Il n’y a pas d’alternative ? Vraiment ?

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Sommaire :
Dans les chaînes du paradoxe
Des mythes plus réels que le réel
La nécessité d’un contre-modèle


Dans les chaînes du paradoxe

Comme souvent, Jean-Claude Michéa voit juste :

« Il est aujourd’hui plus facile d’imaginer la fin du monde – écrivait le philosophe américain Fredric Jameson – que celle du capitalisme ». On ne saurait mieux résumer le paradoxe de notre temps. Dans la mesure, en effet, où la logique du capital imprime désormais sa marque déshumanisante sur l’ensemble de la planète et sur presque toutes les sphères de l’existence – y compris les plus intimes – la conscience des effets les plus négatifs de la mondialisation libérale (précarité croissante de la vie quotidienne, inégalités de plus en plus massives et indécentes, destruction de la nature et dérèglement catastrophique de son climat, dissolution du lien social et de ces « identités » qui conféraient encore, tant bien que mal, un sens humain à la vie des individus, etc.) a sans doute atteint un degré inédit. Mais, en même temps, la conviction qu’une sortie de ce système globalisé – donc le renoncement parallèle à certaines prothèses technologiques et existentielles qui permettent encore aux gens ordinaires de compenser la perte de leur autonomie – ne pourrait signifier qu’un saut angoissant dans l’inconnu, doublé de sacrifices psychologiquement inacceptables, a elle-même progressé dans des proportions encore plus considérables (et en diabolisant comme « conservatrice » ou « réactionnaire » toute remise en question de la modernité, l’intelligentsia de gauche a évidemment joué un rôle décisif dans cette terrible défaite de la pensée critique). De là, ce sentiment crépusculaire, et de plus en plus envahissant, que le mode de vie libéral auquel nous sommes attachés (à tous les sens du terme) constitue, tout compte fait, un moindre mal, et qu’il ne s’agit donc plus, désormais, que d’apprendre à tirer son épingle personnelle du jeu et à sortir « gagnant » de la nouvelle guerre mondiale de tous contre tous (un exercice auquel, soit dit en passant, les nouvelles classes moyennes des grandes métropoles sont infiniment mieux préparées que ces classes populaires encore habituées à un minimum de vie commune et solidaire). [1]

Quel paradoxe désespérant ! La sortie du stade actuellement atteint dans son évolution par le capitalisme – que l’on nomme ce stade néocapitalisme, mondialisation, postfordisme, capitalisme global ou financier… peu importe en fait, dans la mesure où les différentes dénominations ne font que pointer le projecteur sur une facette différente du même objet – cette sortie est, à proprement parler, impensable. Et pourtant, comme le dit Michéa, ses effets catastrophiques dans tous les domaines sont non seulement visibles mais surtout connus et reconnus.

L’imprégnation de cette idée qu’« il n’y a pas d’alternative », le fameux « there is no alternative » (TINA) emblématique du thatchérisme, ressortit à l’efficace d’une propagande savamment orchestrée depuis des décennies [2] pour rendre hégémonique un imaginaire collectif composé, selon la grille de lecture de Paul Ricœur, d’une idéologie en action et d’une utopie désirant se réaliser : le néolibéralisme. Car, contrairement à ce qu’affirment ses grands propagandistes et petits télégraphistes de plus ou moins bonne foi, le néolibéralisme existe. Un peu comme le diable du petit poème en prose de Baudelaire, « Le joueur généreux », qui « n’avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu’une seule fois, c’était le jour où [il] avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s’écrier en chaire : “Mes chers frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas !” [3] ».

