
L’idéologue, c’est toujours l’autre. Et pourtant, sans dissoudre le concept dans l’acide du relativisme, nous nous faisons tous, d’une manière ou d’une autre, les petits propagandistes d’une vision de l’homme, de la société et du monde, plus ou moins structurée, plus ou moins assumée, plus ou moins consciente. De ce point de vue, quelle différence entre un dirigeant politique et un fanatique religieux ?
L’idéologie : comment ça marche ?
Paul Ricœur a largement étudié ce phénomène de l’idéologie et montré comment il constitue l’une des deux faces d’un imaginaire collectif, l’autre face de ce Janus bifront prenant la forme d’une utopie, complémentaire de l’idéologie [1].
Chacune des deux peut se schématiser selon trois strates. Dans le cas de l’idéologie, la plus profonde représente sa dimension constructive – l’ensemble des références, rites et mythes qui définissent l’identité d’un groupe : l’idéologie fonctionne là comme un miroir que le groupe se tend à lui-même et dans lequel il observe son propre reflet pour renforcer sa cohésion et assurer sa persistance par la transmission d’une mémoire commune. Cette fonction d’intégration se pétrifie en une forme de légitimation, la strate intermédiaire, dont l’objectif est de répondre au hiatus qui existe toujours entre la prétention à la légitimité par les dirigeants d’un groupe et la capacité de croyance en cette légitimité de la part des membres du groupe – l’idéologie intégratrice cède la place à l’idéologie justificatrice et à son outil privilégié : la rhétorique mise au service de la propagande. Par conséquent, il n’y a pas, pour le moment, à juger moralement de l’idéologie : ses deux premières fonctions sont de construire l’image que se donne le groupe de lui-même et d’en justifier le système d’autorité. Elle sert donc à maintenir le groupe, elle lui permet de perdurer.
En revanche, le basculement dans la troisième strate, la plus superficielle et celle qui m’intéresse ici, représente un phénomène bien plus problématique. Après l’idéologie-intégration et l’idéologie-légitimation, vient l’idéologie-distorsion. Paul Ricœur définit cette troisième fonction comme un « mensonge social », une image distordue et falsifiée de la réalité, conçue dans le but de maintenir à tout prix l’identité du groupe dans une forme figée, sclérosée. Cette image qui se veut hégémonique obscurcit la perception du réel ; l’idéologie devient pathologique et agit comme un filtre qui s’interposerait entre le monde et les membres du groupe. Ceux-ci n’interprètent plus ce qu’ils voient que selon l’image, fausse, qu’impose l’idéologie. Dans l’illusion de se protéger du monde extérieur, la personnalité partagée du groupe se coupe ainsi de l’extérieur en même temps que de la réalité qu’elle perçoit comme un danger pour sa survie. L’image falsifiée du réel se dresse comme une muraille infranchissable sur les parois intérieures de laquelle se déploie une fiction folle prise pour la réalité ainsi calomniée. La communauté s’émancipe donc de la réalité ; elle lui oppose une autre réalité, « plus vraie », au-delà de la perception des cinq sens.
L’idéologie folle qui occulte la réalité, c’est Hannah Arendt, toujours elle, qui la décrit le mieux, en analysant le phénomène totalitaire qui l’a poussée à son point d’incandescence. L’idéo-logie des « –ismes » n’est rien de plus que « la logique d’une idée », c’est-à-dire l’application d’une idée, prémisse de toute explication, à l’Histoire elle-même. Il y a évidemment dans cette volonté de tout expliquer – le passé, le présent et le futur – à partir d’une seule loi universelle réduite à une idée – ce qu’Eric Voegelin appelle le Realissimum, ce qui est plus réel que le réel –, quelque chose de la pensée magique bien que les idéologies se parent toujours d’un discours prétendument scientifique.
Tous des idéologues ?
Consciemment ou non, nous sommes tous les vecteurs d’une idéologie. Nous constituons notre identité individuelle en fonction des identités collectives des groupes auxquels nous appartenons [2]. Ces visions du monde commandent en partie nos interprétations du réel par les références, les grilles de lectures, les « opinions » qu’elles véhiculent et dont nous nous faisons les propagandistes. Il n’y a là rien de bien original – ni de scandaleux. Moi-même, j’assume tout à fait défendre ici une vision du monde et la confronter aux autres. Ceux qui prétendent à une « neutralité axiologique » sont des crétins ; plus encore, ceux qui se cachent derrière une scientificité usurpée pour s’immuniser contre la discussion de ce qui reste des opinions et non des faits scientifiques sont des menteurs [3]. La confusion entre opinion et fait, croyance et savoir, idéologie et science, détruit l’espace public et témoigne du passage à la troisième fonction de l’idéologie.
