Le républicanisme est une pensée politique, pas une doctrine économique. Et pourtant, de sa vision du monde cohérente – sa Weltanschauung –, peuvent se déduire des principes en matière d’économie.
Penser l’homme, le monde et la société conduit à penser les rapports économiques réels et souhaités : observer l’être et imaginer le devoir-être sans toutefois chercher à déduire le second du premier, ni légitimer le premier par le second, fautes logiques trop répandues. En d’autres termes : construire un idéal régulateur, un horizon désirable, qui doit servir à fois de boussole et de pierre de touche à la critique du réel [1].
Une anthropologie républicaine
La pensée républicaine prend pour fondement anthropologique le zoon politikon, l’homme politique, l’homme social. Par définition, l’homme n’est homme que dans ses rapports aux autres or, de ce point de vue, l’économie, au sens moderne du terme, n’en est qu’une modalité, elle ne décrit qu’un des rapports et parmi les plus pauvres et les plus étroits. Le républicanisme englobe donc une conception de l’économie mais dans un cadre plus large. Il pose le débat entre l’économique et le politique (au sens qu’en donne Hannah Arendt) dans le sens inverse de celui actuellement imposé par le néolibéralisme triomphant : l’économique ne dicte pas ses règles au politique, au contraire, il doit se plier à l’intérêt général. Le politique prime.
L’utopie républicaine s’adapte à son siècle mais porte depuis sa naissance la dignité de l’homme au cœur de sa construction. En républicain, j’aspire à une société dans laquelle le boulanger et le poète, le professeur et le menuisier sont fêtés comme des héros et reçoivent les rétributions les plus élevées ; dans laquelle les écarts de salaires sont limités à un rapport de un à vingt, c’est-à-dire que l’ouvrier ne peut pas toucher plus de vingt fois le salaire du patron ; dans laquelle les librairies remplacent les magasins de fringues ou les agences immobilières qui ferment… Doux rêves ? Peut-être, mais pas seulement. Car il n’est pas question de sombrer dans la folie totalitaire d’une réalisation hic et nunc, tendance inhérente à toute utopie. Le projet d’une autre société offre une évasion à l’imaginaire autant que le pas de côté nécessaire à la critique du réel.
La République est donc une utopie qui s’assume telle. Loin des fantasmes d’homme nouveau à créer de toute pièce, elle parie sur l’instruction et l’exemplarité pour développer la vertu civique sur laquelle elle repose. Le sens de l’engagement public au service de la Cité agit comme principe et moteur du républicanisme avec pour objectif l’édification d’un monde commun [2]. Mais, comme le rappelle toujours Arendt, la lumière du public n’est supportable que si le citoyen peut se retirer régulièrement dans l’ombre de l’intime. L’équilibre ainsi constitué s’avère parfaitement incompatible avec les utopies concurrentes qui ne promettent que le confort paresseux du narcissisme consommateur ou les guerres de chapelles identitaires.
L’argent contre la justice
Le républicain est toujours du côté du peuple, de ceux qui souffrent, de ceux que la misère empoigne, dans un souci permanent de justice et donc d’égalité absolue de droits et de traitement. Il a à cœur de sans cesse abolir les privilèges qui se réinstituent par l’art mauvais de la démagogie, de supprimer les avantages indus de ceux qui ne se sont donné la peine que de naître. Il suffit de se replonger dans les combats des républicains du 19e siècle pour s’en convaincre : le républicanisme n’est jamais aussi lumineux que sous le joug du monarque.