Les néolibéraux ont besoin de faire croire que leur idéologie n’existe pas, afin que l’on continue de penser que l’on vit, peut-être pas dans le « meilleur des mondes » (que ce soit selon la définition de Pangloss ou de Huxley), mais du moins dans le seul monde possible. Ainsi prennent-ils soin d’effacer l’idéologie derrière une scientificité usurpée – les fameuses et fumeuses lois de l’économie qui régiraient plus sûrement encore le monde des hommes que les lois de la physique ne régissent celui des choses [4]. L’imposture d’objectivité stérilise le débat public en confisquant la discussion : l’économie devient ainsi un fatum qui s’impose à nous et dirige la politique, et non plus un élément des rapports humains ni un outil au service du politique – c’est-à-dire de la mise en commun de la parole et de l’action en vue de l’édification d’un monde commun, pour reprendre le vocabulaire d’Arendt.

Des mythes plus réels que le réel

L’idéologie fonctionne comme un « mensonge social » ; elle « devient ainsi le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font [5]. » Cette falsification du réel fonctionne par la surimpression de mythes qui, faisant écran, obscurcissent la perception de la réalité et deviennent plus réels que le réel [6]. Et l’idéologie néolibérale n’est pas avare de mythes, cohérents entre eux, et surtout à la séduction démagogique diablement efficace.

Le mythe de la main invisible.
L’expression du pauvre Adam Smith est sujette à autant d’interprétations qu’il y a eu d’auteurs pour s’y intéresser. La plus courante, et sur laquelle l’idéologie néolibérale fait son lit, est sans doute infiniment moins nuancée et subtile que ce que pouvait en penser le philosophe et économiste du XVIIIe siècle, très éloigné du contexte et des considérations actuels. Cette interprétation fait du marché l’alpha et l’oméga des rapports humains, la simple (simpliste) rencontre entre l’offre et la demande n’ayant par conséquent à souffrir aucun frein, comme l’affirment les économistes orthodoxes. Ou quand la pensée magique se pare des atours de la science.

Ce premier mythe alimente et légitime à son tour toute une série d’autres.

Le mythe du privé vertueux et du public vicieux.
Le mythe précédent vide nécessairement l’État de toute pertinence et en fait, au contraire, un parasite dont il faut se débarrasser, jetant sur lui une suspicion indélébile comme sur les administrations, services publics et fonctionnaires à son service [7]. À tel point, situation ahurissante, que lorsque l’État délègue au privé une activité et que les entreprises échouent à rendre le service dans de bonnes conditions, les usagers s’en prennent… à l’État [8] ! Outre qu’il permet de nourrir la vindicte populaire de boucs émissaires faciles, ce mythe décerne à la rapacité des brevets de respectabilité en sanctifiant la privatisation des bénéfices et la collectivisation des coûts.

Le mythe de la concurrence.
Comment pourrait-on s’opposer à la saine idée d’une concurrence « libre et non faussée » entre des acteurs économiques éclairés dont les besoins et les ressources se rencontrent au sein d’un marché idéal ? Fable pour grands enfants ignares ou complices. En réalité, le mythe de la « saine concurrence » conduit à une fuite en avant démentielle au toujours moins cher. Le moins-disant gagne à tout coup, même et surtout s’il obtient cette place par le sacrifice des critères humains, sociaux, environnementaux, etc. La mondialisation de l’économie élève la concurrence à l’échelle planétaire, l’installant comme règle, y compris entre les États-nations et les modèles sociaux eux-mêmes, au bénéfice des multinationales qui se nourrissent sur la bête. Ainsi assiste-t-on à un retour vers le passé vertigineux, les droits chèrement acquis étant au mieux rognés, le plus souvent balayés, pour s’aligner sur les pires conditions possibles. Et gare à celui qui s’en plaint ! Le chantage est insupportable, toute expression de souffrance se voyant interdite par une comparaison indécente : il existe toujours pire ailleurs ! Ainsi les cadres n’ont-ils que le droit de se taire et d’endurer parce que les ouvriers vivent moins bien, les ouvriers parce qu’en Chine leurs homologues sont plus mal traités, les ouvriers chinois parce que leur sort paraîtrait enviables à ceux du Bangladesh, et ainsi de suite, dans une relativisation obscène et un chantage odieux [9]. Jusqu’où ?

