Unité nationale : quelle escroquerie !

Clemenceau_-_Manet

« Le droit d’insulter les membres du gouvernement est inviolable. »
Georges Clemenceau, note adressée le 8 juin 1918 au Bureau de presse

En réponse à la crise sanitaire gravissime que nous subissons, le Président de la République appelle à « l’unité nationale ». Étrange rhétorique de la part de celui qui, en bon disciple de Sarkozy, a dressé les Français les uns contre les autres et dont la responsabilité est majeure dans la débandade actuelle.

Responsables…

L’hôpital et, avec lui, tout le système de santé français est dans un état déplorable ? Des décennies de new public management, de cures d’austérité, de formations des cadres à la gestion purement comptable d’établissements publics non plus tournés, désormais, vers le soin de patients mais vers la rentabilité et l’optimisation des ressources… tout ce que le néolibéralisme [1] a de plus mortifère s’est concentré dans notre service public le plus précieux et l’a patiemment détruit.

Macron n’est donc pas comptable de la situation actuelle puisque ce sont ses prédécesseurs qui ont tout cassé !

nous assène-t-on. Si l’hôpital allait déjà très mal en 2017, c’est encore pire en 2020 et, de cela, le Président actuel et son gouvernement sont pleinement responsables. Selon tous ces Diafoirus, il fallait « réformer », autrement dit : détruire tout ce qui tenait encore debout du service public de santé, comme on le fait de tous les services publics – ces ruines archaïques du passé honni où la solidarité nationale avait un sens. Cette politique de la saignée est criminelle en général mais elle le devient dramatiquement au sens propre lorsqu’on joue ainsi avec la santé des individus.

Il fait ce qu’il peut : personne ne pouvait prévoir cette crise

nous rabâche-t-on pour dédouaner le pouvoir actuel de toute responsabilité. Or, depuis des mois, les soignants avertissaient, alertaient, criaient de toutes les manières possibles, jusqu’à mener les plus longues grèves connues dans ce secteur, jusqu’à des démissions massives, jusqu’à la publication de nombreuses tribunes dans tous les journaux… le hurlement de l’hôpital a été entendu de tous, sauf du pouvoir. Pire encore : les seules réponses qu’il a daigné apporter à ceux qu’il appelle aujourd’hui des « héros », ce furent d’indignes bastonnades de médecins et infirmiers grévistes et un mépris consommé devant les caméras.

Il n’y a pas d’argent magique

avait définitivement affirmé le Président (avant de trouver magiquement 300 milliards lorsque la bise fut venue). Et les ministres, Agnès Buzyn en tête, de répéter avec morgue les mêmes « éléments de langage ». Régulièrement ressortent ces images cruelles de la ministre de la santé d’alors, en visite dans des hôpitaux, arborant un sourire narquois devant les soignants qui implorent l’aide de leur tutelle.

Or, elle a été débarquée du Ministère alors même que la crise débutait, ce n’était pas pour sa déconnexion complète du réel mais dans l’objectif de réparer les dégâts causés par les ridicules grivoiseries du candidat à la mairie de Paris. Je répète tant cela semble lunaire :

une pandémie mondiale commence et la Ministre de la Santé quitte son poste pour concourir à une compétition électorale dix jours avant le premier tour !

Jarry doit se marrer. Pourtant, cette anecdote digne du père Ubu finira par passer inaperçue tant elle se noie dans la rafale d’erreurs, de compromissions, de mensonges et de décisions catastrophiques qui caractérisent la « gestion » de la crise par le Président et le gouvernement.

… et coupables

L’incompétence crasse d’une équipe qui a toujours affirmé être composée des « meilleurs de chaque camp » saute aux yeux. Alors même que toutes les informations scientifiques étaient accessibles et annonçaient clairement la pandémie, il y a à peine un mois, on nous parlait encore d’une simple « grippette » qui de toute façon n’atteindrait jamais la France. Il y a trois semaines, le 7 mars 2020, le Président lui-même allait au théâtre en encourageant les Français à sortir bien que le virus fût déjà arrivé ici. La porte-parole du gouvernement, dont chaque intervention réussit l’exploit d’être plus stupide et plus indigne encore que la précédente, dans un sursaut d’inhumaine arrogance, insultait les Italiens en expliquant combien ils étaient mal préparés et mal dirigés… alors même qu’ils enterraient leurs morts [2].