En proclamant ainsi son attachement viscéral à la justice, le républicanisme reconnaît joyeusement sa fraternité avec les socialismes. Il n’en partage pourtant pas nécessairement l’obsession pour la collectivisation des moyens de production ni la fin de la propriété privée… ni, surtout, les perspectives d’une quelconque forme de dictature du prolétariat ou de tout autre groupe, classe, race, sexe ou je ne sais quoi, sur les autres. La volonté de protéger le citoyen plutôt que l’argent n’entraîne pas de haine de la propriété privée mais la recherche d’une forme d’équilibre dans la frugalité [3]. Décence et dignité supposent, pour tous, de posséder le nécessaire à une vie sereine ; et l’exigence d’implication civique de ne pas être obnubilé par les moyens manquants à la simple survie. Chacun doit posséder de quoi vivre dignement et donc, au premier chef, les murs et le toit qui le protègent – non pour spéculer sur l’abject marché immobilier qui transforme le foyer en moyen de faire de l’argent à partir de l’argent et de la misère humaine, mais pour s’abstraire de l’angoisse. Ce n’est pas là le rêve petit-bourgeois d’une nation de propriétaires retirés dans le confort de leurs pénates mais, au contraire, l’assurance à la généalogie très ancienne d’une sécurité matérielle du citoyen qui lui permet l’activité civique non divertie par les contingences matérielles.
La réciproque en est la condamnation sans appel de la cupidité et de la recherche effrénée de l’enrichissement personnel, parce qu’elles détournent le citoyen de son devoir au service de la Cité et corrompt la vertu. L’avarice préfère l’intérêt personnel au détriment de l’intérêt général – sans doute est-elle l’un des pires crimes en République. Ainsi, puisqu’ils ne peuvent se réguler d’eux-mêmes, les plus hauts revenus doivent-ils être limités dans un rapport raisonnable au salaire minimal. Et toutes les tentatives pour « protéger » sa fortune de la participation à l’impôt doivent être combattues comme criminelles. La justice commande une égalité de traitement totale. Considérer la richesse comme une excuse pour s’abstraire du droit commun et payer moins d’impôt que les autres citoyens est inacceptable : il n’y a là que la simple exigence de justice, et non « jalousie » ni « envie », comme sont prompts à le clamer avec une morgue étourdissante les défenseurs de droits exceptionnels accordés à la puissance de l’argent – et qui, secrètement, rêvent de rejoindre un jour ce club dont les membres peuvent acheter même la loi : l’« envie » est de leur côté [4].
De même, quelle indécence inouïe dans l’affirmation que n’existe aucune différence entre l’artisan qui propose un petit boulot non déclaré et le milliardaire qui cache son magot dans des paradis fiscaux. Évidemment, les deux doivent être sévèrement condamnés !… à la hauteur de leur délit. Le relativisme qui consiste à vulgairement tout rapporter à l’adage « qui vole un œuf vole un bœuf » empoisonne le jugement. Que l’on vienne m’expliquer avec la même assurance qu’il n’y a pas de différence entre un génocide et un homicide ! Il n’est pas besoin de faire montre de plus d’indulgence dans le cas de l’artisan que dans celui du milliardaire mais ça marche aussi dans l’autre sens : considérer que les deux sont identiques et doivent être poursuivis et punis avec la même virulence, c’est se moquer du monde et faire fi du principe de proportionnalité de la peine. Le dommage qu’inflige le second à l’État et à toute la nation est sans commune mesure avec celui que lui porte le premier. Se montrer fort envers les faibles et faible envers les forts : un tel servilisme est écœurant.
La Loi, le droit, les règles
En effet, la loi est la même pour tous. Du plus humble au plus puissant, elle exige de chacun un respect absolu et personne ne peut exciper d’une quelconque justification pour s’en exonérer, que ce soit par caprice, par paresse ou par clientélisme. Pourquoi ? Simplement parce que les lois, les règles, les normes protègent directement les citoyens mais aussi et surtout le monde commun de l’hybris. Elles sont la garantie de la civilisation.
Si les lois scélérates existent et doivent être combattues avec toute la force que donne la justice, la Loi doit être chérie pour ce qu’elle est : ce qui rend possible la vie en commun. Comment en a-t-on pu arriver à un tel degré de corruption des esprits pour que toute norme soit perçue comme néfaste, toute règle comme asservissante, et qu’un discours politique ne puisse faire l’impasse sur la sempiternelle « nécessité de briser les tabous » alors même qu’il n’y a pas de civilisation sans interdit ?