Le mythe de l’ouverture et de la fin des frontières.
Frontières = nationalismes = guerre. Ergo : fin des frontières = mondialisation = paix. C’est simple, non ? Et pourtant, la paix en question ressemble à s’y méprendre à une version mondialisée de la guerre hobbesienne de chacun contre tous. Comment peut-on si facilement oublier que depuis (au moins) le début de l’ère industrielle, l’ouverture des frontières en général et l’immigration de main d’œuvre bon marché en particulier sont une obsession du patronat ? L’immigration de masse a pour objectifs premiers de mettre en concurrence les travailleurs, de leur imposer une situation de crise, de tirer les salaires vers le bas et de contrer les revendications et mouvements collectifs. L’exemple du Royaume-Uni post-Brexit est à ce titre intéressant : l’affirmation d’une souveraineté économique, grâce à la réduction de la concurrence des salariés avec une immigration à bas coût, conduit à la fin de ce chantage salarial par le chômage.

Le mythe de l’entrepreneur.
L’individu est absolument responsable de tout ce qui lui arrive en bien comme en mal ; Weber aurait bien ri de cette énième resucée de la morale protestante au service du capitalisme. Le « self-made-man » fait encore rêver… pourquoi pas ! La libre entreprise, c’est très bien ; l’entrepreneuriat, bien que le mot soit d’une laideur sans pareil, c’est très bien aussi. Mais peut-on imaginer que tout le monde ne puisse pas, ou ne veuille pas, devenir entrepreneur ? Que serait une nation composée entièrement d’entrepreneurs ? En outre, lorsque ce mythe croise celui du privé vertueux et du public vicieux avec sa haine viscérale de l’État et des pouvoirs publics, l’opposition entre le gentil et utile entrepreneur et le méchant et parasite fonctionnaire fait fi de la réalité. Sans les aides financières et fiscales de l’État, sans les infrastructures publiques, sans les commandes publiques, combien de petites (et grandes !) entreprises survivraient ? Combien d’entrepreneurs passeraient la première année ? Mais il est plus facile de se glorifier d’avoir réussi seul et sans l’aide de personne que de remercier tous ceux qui ont rendu possible ce succès… ou qui, plus souvent, ont amorti l’échec grâce à tous les filets de sécurité de notre système social.

Le mythe de la responsabilité individuelle.
Chacun est entièrement responsable de ses réussites comme, surtout, de ses échecs – la société n’a rien à faire dans cette histoire. En fait, le monde social n’existe même pas, la seule réalité est celle d’une coagulation de monades autistes entrant en relation les unes avec les autres pour leur seul intérêt personnel. Ce mythe sous forme d’axiome se montre bien commode pour justifier l’état de fait.
D’un côté : ceux qui profitent pleinement peuvent se rengorger de leurs succès puisqu’ils ne les doivent qu’à eux-mêmes – il est amusant de constater que ces discours sont sérieusement tenus par des héritiers dont les facilités et richesses leur sont venues à la naissance.
De l’autre côté : « ceux qui ne sont rien » pour reprendre le vocabulaire présidentiel, et qui ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes – ce qui, d’ailleurs, ne manque pas d’éveiller les soupçons : puisque tout le monde peut réussir s’il s’en donne les moyens (mythe précédent), ceux qui n’y parviennent pas ne font assez d’efforts, ou bien profitent d’un système évidemment trop généreux… chômeurs [10], malades [11] et autres cabossés de la vie subissent ainsi une sorte de triple peine : d’abord la douleur quotidienne de leur situation, ensuite la culpabilisation sous une déclinaison plus ou moins raffinée du « ils l’ont bien cherché » et, enfin, la suspicion d’être des parasites voire des fraudeurs.
Entre les deux : toute la masse de ceux qui se débrouillent, persuadés par le matraquage propagandiste qu’ils ne peuvent et doivent compter que sur eux-mêmes, tout espoir de solidarité étant vain. Ils lèvent leurs regards vers les premiers, espérant naïvement les rejoindre mais en gardant toujours l’angoisse de déchoir au niveau des seconds.