Les masques ne sont pas nécessaires si l’on n’est pas malade

a-t-on ainsi pu entendre de la bouche de cette inénarrable porte-parole, le jour-même où le Président en portait un à la télévision ! Manque de masques, de tests, de réanimateurs et, de manière générale, de moyens humains et matériels à l’hôpital (tiens, ce que réclamaient les soignants depuis des mois…), aucune aide ni soutien des médecins de ville, retards hallucinants dans les mesures prises alors que les exemples chinois et surtout italien nous sautaient à la gueule, etc. etc. la liste est interminable des preuves de l’incurie.

Politique de gribouille dont les improvisations cherchant pathétiquement à cacher l’impréparation et la pusillanimité sont responsables des milliers de morts que nous connaissons. Et que dire de la décision folle de maintenir les élections tout en décrétant le confinement sans toutefois oser prononcer le mot : ceux qui ont décidé que le premier tour des élections municipales devait se tenir et qui ont appelé les citoyens à aller voter, ceux-là sont des assassins.

Les pétitions se multiplient contre le gouvernement et recueillent parfois des centaines de milliers de signatures pour traduire en justice ceux dont les mensonges et les actions nous ont conduits à la catastrophe. La colère des soignants et du peuple s’exprime contre eux, et contre le Président d’abord, bien que celui-ci se défausse sans cesse sur son Premier ministre. En effet, incapable d’assumer son rôle et ses responsabilités, Emmanuel Macron se drape dans les ambigüités du « en même temps » et tient des discours incompréhensibles, laissant à ses sous-fifres, Édouard Philippe le premier d’entre eux, le sale boulot d’expliquer et d’expliciter la parole présidentielle embrouillée… et de prendre les coups !

S’il faut d’ailleurs reconnaître un mérite à Philippe, c’est bien son abnégation au service d’un Président à ce point sadique. Même François Fillon, en sont temps, n’en a pas subi autant. Et que l’on ne vienne pas me dire que c’est son rôle : le Premier ministre est nommé pour diriger l’action du gouvernement, pas pour compenser les failles psychologiques du Président.

Rhétorique martiale

Celles-ci transparaissent un peu plus à chacun de ses discours, mal écrits et mal lus par un mauvais comédien à la voix mal assurée. Rien ne colle dans ces mises en scène qui puisent à tout ce que la communication politique fait de pire. Le narcissisme de l’individu pollue chaque phrase. Le vocabulaire employé sonne faux parce qu’il est en décalage complet avec la réalité. La rhétorique martiale est hors-sujet :
NOUS NE SOMMES PAS EN GUERRE !
Nos frontières ne sont pas violées par des armées d’invasion. Nos intérêts stratégiques ne sont pas mis en dangers par les attaques d’un ennemi extérieur ni intérieur.
Nous subissons une pandémie. Nous luttons contre un virus.
Cela n’a rien à voir.

C’est une métaphore

nous rétorque-t-on. Certes. Mais justement, parce que les symboles et les métaphores sont d’une importance primordiale, il ne faut pas les utiliser n’importe comment. Et en l’occurrence, la métaphore guerrière sert essentiellement à imposer le silence à toute voix discordante. Les « nous sommes en guerre » et autres appels à « l’unité nationale » signifient en réalité « taisez-vous et laissez-nous les mains libres ». Pour quoi ? Sous prétexte de « sauver l’économie », et plutôt que de tout faire pour sauver des vies, ils poursuivent et accélèrent l’application d’un programme politique de destruction massive du droit et du système social français.

Pendant ce temps, on se rassure sur l’air de

Rien ne sera plus jamais comme avant

Quelle naïveté !
Comme après le 11 septembre ? comme après le 21 avril ? comme après Charlie ? comme après le Bataclan ? comme après chaque événement collectivement traumatique qui ne se rappelle à nous qu’aux dates anniversaires avec leurs jolis discours, et qui finit par s’effacer ?
Ce qui ne sera plus comme avant, en revanche, c’est l’inscription dans le droit commun des mesures d’exception.
Ce qui ne sera pas comme hier, c’est tout ce qui va redevenir comme avant-hier, avec les terribles reculs sociaux en train de passer tranquillement sous couvert de lutte contre la pandémie.
Une économie, ça se redresse, des morts, ça s’enterre : comment appelle-t-on un gouvernement qui déclare préférer sauver son économie plutôt que son peuple ?

