Une campagne détestable

Pollice Verso, by Jean-Léon Gérôme
La politique selon twitter (Pollice Verso, Jean-Léon Gérôme)

J’ai vécu pas mal de campagnes, j’ai même participé activement à plusieurs. J’en connais l’exaltation, les crispations, l’adrénaline, l’énervement. J’ai chanté des slogans qui préféraient le bon mot de mauvais goût à la profondeur du sens[1]. J’ai vu les perfidies, les boules puantes, les rumeurs, les bassesses. On ne me traitera pas de bisounours.

Mon billet de la semaine dernière m’a valu les foudres de bon nombre d’allumés. Je me suis même fait traiter de « criminel » sur ce blog. Je m’en moque : je savais à quoi m’attendre. Je savais que je me ferais des ennemis tant chez les pro- que chez les anti-Mélenchon. Peu me chaut.
Ce qui me chagrine, en revanche, c’est d’avoir dû jouer les avocats du candidat pour lequel je pense voter, non pas pour défendre les raisons que j’ai mises en avant et qui méritent sans doute d’être questionnées, ce que j’aurai accepté avec délice, mais pour répondre à des attaques insensées : je me suis réveillé « criminel », je l’ai dit, mais également « communiste », « suppôt du Venezuela » et toute une série de caricatures risibles. Un peu plus et je me retrouvais aux commandes d’un char russe sur les Champs-Élysées : rhétorique déjà atterrante en 1981, qu’en dire aujourd’hui ?!

Qu’il s’agisse de Mélenchon ou de tous les autres, il est profondément navrant le débat ne porte pas sur des idées, des propositions, des programmes, des discours, mais sur des rumeurs, des interprétations, des mensonges, des calomnies nauséabondes… y compris venant du camp de Mélenchon, bien sûr ! J’ai dit que je voterai pour lui, ce qui ne m’empêche nullement d’être tout autant outré par les propos inacceptables de certains trolls de la « mélenchonsphère »[2] que par ceux, équivalents, de partisans d’autres candidats. Tous doivent être condamnés avec la même vigueur. Aucune exception, aucune complaisance. Tous les candidats peuvent s’approprier le mot du regretté Cabu : « c’est dur d’être aimé par des cons ! ».

Avec cette campagne, on verse dans la folie pure. La violence verbale, les caricatures ne laissent aucune place à la discussion des propositions, des programmes et des visions du monde. « Ce n’est pas nouveau, ça a toujours été ainsi, circulez y a rien à voir » me rétorqueront les revenus-de-tout, le cerveau empoissé dans une paresse intellectuelle bien pratique pour s’exonérer de réfléchir. Il n’empêche : le cirque médiatique trouve un écho amplifié dans les réseaux dits « sociaux » qui, à leur tour, alimentent le bruit des médias « traditionnels ». Et à chaque rebond, on monte de 3dB. On ne parle pas, on hurle. On ne discute pas, on raille. On n’argumente pas, on vitupère. On ne nuance pas, on sulfate. La vivacité de la rhétorique a disparu au profit de la diatribe démagogique.

J’ai déploré, ailleurs, que les affaires Fillon occupassent à tel point le débat politique qu’il devenait impossible d’analyser le programme et les discours de ce candidat – pas plus que ceux des autres. C’était il y a plusieurs mois. C’est pire encore aujourd’hui : le politique est nié.

« Votez pour vous » a ainsi scandé un candidat : mais enfin, quelle négation profonde du politique ! Ce n’est pas pour soi que l’on vote ; ce n’est pas pour ses intérêts personnels. L’acte de vote répond à un effort d’abstraction de soi-même : je me place alors dans la position du citoyen et pense en fonction, non de mes intérêts personnels, mais de ce que je juge l’intérêt général – celui-ci dût-il entrer en contradiction avec ceux-là. Un peu de Lumières, que diable !

Je ne me range pas pour autant aux froids idéaux communicationnels d’un Habermas. Le politique a besoin de chaleur pour exister. S’il ne s’épanouit qu’au plein exercice de la raison, il ne s’éveille qu’au soleil des passions. Rien d’antinomique là-dedans : le politique, c’est « l’espace de partage de la parole et de l’action » selon Arendt. Oui, donc, les passions politiques doivent être vigoureuses et pleinement assumées pour faire vivre un espace politique digne de ce nom. Le frottement des convictions peut et doit être rugueux. Les frictions des imaginaires opposés ouvrent le champ des possibles, invitent au dépassement du réel, entretiennent l’édification continue d’un monde commun. Les idées et visions du monde doivent s’affronter pleinement, sans se résoudre dans un mortel effacement procédural – projet glacé de penseurs germains.

Mais elles doivent le faire avec un minimum de dignité et de sérénité.
Est-ce ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans cette campagne ?
Certainement pas.
Les idéologies ne fonctionnent que dans leur dimension destructrice, pour reprendre la typologie de Ricœur : un mensonge social qui voile la réalité.

Chacun, dans son camp, joue à se faire peur en imaginant le retour des soviets, des chemises brunes ou du monde de Zola ou Dickens, en oubliant que l’Apocalypse était déjà prévue pour le Brexit et l’élection de Trump.
Oui les idéologies et les projets de certains candidats sont condamnables et peuvent être combattus. Trois fois oui. Mais un peu de tenue, enfin !
Après plusieurs quinquennats éprouvants, alors que la douleur des attentats n’a pas diminué et que les ennemis de la République se renforcent chaque jour, cette campagne hystérique n’a pas permis de revivifier le corps politique de notre Nation mais a contribué à jeter plus de sel sur les plaies béantes qui le lacèrent. Pour raffermir notre pays, nous avons besoins plus que jamais de politique. Or il ne peut y avoir de politique dans une arène de gladiateurs.

Cincinnatus, 17 avril 2017


[1] « Ni gourde ni gourdin, X sinon rien ! », « Entre la peste et le colérique… », etc. etc.

[2] Par exemple contre Joann Sfar : l’antisémitisme est une plaie, d’où qu’elle vienne.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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