Des idées et des hommes

Faut-il punir les idées quand elles se conduisent mal ?

Dans le très beau roman de Romain Gary, Les Clowns lyriques, on peut lire ce passage que j’aime bien (pages 28 et 29 de l’édition Folio-Gallimard pour ceux qui voudraient aller voir ; quant aux repères chronologiques de la première phrase : « cette époque », c’est la guerre civile espagnole, et « toujours », c’est la guerre de Corée) :

Pedro était déjà communiste à cette époque et il l’était toujours : il avait, en somme, beaucoup changé. Mais après tout, il ne s’agit pas de communisme, là-dedans. Il ne s’agit jamais de communisme nulle part. Il n’est jamais dans le coup, ni avec Staline, ni avec les pendaisons de Budapest ou de Prague. Le communisme est une idée. Elle est très belle. On n’a pas le droit de juger une idée sur ce qu’elle devient quand elle se concrétise. Elle n’est pas faite pour ça. Une idée se casse toujours la gueule quand elle touche terre. Elle se couvre toujours de merde et de sang quand elle dégringole de la tête aux mains. Une idée ne peut être jugée par aucun des crimes que l’on commet en son nom, elle ne saurait être trouvée dans aucun des modèles qu’elle inspire. Il y a une publicité dans le métro, pour je ne sais quel produit : Je ris de me voir si belle dans ce miroir. Mais une idée ne peut se refléter dans aucun miroir. On n’a pas le droit de juger le communisme d’après son image telle que la reflète le miroir russe : on ne voit que Staline.

Des milliers de livres pourraient (et ne devraient surtout pas) être écrits à propos de ces quelques réflexions. Hors de question que je prétende ici dire si Gary écrit ces lignes au premier, au deuxième ou au quatorzième degré. Je laisse les curieux lire le roman entier et se faire leur propre idée. Avec Gary, le jeu des masques et de l’humour est trop subtil pour être enfermé dans une interprétation univoque.

La question demeure : jusqu’à quel point une idée est-elle elle-même coupable de ce que les hommes en font ?

La comparaison entre nazisme et communisme est devenue une évidence de comptoir – bien loin des réflexions complexes, étayées, fines et nuancées d’Arendt ou d’Aron. On prend un plaisir malsain à compter et recompter les morts des régimes hitlérien et stalinien (en ajoutant à ce dernier ceux de Mao, de Castro, de la dynastie Kim, etc., pour faire bonne mesure) et on décerne des médailles en atrocité. L’arithmétique macabre permet de relativiser les crimes nazis grâce à ceux de son concurrent (et vice-versa) ; ou bien de tout jeter dans la même fosse commune avec un dégoût général de ce qu’ils ont fait (ils : ça devrait être remboursé par la Sécu, ils, tant ces trois petites lettres donnent bonne conscience, ils). Des charniers allemands ou russes (ou chinois ou…) dans lesquels les cadavres sont tous semblables, on déduit un signe égal entre nazisme et communisme.

Il y a du vrai là-dedans.

Mais toutes les idées, toutes les visions du monde ne se valent pas. Certaines sont criminelles en soi. L’objectif explicite du nazisme, c’est le camp d’extermination. Le nazisme, comme le communisme, est une idée. Mais la première n’a pas besoin de « dégringoler de la tête aux mains » pour se « couvrir de merde et de sang », comme le dit Gary. Elle patauge déjà dedans. Et même, elle s’en repaît, dès le moment où elle se forme dans les têtes. « Le communisme aussi », me rétorquera-t-on un peu rapidement, et de citer les nombreux bréviaires du marxisme-léninisme ou du maoïsme. Sauf que toute cette prose, est-ce encore le communisme ? N’est-ce pas plutôt le communisme appliqué, comme il y a des maths appliquées ? Le communisme qui est déjà descendu aux mains, en quelque sorte.

On glose depuis tout à l’heure sur le communisme (et on ne fera changer d’avis personne, tant chacun est persuader de savoir) mais il en va de même pour toutes les idées. Les hommes ont des droits. Les idées n’en ont aucun. On peut les moquer, les caricaturer, les insulter à volonté. On peut même être d’une absolue mauvaise foi avec elles – ce qui est bien souvent le cas. Mais si on veut les critiquer correctement, eh bien !, il faut le faire… correctement.

Or juger une idée avec pour seul argument la manière dont elle a été utilisée, c’est trop facile. Aucune idée ne peut sortir indemne d’un tel traitement, d’une telle arnaque. Même les plus justes. Même l’idée de Justice – c’est pour dire.

