
Une très grave réforme de l’enseignement professionnel est en train de passer dans l’indifférence générale de l’opinion publique ; hors les enseignants concernés, bien peu de voix s’élèvent contre cette nouvelle attaque envers l’institution scolaire [1]. Le sujet me tient particulièrement à cœur. Peut-être parce que ma mère était prof de math-sciences en lycée pro et que, de l’y avoir vue œuvrer pendant plusieurs décennies, je connais un tout petit peu le milieu ; peut-être, surtout, parce que le dédain dont les LP font l’objet me semble aussi injuste que dangereux alors qu’ils jouent un rôle crucial dans la réindustrialisation de notre pays, dans l’instruction de notre nation et dans la vie de notre Cité.
L’orientation vers la filière professionnelle se fait trop souvent par défaut, sanctionne un échec, voire sert de punition envers des jeunes gens dont le parcours scolaire ne brille guère. « Voie de garage » pour les cancres, « voie poubelle » pour les cas pathologiques dont personne ne veut plus… le mépris général de la société envers les lycées professionnels est infect et se lit plus clairement encore à mesure que l’on gravit les derniers barreaux de l’échelle du pouvoir. Ceux qui rédigent les réformes n’y ont jamais mis les pieds, leurs enfants n’y seront jamais scolarisés. À leur méconnaissance s’ajoute un mépris détestable.
L’enseignement professionnel fait ainsi l’objet d’offensives régulières de la part des pouvoirs politiques successifs, quels que soient leurs partis ou couleurs affichés. En effet, voilà plusieurs décennies qu’une volonté unanime, quoique plus ou moins niée hypocritement, cherche à se débarrasser de ces encombrants lycées professionnels qui coûteraient trop cher et ne rapportent pas grand-chose en termes d’image.
Que l’on ne s’y trompe pas : l’enseignement professionnel, qui ne fait jamais la une, sert ici de terrain d’expérimentation pour la destruction générale de l’Éducation nationale. Une fois les programmes et diplômes nationaux abolis et la gestion des établissements et de leurs encombrants élèves et enseignants confiée à qui voudra bien les récupérer – régions, chambres de commerce ou n’importe quel autre acteur, si possible privé d’ailleurs –, les collèges puis les lycées suivront immanquablement : les dernières réformes ont déjà bien préparé le terrain.
Le démantèlement de l’enseignement professionnel tel que nous le connaissons s’opère progressivement, par deux moyens complémentaires.
D’une part, l’extension de l’apprentissage, largement payé par l’État et dont les entreprises raffolent. Les politiques ne jurent depuis plus de vingt ans que par lui pour sauver l’économie française et réduire le chômage, et en ignorent pudiquement les très nombreux abus et cas de pure exploitation de gamins qui n’ont aucune conscience de leurs droits par des petits patrons sans vergogne. Les exemples pullulent et se multiplient mais pas touche aux escrocs qui se servent des gosses comme d’une main d’œuvre taillable et corvéable à merci : business is business, coco !
D’autre part, la réduction des heures de cours d’enseignement général qui ne cessent de diminuer en LP. C’est sans doute là le point le moins bien compris mais le plus important de cette histoire. À quoi bon, en effet, enseigner les « matières générales » (mathématiques, français, histoire-géographie, physique, chimie, langues vivantes…) à des élèves qui ont montré au collège que « ce n’était pas pour eux » et se sont tournés (ou ont été tournés) vers un cursus dédié à l’apprentissage d’un métier ?
Toute la force des lycées professionnels réside pourtant dans cet équilibre et cette complémentarité entre enseignement professionnel et enseignement général !
Si ces disciplines y sont enseignées d’un point de vue différent de celui adopté au collège et au lycée général, elles y servent le même but : former des citoyens éclairés dotés d’une culture générale humaniste afin qu’ils puissent participer pleinement à la vie de la Cité et à l’édification d’un monde commun (et, notons-le en passant, au moment où le niveau général de la population française en lecture atteint des abysses catastrophiques, toutes ces réformes ne font qu’aggraver la situation). Il n’est pas question de fournir un vernis culturel aux gueux, comme l’imaginent les dames patronnesses et autres petits marquis poudrés qui usent les strapontins dorés des cabinets ministériels, mais bien d’offrir une culture commune à tous, y compris à ceux qui ont dû quitter plus tôt le cadre scolaire général – entreprise humaniste et d’émancipation qui peut sembler surannée aux derniers hommes du Zarathoustra alors que nous devrions nous en enorgueillir.
L’enseignement général sert, aussi, à donner à ces jeunes gens les armes intellectuelles nécessaires pour comprendre leur métier et leurs droits, pour pouvoir évoluer dans leur future carrière quand on ne cesse de nous répéter qu’il faut être « souple », « évolutif », « ouvert au changement », capable de changer de métier et autres formules toutes faites, inventées par des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’être forcé de changer de vie signifie réellement.
