre devient l’Autre absolu – et donc, nécessairement, l’Ennemi.
L’identification de soi au groupe forge une identité fantasmée sur un imaginaire mensonger par la négation de faits historiques et l’occultation de pans entiers de l’histoire, par l’obscurantisme et la superstition, par le retournement systématique des principes constitutifs de la culture de l’autre… mais également par la promotion de la « différence » comme valeur positive en soi. En découlent des identités unidimensionnelles, durcies, qui réduisent l’individu entier à la couleur de sa peau, à son sexe biologique, à ses inclinations érotiques, à sa religion, à ses préférences alimentaires, à sa morphologie ou bien à un quelconque trait de son identité, qu’il soit inné, acquis ou choisi.
Inné, acquis, choisi… tout cela se mélange (sciemment), au nom de l’idéologie dont la fonction première est la négation du réel lorsque celui-ci ne correspond pas à son dogme. Ainsi se voit interdite la possibilité de changer ou de renier des traits transmis, comme la religion, devenue un élément intrinsèque et immuable de l’individu et faisant des apostats des monstres à éliminer ; ainsi, au contraire, se voient niés des éléments innés, comme le sexe biologique, dans des discours délirants qui exigent de remplacer par « personnes qui menstruent » le mot « femme », devenu « transphobe » pour les fous furieux de « l’inclusivité » [11]. Dans tous les cas, c’est la raison, l’intelligence et l’humanité qui disparaissent au profit des nouveaux inquisiteurs identitaires et de leur puritanisme étouffant.
Contrairement aux mensonges intersectionnels, il n’y a jamais addition des différentes dimensions identitaires dans un nébuleux « croisement des oppressions », mais toujours une échelle des critères à laquelle correspond une échelle des groupes et des individus : classer, séparer, hiérarchiser, pour mieux désigner des victimes par naissance et des bourreaux par essence. La « déconstruction » n’est qu’un prétexte pour asseoir des discours de haine et de nouvelles formes de racisme qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux anciennes.
La prétention à incarner le camp du Bien autorise l’expression de ces visions du monde qui divisent entre gentils absolus auxquels tout est permis et méchants absolus qui n’ont pour seul droit que la contrition publique. Les identitaires s’imposent ainsi dans le débat public par la force et la violence de la censure. Aidés par l’armée de militants plus ou moins éveillés qui chassent en meutes sur les réseaux sociaux, les nouveaux iconoclastes décident de qui a droit à la parole, tant hier par la réécriture de l’histoire, qu’aujourd’hui par la confiscation de la liberté d’expression [12],
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Ces conceptions pathologiques de l’identité ne se limitent pas à des caprices manipulateurs d’adolescents dénués de surmoi. Les identitaires obtiennent régulièrement de nouvelles victoires tandis que l’universalisme recule et que les dirigeants politiques capitulent : par inconscience, peur ou complicité [13], les exigences exorbitantes de différence des droits se voient légitimées. L’octroi de droits spécifiques à des communautés sape le principe même de la loi égale pour tous au fondement de la justice, légitime ces conceptions du monde et achève la destruction du monde commun, fragmenté en forteresses d’entre-soi dont les individus sont prisonniers, enfermés dans une identité imposée et à jamais figée.
Cincinnatus, 20 septembre 2021
[1] Exigence d’une difficulté redoutable mais… qui a osé prétendre que l’exercice de la liberté était aisé ? Pour ce qui me concerne : « Identités choisies ».
[2] Cette identité collective est l’objet de la strate la plus profonde de l’idéologie dans le modèle de Paul Ricœur.
[3] À propos de la fabrication des identités nationales, je recommande la lecture du classique d’Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle, Seuil, 1999.
[4] En revanche, je suis partagé, par exemple, au sujet d’une « identité occidentale ». L’occident me semble un objet aussi complexe que polémique, aux définitions imprécises et manipulées, quoique des liens profonds existent, évidemment, entre les États-nations qui le composent. En quoi, par exemple, une « identité occidentale » serait-elle plus pertinente qu’une « identité méditerranéenne » qui lierait les différentes rives de cette mer-civilisation ? Tout cela est subtil et nuancé, se recouvre et se carambole, s’oppose et se nourrit… et toute réponse tranchée et définitive ne peut qu’être suspecte.
[5] L’identité nationale n’est en rien incompatible avec l’investissement dans des marqueurs identitaires locaux : clubs sportifs, spécialités culinaires, fêtes villageoises et férias diverses, coutumes et traditions régionales… Ces affirmations entrent en revanche en rupture radicale avec les identités préfabriquées par la mode et par l’industrie du spectacle et du divertissement, bien que ces dernières s’empressent de les récupérer sous la forme des folklorismes indigestes et marketés pour le tourisme de masse.
[6] Peu étonnant que ce fantasme préside à toutes les élucubrations néolibérales dans une relecture (sciemment ?) fautive des théoriciens de l’état de nature et du contrat social dont les réflexions se montrent d’une acuité, d’une subtilité et d’une pertinence qu’aucun penseur dit « libéral » moderne n’atteindra jamais (sans même entrer dans le corpus canonique du néolibéralisme, je pense à un auteur comme John Rawls dont la profondeur me semble largement surestimée).
[7] Sur l’impératif de solidarité envers le groupe, voir le billet « Désolidarisez-vous ! ».
[8] D’où la haine pour les « traîtres à la race », « nègres de maison », et autres « collabeurs », autant d’insultes ignobles réservées aux individus qui refusent de se voir étiquetés et embrigadés dans des identités auxquelles ils ne veulent pas se limiter. Voir les très beaux livres Racée de Rachel Kahn et Les Nostalgériades de Fadila Agag-Boudjahlat.
[9] Néanmoins, il n’est pas question de leur reprocher de raconter des histoires puisque, en politique, il n’est question que de cela : les récits qui définissent les idéologies identitaires ne relèvent pas du politique mais de sa destruction.
[10] Notion en partie pertinente, mais en partie seulement puisqu’elle masque tout un front du combat idéologique que les défenseurs de l’universalisme sont contraints de mener. Voir : « L’universalisme républicain dans la “tenaille identitaire” ? ».
[11] Conformément aux principes de la novlangue, les mots « inclusif » et « inclusivité » servent toujours à légitimer des idéologies qui ne font qu’exclure. Voir notamment : « L’écriture excluante ».
Cette même folie permet à des hommes se prétendant femmes d’écraser toute concurrence en participant à des compétitions sportives féminines, d’imposer leur présence et celle de leurs organes génitaux dans les toilettes ou vestiaires réservés aux femmes, ou encore de se faire enfermer dans des prisons pour femmes où ils peuvent commettre violences et viols.
[12] Voir les billets « Tyrannie de la minorité », « Ta gueule, t’es pas concerné » et « Les enfants de Torquemada ».
[13] La perméabilité du personnel politique à ces thèses est particulièrement effrayante – signe de l’effondrement de son niveau culturel et intellectuel, sans doute.