Le grand mouvement actuel de suppression de toutes les normes ne débouche que sur l’éclatant succès des mafias en tous genres. Sinistre spectacle d’un grand retour en arrière au nom d’une modernité triomphante ! Or s’opposer au rouleau compresseur idéologique de destruction du droit relèverait de la dernière ringardise, voire de la réaction et, horresco referens, du populisme. Pourrait-on m’expliquer, par exemple, en quoi s’extasier devant vingt-deux millionnaires exilés fiscaux joueurs de baballe, c’est populaire, alors que défendre le droit du travail, c’est populiste ?
Travail, environnement, santé, patrimoine… faire passer les règles pour « oppressives », pour « inefficaces » afin d’augmenter les profits de certains au détriment de tous : voilà donc la glorieuse modernité ? Bien entendu certaines sont absurdes ! Mais il est insupportable d’entendre à longueur de journée politiques irresponsables et éditocrates en mal de buzz s’en servir pour saper en profondeur l’idée même de règle commune et pour attaquer de front celles qui protègent vraiment les citoyens. La succession de scandales sanitaires, environnementaux, financiers… pointe au contraire l’urgence non seulement des règles elles-mêmes, mais également de leur application réelle [5].
La puissance assumée de l’État
La Loi ne peut être appliquée avec force et justice que si l’État assume sa puissance. Et ce, jusque dans le domaine économique. En reconnaissant et en prônant la supériorité du politique sur l’économique, le républicanisme fait passer l’intérêt général devant les intérêts particuliers et donne à l’État un rôle qui dépasse largement celui, croupion, d’arbitre des élégances entre puissances d’argent. Loin de le cantonner à un stratège d’opérette laissant passer et laissant faire, le républicanisme lui confie la lourde tâche d’encadrer, voire de contrecarrer, un « marché » dont la nature bénéfique n’existe que dans les esprits crédules ou les discours cyniques des libéraux. L’État prescripteur, interventionniste et planificateur a été tant calomnié qu’il fait aujourd’hui figure d’épouvantail. Il faut peu de vergogne pour assimiler toute intervention dans le champ économique comme une résurgence du stalinisme.
Et pourtant, nationaliser des entreprises dans des secteurs stratégiques pour assurer l’indépendance et la souveraineté nationales, ce n’est pas du collectivisme digne des bolchéviques, chiffon rouge quelque peu élimé mais qui fait toujours son petit effet dans les dîners mondains entre gens de bonne compagnie : c’est du bon sens et de la responsabilité politique. Au contraire, la mode est bien aux privatisations idéologiques et au culte de la concurrence « libre et non faussée » – bien qu’elle soit aujourd’hui totalement faussée et tout sauf libre – qui s’accompagnent toujours de promesses idylliques pour les consommateurs rois… alors que tous les exemples montrent le contraire. Privatiser une entreprise publique, c’est retirer un bien qui appartient à tous les citoyens pour le vendre à vil prix à des actionnaires (souvent étrangers). Les nombreux scandales (énergie, autoroutes…) n’empêchent pourtant pas la réitération aveugle et stupide de ces grands vide-greniers dans lesquels ce sont toujours les Français qui se font enfler et la souveraineté nationale qui crève un peu plus.