Si nous sommes en guerre, alors s’opposer à ces mesures est assimilable à de la trahison. Ce n’est plus un sophisme mais un véritable hold-up par un gouvernement de gangsters. Ils ne sont pas sans foi ni loi, c’est pire : ils ont foi dans le néolibéralisme et appliquent la loi du plus fort.

Volonté de censure

Les tentatives d’éteindre le débat public au prétexte d’une artificielle « unité nationale », de faire taire toute critique, trouvent des relais efficaces chez les thuriféraires du Président. À ce titre, les groupies de la Macronie m’amuseraient si elles ne m’effrayaient pas. Abandonner tout sens critique pour soi-même et interdire le questionnement pour les autres : quelle étrange conception de la démocratie ! Imaginons un instant que Macron ait perdu en 2017, qu’un de ses adversaires – n’importe lequel – ait été élu et que celui-ci se comporte aujourd’hui comme le fait Macron. Les entendrait-on tenir le discours d’unité nationale qu’ils rabâchent tous les jours ?
Je l’espère pour leur cohérence intellectuelle ! (Et ils auraient d’ailleurs tout autant tort.)

Mais qu’ils me permettent d’en douter quand je vois leurs comportements de fans enamourés, aveuglés par le sourire Colgate et les discours lénifiants de novlangue démagogique. Je crains, au contraire, qu’ils seraient les plus véhéments des opposants au gouvernement et au Président. (Et ils auraient raison et me trouveraient alors à leur côté !)
Procès d’intention ?
Sans doute !
À l’image de ceux qu’ils intentent actuellement pour faire taire toute voix se refusant aux louanges de l’Élysée.

Pour ma part, que l’on m’accuse donc d’antimacronisme primaire, peu me chaut. Je persiste dans la critique des causes qui aujourd’hui produisent leurs effets dramatiques : l’idéologie néolibérale, la gestion comptable de l’État, l’inculture et l’arrogance des gouvernants, etc. Je défends toujours les mêmes principes, même en période de crise, et je refuse d’abdiquer mes libertés de pensée et de parole. Tant pis pour les censeurs.

Pendant la Grande Guerre, dans l’opposition, Clemenceau, que Macron essaie pathétiquement de singer, n’a pas hésité à tirer à boulets rouges sur le gouvernement et l’état-major qui prenaient des décisions ineptes. Arrivé au pouvoir, sa première décision a été de supprimer la censure de la presse. Même dans son combat contre les défaitistes, et malgré les attaques ignominieuses dont il était la cible, il a toujours défendu la liberté d’expression de ses adversaires. Voilà ce qu’on est en droit d’attendre d’un véritable homme d’État.

Macron aurait été digne de sa fonction et mènerait une politique à la hauteur de la crise, je serais le premier à le soutenir, sans aucune arrière-pensée et avec autant de force que je le critique aujourd’hui. Les hommes m’importent peu : ce sont les actes que je juge. Ce faisant, je pense être bien plus fidèle à la nation que ceux qui appellent à son unité pour servir leurs propres intérêts et ainsi la trahissent au lieu de la gouverner.

Cincinnatus, 30 mars 2020


[1] Quant à tous ceux qui ne savent qu’ânonner dans un psittacisme de cuistres que « le néolibéralisme, ça n’existe pas, c’est juste un mot qu’emploient les nostalgiques du bolchévisme pour attaquer nos démocraties, etc. etc. », une bonne fois pour toute, avant de proférer de telles inepties, qu’ils prennent la peine de lire ce que j’ai pris la peine d’écrire sur le sujet :
1. L’imposture scientifique
2. L’idéologie néolibérale
3. Fausses libertés et vraies inégalités
4. Feu sur l’État
5. Le monde merveilleux de la modernité
Ensuite, nous pourrons discuter, notamment des antidotes : Un républicanisme économique ?

[2] et qu’ils subissaient l’aveuglement et la surdité volontaires de l’Union européenne, sans doute trop contente de voir à terre un de ces pays du « club Med » tant méprisés par les « vertueux » États du Nord. S’il fallait en avoir encore la démonstration, cette crise montre, une fois de plus, qu’il n’existe rien de tel qu’une « solidarité européenne » au sein de l’UE.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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