Le mythe de la maîtrise par les chiffres.
La fausse rationalité économique prétend mettre le monde des hommes et de leurs relations en chiffres et en équations. L’illusion de maîtrise du monde pointe vers l’« arraisonnement » (Gestell) heideggérien… même si c’est là donner des prétentions philosophiques bien élevées à ce qui ne demeure qu’une bande de petits managers ayant une calculette entre les deux oreilles. La croyance que l’on comprend le monde parce qu’on dispose d’une foultitude d’indicateurs bien rangés dans des tableaux Excel serait hilarante si elle ne gouvernait pas la plupart des organisations… privées comme publiques. La fascination pour les chiffres enivre de pouvoir les petits tyranneaux qui peuvent ainsi se livrer pleinement à leurs fantasmes infantiles de toute-puissance. Comme avec leurs chiffres, ils jouent avec les hommes, mis en concurrence selon le mythe correspondant ; ils optimisent à tout-va, sans aucune connaissance des activités, des productions, des services concernés : fabriquer des yaourts, vendre des maisons, soigner ou instruire des gens… peu importe, seul compte le management. Utilité, performance, retour sur investissement… toutes les activités sont ramenées à des nombres qui doivent être immédiatement convertibles dans une monnaie quelconque : le fétichisme du chiffre, c’est toujours, in fine, l’adoration du pognon-roi.

Le mythe du management et de la technocratie.
Les formules magiques enseignées dans toutes les écoles de commerce (« objectifs SMART », « matrice SWOT », « indicateurs de performance », « ROI », etc. etc. etc.) sont ingurgitées et recrachées par des petits managers produits à la chaînes et persuadés de pouvoir diriger n’importe quelle équipe dans n’importe quelle circonstance. Le management, tel qu’ils l’ont appris et tel qu’ils l’appliquent avec zèle, c’est l’art d’emmerder le monde en étouffant chaque activité, chaque action, chaque fonction sous le plus possible de contrôles ineptes. La surveillance paranoïaque, le microcontrôle pointilleux et l’autocontrôle constant vampirisent tout. Dans cette folie de l’évaluation qui débordent partout, tout doit être mesuré, quantifié, noté (jusques et y compris les activités de loisirs dont on traque les commentaires « à une seule étoile ») au moment même où la logique néolibérale, sous le masque du pédagogisme, élimine les notes au seul endroit où elles ont un sens : l’école ! Partout ailleurs, entreprises comme administrations se laissent entraîner dans la frénésie (auto)évaluative, perdent leur temps et leur énergie en audits permanents et subissent des injonctions surréalistes à l’autocritique directement inspirées du modèle maoïste : tout rapport d’activité, tout entretien professionnel annuel, tout exercice d’autoévaluation doit faire une place à l’autodénigrement et à la pénitence – jeu artificiel et mensonger dans lequel personne n’est dupe mais qui alimente les catégories « marges d’amélioration » ou « perspectives d’optimisation » des rapports sans intérêt ni conséquence. Malgré les dénégations de ses thuriféraires, le néolibéralisme n’aime rien tant que la bureaucratie – demandez donc aux enseignants, aux chercheurs, aux médecins des hôpitaux… ce qu’ils en pensent… – au point d’en devenir un véritable « stalinisme capitaliste » [12]. En la matière, les institutions de l’Union européenne incarnent la quintessence de cette technocratie écrasante [13].