C’est d’ailleurs d’abord « sur la scène internationale », comme on dit aujourd’hui en novlangue comme si c’était une pièce de théâtre, qu’il faudrait assumer le plus notre souveraineté. Car la doxa néolibérale vante les bienfaits de la mondialisation et de la concurrence de chacun avec tous mais nous impose simultanément de nous lier les mains face à nos concurrents-mais-néanmoins-partenaires-commerciaux en nous empêchant d’utiliser les mêmes stratagèmes qu’eux. La Chine, les États-Unis et tous les autres États du monde s’embarrassent-ils des mêmes scrupules que nous lorsqu’ils imposent unilatéralement des droits de douanes ou des mesures économiques coercitives visant à protéger leurs marchés ? S’effacent-ils volontairement devant la liberté du marché lorsque leurs entreprises sont menacées ? Abandonnent-ils leurs fleurons nationaux aux appétits étrangers ou au démantèlement façon découpe de garçon boucher ? Cessons donc d’être les plus bêtes du monde en vertu d’une idéologie suicidaire : tous les autres défendent leur souveraineté, à juste titre ! Quand un ancien premier ministre du début des années 2000 avait osé parler de « patriotisme économique », il avait été vilipendé tant par la droite – « comment peut-on s’opposer au sacro-saint libre-échangisme ? » – que par la gauche – « la peste brune du nationalisme ne passera pas ! ». Quand des capitaines d’industrie ont inventé le concept ubuesque d’« entreprise sans usine », ils furent acclamés comme des génies visionnaires. Résultat ? La France a réussi à détruire toute son industrie.
Un républicain cohérent défendrait farouchement la souveraineté en matière économique, en donnant à l’État les moyens nécessaires. Les principes philosophiques et politiques priment sur les chimères idéologiques du néolibéralisme si souvent maquillées en un « pragmatisme » de petit boutiquier cupide. Ainsi, par exemple, dans une République où la vertu civique guide les dirigeants politiques, on ne fait pas affaire avec des régimes dont les principes et les actes sont violemment opposés à l’idéal républicain ; on ne vend ni son honneur ni son patrimoine pour des yuans ni des pétrodollars. Ceux qui, depuis des décennies, bradent le pays, sont coupables de haute trahison. Comment osent-ils régulièrement retourner devant leurs électeurs après avoir vendu les bijoux de la nation qu’ils avaient mission de protéger et de transmettre aux générations suivantes ? Le comble de l’abjection est atteint lorsque les clients ne sont autres que ceux-là mêmes qui arment les assassins de nos compatriotes. Les relations dégueulasses entretenues entre les politiques français et les pétromonarchies du Golfe devraient les envoyer directement au gnouf. De même, l’intelligence avec les puissances étrangères s’affiche désormais ouvertement et nous devrions être collectivement révulsés de voir des dirigeants de premier plan affirmer avec servilité leur « amitié » pour des régimes dictatoriaux comme la Chine dont les offensives économiques envers la France sont bien connues. Nous avons atteint un tel niveau d’indifférence devant la corruption des élites que plus personne ne s’en émeut.
Au service de la République
Au contraire, il paraît plus facile de s’en prendre aux boucs-émissaires habituels. Et en première ligne de ceux-ci : les fonctionnaires. La République française repose sur une conception aussi noble qu’exigeante du service public. Or, depuis le triomphe de l’idéologie néolibérale qui hait l’État et ses serviteurs, la mode est à sa destruction et à la calomnie de ses agents. Le processus se montre dans toute la glorieuse simplicité : 1/ matraquer qu’ils sont toujours trop nombreux (par rapport à quoi ? par rapport à qui ? selon quels critères ?) et inefficaces ; 2/ baisser les moyens et les effectifs en augmentant sans cesse les missions ; 3/ se plaindre de la diminution de la qualité du service rendu ; 4/ privatiser en promettant que ça ira beaucoup mieux lorsque le privé s’en chargera ; 5/ découvrir benoîtement qu’ensuite le service s’avère plus cher et de qualité moindre mais se féliciter malgré tout du « courage politique » qu’il a fallu pour briser ces salauds de fonctionnaires corporatistes.
Le courage semble aujourd’hui se trouver du côté de ceux qui osent se battre pour la préservation de services publics de qualité [6]. Les insultes quotidiennes, sur tous les médias, seraient unanimement condamnées si elles étaient proférées à l’encontre de n’importe quelle autre profession ou groupe… n’imaginons même pas le scandale si une « minorité » autoproclamée était aussi violemment stigmatisée ! Mais peu importe : ce sont des fonctionnaires, pas des êtres humains, on peut dire tout et surtout n’importe quoi, colporter les pires mensonges, employer le vocabulaire le plus dégradant [7], déchaîner la haine la plus stupide et la plus violente, promettre à chaque élection d’en « supprimer » toujours plus : ce qui est intolérable pour toute autre catégorie de la population est encouragé à l’encontre de ces sous-hommes de fonctionnaires.