Par exemple – République, universalisme : combien de crimes au nom de ces idées-là ? Ils ont beau jeu, les nouveaux racialistes, les entrepreneurs de haines, les identitaires, les obscurantistes de toutes obédiences, de faire feu sur ces idées en les coagulant aux vilénies et aux veuleries de ceux qui se sont servis d’elles comme justifications à leurs turpitudes – parfois très sincèrement. Étaient-ce des trahisons, comme l’affirment les républicains, ou bien des applications logiques et nécessaires de ces idées comme le clament leurs adversaires (ou ennemis) qui veulent les rabaisser au rang d’idéologies comme les autres ? Réponse : les discours de Clemenceau et ses attaques contre Ferry à propos de la colonisation prouvent bien que, même à l’époque, on pouvait être authentiquement républicain et refuser de voir la République prise en otage et avilie. CQFD.

Des idées aux idéologies à leurs concrétisations, la pente en fait chuter plus d’un. Moi aussi, je suis un idéologue (aux sens de Ricœur, on y revient toujours). J’assume ma vision du monde, de la société et de l’homme. Ma Weltanschauung, comme disent les Allemands. Mais j’essaie de faire attention. Je ne sais que trop combien l’idéologie enivre. Il est si confortable de s’y enfermer. De la prendre trop au sérieux. C’est, en général, le premier signe que dégringole l’idée.

Il faudrait un peu de frivolité aux idéologies pour se montrer dignes de leurs idées. Et à celles-ci un peu de grand air pour respirer. Parce que les idées enfermées dans des idéologies, ça finit toujours par pourrir. L’odeur qui s’en dégage n’en est, hélas, que plus enivrante encore. Et ça dégringole. Ensuite s’enlacent en une noce funèbre le philistin et le milicien.

Alors que les idées ne sont pas faites pour ça – être enfermées dans leur réalisation ou dans les systèmes que les hommes bâtissent en prétendant s’inspirer d’elles – ; mais pour donner à l’esprit des raisons de croire qu’il existe et à l’œil un horizon vers lequel diriger l’action – avec la lucidité que l’horizon est une ligne qui fuit. Et donc faire d’un homme l’homme. En fixant le regard là où le ciel et la mer ont trouvé la fin de leurs chamailleries.

Car dans le ciel des idées, le ciel lui-même est au moins aussi important que les idées. C’est important, le bleu, pour qu’elles aient un fond sur lequel se détacher. Là-haut, il faut pourtant faire encore plus attention. Les belles idées, plus on les aime, plus elles nous font cocus. La poursuite du bleu est plaisante. Plus propre, en tout cas, que se coltiner le réel.

Je suis un idéologue donc un proxénète. Et un contrebandier. Je passe ma vie en allers et retours entre la vie et les idées, entre le ciel et la terre. Je travaille les deux, les lis et les relie. Les pieds dans la merde et la tête vers l’illusoire.

Comme tout Méditerranéen, je suis toujours un peu vexé quand on dit du mal de la vie. La Méditerranée et le ciel, c’est une histoire millénaire. Et, comme dans toutes les histoires d’amour, on ne sait jamais qui a commencé le premier à exaspérer l’autre. Heureusement, il y a la lumière. La trinité est complète. La Méditerranée, le ciel et la lumière. Et puis, au premier plan, le tronc tordu et déchiré d’un olivier plusieurs fois centenaire.

Cincinnatus, 3 octobre 2022

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “Des idées et des hommes”

  1. « Mourir pour des idées d’accord, mais de mort lente » comme disait Brassens; c’est-à-dire peut-être sans sombrer dans l’idéologie.
    Par ailleurs, la Méditerranée. Le ciel et la lumière m’a évoqué également l’eau dont un colloque prochain à Valence va débattre. 😉

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  2. Plutôt d’accord avec vous, d’autant que je partage votre goût pour Gary, mais le nazisme n’avait pas pour but le camp d’extermination, ou solution finale, si je peux me permettre. Mais la construction d’une race supérieure, la race aryenne, ce qui est encore pire. C’est là ou l’idéologie nazie est immonde et pire que l’idéologie communiste, belle idée, jamais appliquée, ou si mal qu’elle s’est terminée en dictature à chaque fois. Mais bravo pour la démonstration, et vive la Méditerranée et le ciel et la lumière. DA

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