Le mythe du Progrès.
Succédant aux croyances naïves et téléologiques, telles qu’on a pu les connaître au XIXe et au début du XXe siècle, en un Progrès linéaire de l’humanité s’enracinant dans une confiance aveugle en la science et/ou l’histoire, le néolibéralisme propose une version peut-être plus niaise encore mais au moins aussi efficace du mythe du Progrès. La « croissance », avec son cortège de notions clinquantes (« innovation », « destruction créatrice », etc.), n’est rien d’autre qu’une répétition de cette vieille idée qu’aujourd’hui vaut mieux qu’hier et que demain sera meilleur encore… à la différence près que ceci repose dorénavant sur le sacrifice individuel aux dogmes de la « science économique » : rigueur, réformes, etc. etc. Ce nouveau Progrès techno-économique se substitue ainsi aux progrès humains et sociaux, les conditions de vie des individus pouvant empirer alors que l’économie « va bien » ou « s’améliore » ou « va s’améliorer, c’est promis, on l’a lu dans notre boule de cristal ». Alors que vie réelle et monde économique sont intrinsèquement liés, les représentations que l’idéologie donne du fonctionnement du second marquent une rupture profonde avec la première ; pour faire passer la pilule, le néolibéralisme s’accommode parfaitement d’un mariage avec un progressisme « sociétal », dont il n’a strictement rien à craindre : dans les noces libérales-libertaires, c’est le peuple qui trinque.

Le mythe du présentisme.
Seul l’instant compte ; seul le présent existe. En rien contradictoire avec le précédent qui réactive la notion de Progrès dans le seul but de justifier les sacrifices présents par des promesses vaines, le mythe du présentisme repose sur l’instillation d’un sentiment d’urgence permanent. La normalité, c’est dorénavant l’urgent, voire le « TTU », ce sigle exécrable qui signifie « très très urgent » et qui fleurit en tête de messages en forme de sommations. Tout, tout de suite : le fouet claque, les caprices infantiles exigent d’être réalisés sans délai. Aussi bien au sein du monde professionnel que de nos vies privées, saturés d’adrénaline, nous délirons dans un présent continu, dans l’écume d’un jour qui se reproduit toujours plus vite, en grossissant à chaque itération de nouvelles tâches dont la criticité illusoire sert à masquer la futilité : en faire toujours plus dans le temps imparti. « Le nez dans le guidon » est plus qu’une métaphore naïve ; nous pédalons à vide et toujours plus fort. Nous sommes obsédés par la vitesse, aveugles à la durée, incapables de penser le temps long. La superficialité de l’immédiat empêche toute plongée dans les profondeurs de la pensée. Une information chasse l’autre, les chaînes de désinformation en continu en ont fait leur « business model », les écrans clignotent frénétiquement de textes, mais surtout d’images et de vidéos, voués à la pure consommation. Dans tous les domaines, c’est le court-terme qui règne et impose une amnésie très confortable.

Le mythe de la transparence.
Si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à cacher. De l’architecture en verre aux « open spaces », la transparence physique des espaces repose sur des prémisses morales. Toute frontière, toute opacité sont suspectes. La transparence devient diktat et le secret synonyme de culpabilité ; la suspicion s’étend en même temps que les puritanismes de toutes obédiences nous empoisonnent de leur moraline [14]. Or, comme l’écrit Arendt :

Parce que notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence et donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée, le crépuscule lui-même qui baigne notre vie privée, notre vie intime, est un reflet de la lumière crue du domaine public [15].

La lumière du public nécessite l’obscurité du privé pour donner toute sa profondeur à l’espace public : le passage de l’un à l’autre, dans les deux sens, offre la respiration nécessaire à l’engagement civique de l’individu s’élevant à la puissance du citoyen [16]. Nous avons cruellement besoin d’espaces de confiance libre, de confidence, de secret [17].