Comment peut-on traiter ainsi ceux qui ont fait le choix de dévouer leur carrière à l’intérêt général et au bien commun ? au service de l’État et de la nation ? Tout ne peut pas suivre la fantasmée « loi de l’offre et de la demande », tout n’est pas affaire d’argent, tout n’a pas à prouver sans cesse son utilité pour avoir le droit d’exister. Mieux que cela : tout ce qui, par nature, échappe au marché, assume sa gratuité et revendique son inutilité marchande s’avère infiniment plus nécessaire à une vie pleinement humaine que le reste, car tout cela participe pleinement au monde commun. Et pour que tout cela subsiste, pour que tout cela résiste aux appétits destructeurs du pognon-roi, il faut un statut particulier [8]. En France, les services publics ont servi de colonne vertébrale à une République fondée sur le triptyque liberté-égalité-fraternité dont ils assurent la concrétisation quotidienne. Les fonctionnaires eux-mêmes souhaitent largement que les services qu’ils offrent s’améliorent, évidemment ! Mais ils voient bien que les discours sur « l’optimisation » et « l’efficacité » ne sont que le faux-nez d’attaques idéologiques contre le service public en tant que tel, et donc contre la République.
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Je vois bien des républicains qui défendent avec force et raison la laïcité mais qui s’exonèrent des autres combats, en particulier économiques. Je suis heureux et fier de partager la bataille cruciale de la laïcité avec ces frères d’arme ! Mais je regrette parfois ce que je perçois comme un manque de cohérence. Libre à eux de se dire républicains : ni moi ni personne ne peut s’arroger l’autorité de décerner des brevets d’honorabilité. Contrairement à ce qui se passe régulièrement dans d’autres familles de pensée politique, je ne rêve certainement pas d’épurations idéologiques – au contraire : le débat, la discussion et la confrontation d’idées différentes, dans l’espace public global comme au sein même de la famille républicaine, constituent un pilier de la liberté. Ainsi est-il ridicule de chercher à réduire le républicanisme à une localisation topographique entre gauche et droite, entre petits intérêts partisans.
En revanche, j’essaie sincèrement de comprendre comment on peut défendre en même temps© la République et des mesures néolibérales antirépublicaines, d’affaiblissement de l’État et de la souveraineté nationale, de destruction des services publics, d’octroi d’avantages injustifiés pour les plus riches, de soumission coupable à la modernolâtrie et au discours lénifiant sur les « nécessaires réformes structurelles » qui ne sont que l’application d’un programme idéologique aux antipodes du républicanisme, ou encore faire fi de justes colères en les assimilant sciemment aux violences inadmissibles. Le servilisme à l’égard du satrape de hasard ne justifie pas tout.
Cincinnatus, 20 mai 2019
[1] C’est d’ailleurs la démarche non assumée des (néo)libéraux, qui prétendent faire l’inverse. Au nom d’une illusoire scientificité de l’économie, ils assènent sous forme de vérités absolues ce qui ne relève en réalité que de l’idéologie. L’idéologie peut être discutée, la science non : plutôt que d’admettre leurs présupposés anthropologiques et leur vision du monde, ils s’abstraient du débat d’idées pour envahir indûment le domaine de la science et s’exonérer de toute justification. Malhonnêteté.