A contrario, tant que l’usage de l’idéologie demeure dans ses deux premières strates, celle-ci offre aux citoyens à la fois des clefs de compréhension du monde et l’ancrage dans des familles de pensée politique et des groupes sociaux dont les frottements dans l’espace public assurent la vitalité. De ce point de vue, il y a même de la grandeur ou de l’humilité à se reconnaître et s’assumer idéologue et, au contraire, l’absence de colonne vertébrale idéologique empêche les individus de quitter l’obscurité confortable du privé pour participer en pleine lumière à l’activité du public.
En revanche, comme le montrent magistralement Ricœur et Arendt, lorsque la troisième fonction de l’idéologie prend le dessus et que les individus et les groupes s’y abandonnent, le citoyen disparaît au profit du fanatique. Si les militants politiques sincères ont toute mon admiration tant leur engagement gratuit vivifie le débat public [4], la frontière est hélas bien fine qui sépare leurs convictions fermes de la cécité dogmatique. Leur identité individuelle est absorbée par l’identité du groupe qui ne se satisfait que d’une quête sans fin à la pureté : les purges régulières au sein des mouvements politiques en témoignent. Quant à la fonction légitimatrice, elle se pétrifie en un culte du chef, lui-même incarnation, au sens le plus fort du terme, de l’idée au cœur de l’idéologie.
Il y a d’ailleurs un paradoxe un peu étrange à accuser les dirigeants politiques de n’avoir ni conviction ni vergogne et de se complaire dans le cynisme et la démagogie, et, simultanément, d’être aveuglés par leur idéologie qui les rend imperméables non seulement à toute remise en cause de leurs dogmes mais surtout au réel lui-même, tel qu’il est vécu par le peuple. Alors : girouettes aux convictions variables selon les vents de l’opinion et de l’actualité ou bien blocs monolithiques paralysées par l’idéologie et inaccessibles à la raison ?
Si les êtres humains sont supérieurs aux propositions de logique formelle, c’est sans doute parce qu’ils ne sont pas soumis au principe de non contradiction. Ainsi nos dirigeants politiques, plus proches en cela de particules quantiques, peuvent-ils sereinement enfiler simultanément le costume amidonné de la rigueur idéologique et le jogging informe de l’adaptation aux modes et à l’air du temps. Phénomène trivial que celui des prêtres qui s’empressent de violer eux-mêmes les dogmes qu’ils prêchent avec le plus d’ardeur… trivial mais à ne pas prendre à la légère en ne voyant là que cynisme et hypocrisie. Certes, nos chers gouvernant ne sont sans doute pas dénués de ces deux qualités ; toutefois, le mensonge ne peut être le seul moteur de leur comportement. Il y a une sincérité très profonde dans leur manière d’embrasser l’idéologie.
En effet, celle-ci, dans sa troisième acception, agit en eux et sur eux de manière plus tragique encore que pour un militant politique, un fanatique religieux ou tout individu dont l’identité se confond intégralement avec celle du groupe. Contrairement aux différents types de fidèles, ils ne disparaissent pas dans le groupe : ils incarnent à la fois l’idéologie et le groupe lui-même, au sens où ils les incorporent et en font, dans leur propre chair, la représentation physique donnée en monstration. Devenus purs objets spectaculaires – c’est-à-dire à la fois de mise en scène et de mise en miroir – ils doivent être inaccessibles à la raison et au réel.
Inutile donc de s’étonner ou de s’indigner de voir des Macron, des Le Pen, des Mélenchon, des Zemmour, des… s’enfermer dans des schémas illogiques et des raisonnements foireux, accumuler les sophismes et les « éléments de langage » pré-pensés, rester sourds et aveugles devant les preuves pourtant évidentes de leurs errements. « Le réel, c’est quand on se cogne », aurait dit Lacan ; l’idéologie est un narcotique si puissant qu’on peut indéfiniment se cogner contre le réel, aucune douleur, ni même aucune gêne, n’est ressentie.
Cincinnatus, 23 mai 2022
[1] Je vais résumer ici très schématiquement ce que l’on pourra lire de manière plus précise et plus détaillée dans la série de billets « L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur » :
(1) – Introduction
(2) – L’utopie comme évasion de l’imaginaire
(3) – L’idéologie comme construction d’une image commune
(4) – Épilogue
[2] « Des identités et des identitaires ».
[3] « Misère de l’économicisme : 1. L’imposture scientifique ».
[4] « Éloge du militant ».
Et donc « que faire des idéologues fanatiques « ? La réponse? Et des fanatiques idéologues peut-être les pires car probablement plus pervers.
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Bonjour,
j’ai bien conscience de ne pas répondre à la question du titre… en apparence, du moins. En effet, au terme du billet, la réponse semble s’imposer d’elle-même : sauf à avoir soi-même versé dans la dernière strate de l’idéologie (auquel cas la réponse est : suivre aveuglément le chef), il n’y a sans doute rien à faire.
Cincinnatus
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