La nécessité d’un contre-modèle

Tous ces mythes enserrent l’imaginaire politique dans des rets qui l’asphyxient. Désarmés, nous nous complaisons dans une cécité plus ou moins volontaire, entre culture de l’avachissement et neurasthénie idéologico-politique. Tous autant que nous sommes, nous sommes responsables [18] : citoyens comme dirigeants politiques, nous participons tous à ce mensonge farcesque, à cette parodie de démocratie. Alors que nous expérimentons une forme inédite d’oligarchie toute-puissante qui s’appuie sur les mécanismes redoutables d’une ochlocratie bien contrôlée [19], en face : rien. Toutes les pensées politiques concurrentes sont décrédibilisées et inaudibles. L’effondrement conceptuel laisse un paysage de ruines sur lequel prospèrent les imposteurs : tous ces mouvement prétendument « antisystème » qui n’en sont que les idiots utiles ou les alliés objectifs. Le lumpenprolétariat et son chaos organisé qui s’étendent depuis les territoires abandonnés au caïdat par la République [20], autant que les identitaires qui en profitent politiquement, servent parfaitement les intérêts néolibéraux.

Et pourtant, rarement la nécessité impérieuse d’un contre-modèle ne s’est fait à ce point ressentir. La crise environnementale nous impose de sortir de toute urgence d’une organisation économique qui détruit les conditions mêmes d’existence de l’humanité. Le mythe néolibéral du Progrès qui s’incarne dans la vénération illusoire d’une « croissance » économique infinie est pire qu’un leurre : c’est une tentative de suicide collective. Ni les fameux « gains de productivité » ni la confiance dans une technoscience toute-puissante peuvent résoudre l’équation impossible d’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies. Qu’on le déplore ou qu’on s’en satisfasse avec une joie mauvaise antihumaniste, les restrictions à notre mode de vie sont inévitables. Reste à savoir si elles peuvent être décidées rationnellement, collectivement – politiquement, au sens le plus fort du politique – avec la justice et l’intérêt général pour horizons de l’action ; ou bien si elles seront infligées autoritairement en fonction des intérêts des plus forts, lorsque ce sera de toute façon déjà trop tard.

Un autre modèle existe cependant, qui propose des réponses rationnelles, crédibles et pertinentes aux crises écologique et économique [21]. Son défaut : son exigence. La pensée républicaine est une vision du monde, de l’homme et de la société dont les principes, très puissants, supposent l’engagement des citoyens dans la vie de la cité, un peuple vertueux constitué en nation – le républicanisme a besoin de républicains. Il y a une alternative – hélas, qui aujourd’hui est capable de l’embrasser ?

Cincinnatus, 24 janvier 2022


[1] Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le capital, Champs essais, 2018, p. 254-255.

[2] Voir : « It’s the economy, stupid ».

[3] Je ne résiste pas à la tentation de citer in extenso ce Petit poème en prose :

XXIX – Le joueur généreux

Hier, à travers la foule du boulevard, je me sentis frôlé par un Être mystérieux que j’avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l’eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d’œil significatif auquel je me hâtai d’obéir. Je le suivis attentivement, et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine, éblouissante, où éclatait un luxe dont aucune des habitations supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j’eusse pu passer si souvent à côté de ce prestigieux repaire sans en deviner l’entrée. Là régnait une atmosphère exquise, quoique capiteuse, qui faisait oublier presque instantanément toutes les fastidieuses horreurs de la vie ; on y respirait une béatitude sombre, analogue à celle que durent éprouver les mangeurs de lotus quand, débarquant dans une île enchantée, éclairée des lueurs d’une éternelle après-midi, ils sentirent naître en eux, aux sons assoupissants des mélodieuses cascades, le désir de ne jamais revoir leurs pénates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer.

Il y avait là des visages étranges d’hommes et de femmes, marqués d’une beauté fatale, qu’il me semblait avoir vus déjà à des époques et dans des pays dont il m’était impossible de me souvenir exactement, et qui m’inspiraient plutôt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naît ordinairement à l’aspect de l’inconnu. Si je voulais essayer de définir d’une manière quelconque l’expression singulière de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d’yeux brillant plus énergiquement de l’horreur de l’ennui et du désir immortel de se sentir vivre.