Parfaitement complémentaires des enseignements professionnels – les « équipes pédagogiques » sont en général bien plus resserrées et solidaires en LP qu’en lycée général – les enseignement généraux mettent ceux-là en perspective, leur donnent du sens et de la profondeur, sortent le geste manuel ou la procédure d’eux-mêmes pour les replacer dans un contexte plus large, aident à en comprendre l’objectif et l’utilité. Ils apportent les compléments indispensables pour aller plus loin, ils ouvrent des perspectives. Ils donnent les moyens aux jeunes professionnels de progresser – pour certains : d’ouvrier à technicien puis ingénieur. Ils sont rares, les ingénieurs ayant gravi toutes les marches depuis le CAP mais ils existent. Et sans l’enseignement général, uniquement par des stages et de l’apprentissage, jamais ils n’auraient pu y arriver. On est en train de leur interdire toute progression professionnelle et sociale, de les enfermer dans un déterminisme odieux, afin d’en faire de la chair à canon malléable, de simples exécutants qui ne connaissent que les gestes professionnels qu’ils ont à appliquer sans comprendre ni penser, et rien d’autre.
Les lycées professionnels réussissent à sauver des mômes qui, jusque-là, se pensaient incapables de réussir. Ils jouent un rôle social et civique crucial. Les élèves n’y apprennent pas seulement un métier – ce qui est déjà remarquable – mais y retrouvent confiance et découvrent qu’ils peuvent réussir. Et cela grâce à l’abnégation sans faille des professeurs qui voient dans leurs classes se cumuler tous les dysfonctionnements de la société et de l’école, qui doivent affronter, souvent très seuls, la violence et les difficultés sociales, culturelles et psychologiques, et dont les élèves se montrent chaque année plus difficiles.
Et pendant ce temps, tous les politiques, depuis trois décennies, clament, la main sur le cœur, que la voie professionnelle doit devenir une « voie d’excellence », sans jamais y mettre le début d’un kopek et tout en la démantelant sciemment.
Des actes !
Et des moyens !
Les lycées professionnels doivent réellement devenir des « voies d’excellence » que les élèves embrassent volontairement. La formation d’ouvriers et de techniciens qualifiés est un enjeu majeur à l’heure où la désindustrialisation catastrophique de la France commence enfin à pénétrer les consciences ; l’instruction de citoyens éclairés en est un au moins aussi important. Or les lycées professionnels se trouvent à la convergence de ces deux crises.
Cincinnatus, 22 mai 2023
Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
L’effondrement de l’instruction
La mort du bac, l’enterrement de l’école
#Pasdevague
Des réformes et des réformistes
La vocation de l’école
[1] Pour en saisir les enjeux, je recommande la lecture de la motion sur la réforme du Lycée professionnel 2023 de l’Association des Professeurs de Lettres.
Le problème c’est que l’immense majorité des élèves en lycée professionnel, et pour une partie en lycée général et technologique, n’est plus capable de recevoir un enseignement humaniste. Les prérequis culturels et techniques (savoir lire un texte avec attention ) sont si peu maîtrisés que la plupart sont incapables de comprendre un texte de Montaigne, par exemple. Il serait certes souhaitable qu’ils le pussent, mais ce n’est pas la cas. Dès lors, est-il si absurde de les faire travailler? Toutes les sociétés ont eu des esclaves. Les nôtres sont les robots, et maintenant les élèves de lycée pro. On rêverait de s’en tenir aux machines pour les basses oeuvres mais est-ce vraiment possible? Il faudrait défaire tout une économie de l’attention dispersée imposée par le capitalisme numérique et le pouvoir nous manque, ainsi peut-être que la conscience collective de cette nécessité.
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Terrible ce que vous écrivez.
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Un des objectifs de la réforme Macron de l’enseignement professionnel sous statut scolaire : forcer l’orientation des élèves vers les secteurs en pénurie d’emplois, désertés aujourd’hui par les actifs du fait des conditions salariales et de travail déplorables.
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Merci d’avoir si bien cerné les enjeux. L’histoire des Lycées professionnels est riche de progrès, on y a inventé des méthodes adaptées aux élèves en difficulté sans transiger sur la culture générale commune et longtemps, le LP a été un outil de promotion sociale, y compris d’ailleurs pour une partie de ses enseignants qui étaient traditionnellement plus issus des milieux populaires que les certifiés, et étaient plutôt bien formés dans les ENNA et les lycées d’application. Vous avez, de même insisté à juste titre sur la place des enseignements généraux. Ceux-ci, depuis 2007 ont été progressivement appauvris, sacrifiés, malgré la résistance des professeurs et parfois, des inspections qui n’en pouvaient mais…
Confrontés désormais à l’affaiblissement considérable des capacité d’attention des élèves, à l’indifférence du monde médiatique, à la méconnaissance de leur rôle jusqu’à leurs propos collègues, les professeurs d’enseignement général en LP songent, de plus en plus nombreux, à quitter le navire, ce qui d’ailleurs leur est rendu plus difficile depuis que les listes d’aptitude leur ont été fermées. la précarisation des personnels est en marche. Ayant accompagné la création des Bac pro en 1985, la formation des collègues puis leur recrutement, tout en étant resté dans les classes au quotidien, je quitte cette année un bateau en perdition, que l’apprentissage ne sauvera pas, essentiel à la formation citoyenne du futur employé, et un métier qui a perdu en partie son sens par l’effet des mesures prises depuis vingt ans. Pour finir, un souvenir : à mes débuts, vers 1987, j’ai croisé des fondateurs des enseignements de Français en ENNA, Auguste Dumeix et André Rougerie, déjà âgés mais encore mû par un idéal républicain admirable. Où est ce temps..?
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