[2] Avant que les Romains n’inventent le mot, les Grecs avaient déjà incarné l’idée, comme en témoigne la célèbre oraison funèbre que Thucydide place dans la bouche de Périclès :
Nous apprécions la beauté, sans pour cela aimer le faste et nous avons le goût des choses de l’esprit, sans tomber dans la mollesse. Nous usons de nos richesses en hommes d’action, comme de moyens, et non en hâbleurs, pour en faire parade. Il n’y a point de honte chez nous à avouer qu’on est pauvre, mais il y en a à ne rien faire pour sortir de cet état. Ceux qui participent au gouvernement de la cité peuvent s’occuper aussi de leurs affaires privées et ceux que leurs occupations professionnelles absorbent, peuvent se tenir fort bien au courant des affaires publiques. Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote ou même en présentant à propos nos suggestions. Car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire. Une des qualités encore qui nous distingue entre tous, c’est que nous savons tout à la fois faire preuve d’une audace extrême et n’entreprendre rien qu’après mûre réflexion. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance, tandis que la réflexion engendre l’indécision. La vaillance ne se trouve-t-elle pas sous sa forme la plus haute chez ceux qui, sachant mesurer les risques à courir et apprécier les charmes de la vie, ne reculent pourtant pas devant les périls ?
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, trad. Denis Roussel, Folio classique, p. 159-160. (C’est moi qui souligne)
[3] De ce point de vue, les théories de la décroissance peuvent attirer à juste titre l’intérêt des républicains, tant qu’elles ne lorgnent pas du côté d’un antihumanisme qui prend les catastrophes écologiques pour prétexte.
[4] Quant à l’« argument » selon lequel une pression fiscale jugée trop forte sur les plus riches les ferait fuir (alors qu’on ne leur demande que de participer à la solidarité nationale à hauteur de leurs moyens, COMME TOUT LE MONDE), il devrait faire rougir de honte ceux qui le prononcent à haute voix avec sérieux :
- Ils affirment sincèrement que le droit devrait être différent pour les pauvres et pour les riches pour répondre aux seuls caprices de ces derniers.
- Ils abdiquent tout honneur en acceptant sciemment de céder au chantage le plus vulgaire du pognon.
- Ils se rangent au fantasme que les riches qui s’exilent sont une « perte de forces vives », c’est-à-dire que l’argent est le critère de valeur et de qualité des citoyens, qu’un riche qui menace de partir vaut mieux qu’un pauvre qui n’a que le choix de rester.
- Ils choisissent de se battre pour des gens prêts à abandonner la nation par égoïsme plutôt que pour ceux qui restent et participent au bien commun.
- Ils relaient ce mensonge d’un exil massif des riches en cas d’augmentation des impôts, alors que ceux qui partiraient, de fait, sont déjà partis puisqu’ils truandent le fisc et ne paient pas les impôts qu’ils doivent.
- Quand bien même demander aux plus fortunés de payer leur juste part d’impôt les feraient vraiment fuir la nation : bon débarras, leur lâcheté ne mérite que l’indignité nationale.
[5] Le cas tragique de la cathédrale Notre-Dame de Paris est à ce titre édifiant : alors même que tout montre que les règles de sécurité de base n’étaient pas respectées, la réponse du gouvernement consiste à proposer une loi d’exception destinée à déroger à tous les codes en vigueur ! Quel cynisme destructeur !
[6] J’ai même été traité de stalinien (sic) parce que j’ai eu l’outrecuidance de défendre les fonctionnaires dans la campagne de diffamation dont ils sont couramment victimes – l’anecdote serait risible si elle n’était pas lamentable
[7] Parasites, feignants, inutiles, improductifs, assistés, planqués, tire-au-flanc, incapables, privilégiés… et ne sont choisis ici que les adjectifs les plus policés : en général, le vocabulaire est plus imagé.
[8] Le statut de la fonction publique, tel qu’il existe aujourd’hui en France, a été créé par le gouvernement d’union nationale en 1946 pour protéger l’intérêt général en garantissant l’indépendance des fonctionnaires vis-à-vis des pressions politiques. Les nombreuses attaques dont il fait l’objet, sous les prétextes fallacieux d’inefficacité ou d’archaïsme, ont pour objet réel la mise au pas des fonctionnaires et leur soumission, non plus au seul l’intérêt général, mais aux intérêts privés et aux caprices des politiques.