Mon hôte et moi, nous étions déjà, en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, après plusieurs heures, que je n’étais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupé à divers intervalles nos fréquentes libations, et je dois dire que j’avais joué et perdu mon âme, en partie liée, avec une insouciance et une légèreté héroïques. L’âme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n’éprouvai, quant à cette perte, qu’un peu moins d’émotion que si j’avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite.

Nous fumâmes longuement quelques cigares dont la saveur et le parfum incomparables donnaient à l’âme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivré de toutes ces délices, j’osai, dans un accès de familiarité qui ne parut pas lui déplaire, m’écrier, en m’emparant d’une coupe pleine jusqu’au bord : « À votre immortelle santé, vieux Bouc ! »

Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. Sur ce sujet-là, Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries légères et irréfutables, et elle s’exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je n’ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l’humanité. Elle m’expliqua l’absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu’à présent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m’assura qu’elle était, elle-même, la personne la plus intéressée à la destruction de la superstition, et m’avoua qu’elle n’avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu’une seule fois, c’était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s’écrier en chaire : « Mes chers frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »

Le souvenir de ce célèbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des académies, et mon étrange convive m’affirma qu’il ne dédaignait pas, en beaucoup de cas, d’inspirer la plume, la parole et la conscience des pédagogues, et qu’il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les séances académiques.

Encouragé par tant de bontés, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s’il l’avait vu récemment. Il me répondit, avec une insouciance nuancée d’une certaine tristesse : « Nous nous saluons quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innée ne saurait éteindre tout à fait le souvenir d’anciennes rancunes. »

Il est douteux que Son Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple mortel, et je craignais d’abuser. Enfin, comme l’aube frissonnante blanchissait les vitres, ce célèbre personnage, chanté par tant de poëtes et servi par tant de philosophes qui travaillent à sa gloire sans le savoir, me dit : « Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me servir d’une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser la perte irrémédiable que vous avez faite de votre âme, je vous donne l’enjeu que vous auriez gagné si le sort avait été pour vous, c’est-à-dire la possibilité de soulager et de vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de l’Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misérables progrès. Jamais un désir ne sera formé par vous, que je ne vous aide à le réaliser ; vous régnerez sur vos vulgaires semblables ; vous serez fourni de flatteries et même d’adorations ; l’argent, l’or, les diamants, les palais féeriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner ; vous changerez de patrie et de contrée aussi souvent que votre fantaisie vous l’ordonnera ; vous vous soûlerez de voluptés, sans lassitude, dans des pays charmants où il fait toujours chaud et où les femmes sentent aussi bon que les fleurs, — et cætera, et cætera… », ajouta-t-il en se levant et en me congédiant avec un bon sourire.

Si ce n’eût été la crainte de m’humilier devant une aussi grande assemblée, je serais volontiers tombé aux pieds de ce joueur généreux, pour le remercier de son inouïe munificence. Mais peu à peu, après que je l’eus quitté, l’incurable défiance rentra dans mon sein ; je n’osais plus croire à un si prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma prière par un reste d’habitude imbécile, je répétais dans un demi-sommeil : « Mon Dieu ! Seigneur, mon Dieu ! faites que le diable me tienne sa parole ! »

Charles Baudelaire, « Le joueur généreux », in Petits poèmes en prose, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 274-277.

[4] J’ai déjà (longuement) développé ces idées à propos de l’idéologie néolibérale et de l’économicisme dans la série de billets « Misère de l’économicisme » :
1. L’imposture scientifique
2. L’idéologie néolibérale
3. Fausses libertés et vraies inégalités
4. Feu sur l’État
5. Le monde merveilleux de la modernité

[5] Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social (1976) », in Du texte à l’action, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Esprit », p. 381.

[6] Ce que décrivent, entre autres, Voegelin avec sa notion de « Realissimum », ou Arendt et l’idéologie comme « logique d’une idée ».

[7] Voir les billets : « Cessez le feu sur les fonctionnaires ! », « Trop d’État… ou trop peu ? » et « Misère de l’économicisme : 4. Feu sur l’État ».

[8] Mark Fischer décrit très bien ce phénomène dans son livre Le réalisme capitaliste, Entremonde, 2018 (trad. fr.), p. 73-74. Le sous-titre de cet ouvrage très stimulant est d’ailleurs évocateur : N’y a-t-il aucune alternative ?

[9] Voir : « La souffrance en concurrence ».

[10] La culpabilisation des chômeurs, perçus a priori comme des fraudeurs est simplement dégueulasse. La stratégie du bouc émissaire, aussi grossière soit-elle, fonctionne hélas toujours très bien. Voir : « Les chômeurs ne sont pas des fraudeurs ! »

[11] Et jusqu’à la santé mentale :

 La pensée dominante actuelle n’admet pas que la maladie mentale puisse avoir des causes sociales. La réduction de la maladie mentale à des processus chimiques et biologiques est bien entendu tout à fait à la mesure de sa dépolitisation. Considérer la maladie mentale comme un problème biochimique individuel est source d’avantages énormes pour le capitalisme. Tout d’abord, cela renforce la tendance à l’individualisation atomistique (vous êtes malade à cause de la chimie de votre cerveau). Deuxièmement, cela ouvre un marché fabuleusement lucratif sur lequel les multinationales pharmaceutiques peuvent vendre leurs produits (nous pouvons vous soigner avec nos antidépresseurs, nos inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine). Il va sans dire que tous les troubles mentaux sont instanciés neurologiquement, mais cela ne dit rien de leur cause. S’il est par exemple vrai que la dépression se manifeste par de faibles niveaux de sérotonine, reste encore à expliquer pourquoi certains individus manifestent de tels niveaux. Cela exige une explication sociale et politique.

Mark Fischer, Le réalisme capitaliste, op. cit., p. 46

[12] Expression paradoxale en apparences seulement :

Au départ, il peut sembler très mystérieux d’assister à une intensification des mesures bureaucratiques sous des gouvernements néolibéraux qui se sont posés en champions de l’antibureaucratie et de l’antistalinisme. Pourtant, de nouvelles formes de bureaucratie – « buts et objectifs », « résultats », « missions d’entreprise » – se sont multipliées, alors même que le discours libéral sur la fin du contrôle hiérarchisé et centralisé gagnait du terrain. On pourrait croire que la bureaucratie est un genre de retour du refoulé, faisant une réapparition pleine d’ironie au cœur d’un système qui s’est juré de la détruire. Mais la résurgence de la bureaucratie dans le néolibéralisme est bien davantage qu’un atavisme ou une anomalie.

Ibid., p. 49.

[13] Voir : « L’Union européenne contre l’Europe ».

[14] Voir : « Mascarades de la pureté », « Les enfants de Torquemada » et « Moraline à doses mortelles ».

[15] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket Agora, 1983, p. 91.

[16] Voir la série de billets sur L’édification du monde commun selon Hannah Arendt.

[17] De ce point de vue, la multiplication très à la mode des « safe spaces » n’a rien à voir avec e tels espaces, au contraire !

[18] La crise de la démocratie représentative tient à la fois à une offre affligeante et à la désintégration du corps politique au profit d’individus plus préoccupés de leur petit confort personnel que de l’intérêt général. Voir : « Tous responsables ! ».

[19] À propos de l’oligarchie et de l’ochlocratie qui ont remplacé la république et la démocratie, voir : « Ci-gît la République ».

[20] Voir : « Extension du domaine du caïdat ».

[21] Voir : « Écologie : pour une réponse républicaine » et « Un républicanisme économique ? ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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