Une bonne guerre ! 4. Les derniers hommes

Le Siège de Paris, Ernest Meissonnier (1884)

23 mars 2…

L’aspiration à un retour à la « vie normale » imprégnait à ce point tous les esprits que la « normalisation » – tel était le nom donné au grand plan de pacification et de réparation dessiné par l’Allemagne et la Russie, avec l’assentiment des États-Unis et de l’Union européenne, afin de sortir de la crise intense qui avait secoué le pays – ne fut pas même discutée. Pas plus que la signature du traité de Versailles qui instaurait une nouvelle Constitution et entérinait, de fait, la disparition de la souveraineté de la France. Officiellement, les institutions de l’Union européenne se chargeaient de la « sauvegarde » politique et économique du pays ; en réalité, le dominion germano-russe en commandait dorénavant les destinées.

Les apparences demeuraient sauves : des élections régulières étaient prévues à tous les échelons et un gouvernement « national » demeurait responsable devant le peuple, qui avait même le loisir de se choisir un nouveau président de la République tous les cinq ans. Et peu importait, au fond, que ne se présentassent à toutes ces fonctions décoratives que des candidats dûment validés par les « instances de contrôle internationales » : les formes de la démocratie étaient conservées. Tout cela n’était qu’une façade, des rituels creux auxquels personne ne croyait sérieusement mais, après tout, qui s’en souciait du moment que la vie reprenait « comme avant » ?

Ces détails institutionnels réglés, les choses sérieuses purent commencer. L’armée – hommes, matériels, industrie et technologies – passa sous le contrôle direct et unique de l’OTAN, qui intégra la Russie quelques mois plus tard, conformément aux accords de Doha. On évalua rapidement tous les « actifs » du pays afin de pouvoir rembourser « les alliés de la France » et renflouer les finances publiques en vue de la reconstruction. Gares, aéroports, musées, palais, bibliothèques… tout fut vendu. L’Allemagne se dévoua pour servir de commissaire-priseur.

Le Marché ouvert sans restriction ni régulation aucunes s’imposa à tous les secteurs et attira de nombreux « investisseurs » étrangers, ravis de pouvoir acquérir à prix bradés les trésors nationaux. L’argent afflua dans ce qui était devenu un parc d’attraction géant… en même temps que la plus grande plaque tournante au monde pour tous les trafics imaginables. Ce n’était d’ailleurs guère un hasard si l’une des premières mesures prises par le nouveau pouvoir fut la légalisation du cannabis ; loin d’être anecdotique, cette décision s’avéra un coup de maître politique : elle assit la popularité des dirigeants, calma les émeutiers qui purent se lancer très officiellement dans ce business et relança ainsi l’économie des quartiers séparatistes.

Le château de Versailles lui-même, trois semaines après la signature du traité, fut acheté par un émir du Golfe qui en fit sa résidence personnelle ; sa transformation de la galerie des glaces en boîte de nuit privée n’émut personne. Ce qui aurait dû être vécu comme une terrible humiliation passa inaperçu. Suivirent les services publics et autres institutions : tout le système de santé bascula dans le giron d’entreprises privées étrangères, des fonds de pensions américains, allemands et britanniques récupérèrent ce qui restait des retraites, Américains et Chinois se partagèrent les universités, etc. L’école, enfin, symbole de la décrépitude française, fut complètement démantelée au profit des officines privées mercantiles – pour la plupart religieuses.

Le pays qui avait été si longtemps le modèle de l’universalisme devint en un rien de temps le meilleur terrain d’expérimentation du néolibéralisme le plus débridé… et de ses alliés identitaires. La nation, déjà soumise à de graves fractures, acheva sa balkanisation, bien aidée en cela par la nouvelle organisation juridico-territoriale. Les régions reçurent reconnaissance officielle et pouvoirs très étendus. Chaque miette du territoire exigea la plus grande autonomie possible, en même temps que des subventions démesurées… et les obtint. Les baronnies locales se renforcèrent au-delà de tout ce qui avait été historiquement connu, même au Moyen Âge. La loi s’adaptait non seulement aux lubies locales mais aussi et surtout aux chantages communautaires.

En effet, l’État central disparu, les mafias criminelles et religieuses s’empressèrent de prendre sa place et d’imposer leur joug. Ainsi vit-on des villes entières appliquer avec zèle la charia et le nouveau gouvernement déléguer le soin de juger leurs ouailles à ceux-là mêmes qui avaient mis le pays à feu à sang. Les ligues de vertu faisaient régner leur ordre dans les quartiers qu’elles contrôlaient… et qui supportaient sans broncher cette tutelle morale puisqu’ils recevaient en contrepartie les investissements massifs du Qatar et de l’Iran. Chaque communauté était libre de s’organiser, de s’administrer et d’appliquer sa justice comme elle le souhaitait. En à peine deux générations, le pays devint une parfaite juxtaposition de forteresses d’entre-soi identitaires hermétiques – un parcage ethnique volontaire et rassurant.

Les monades évoluaient dans des mondes clos afin de protéger leurs sensibilités écorchées : ces Narcisses hypersensibles, ivres d’eux-mêmes, ne pouvaient souffrir que ceux qui leur semblaient identiques, pensaient comme eux, parlaient comme eux, s’habillaient comme eux… Et même à l’intérieur de ces communautés qui ne renvoyaient à chacun que sa propre image indéfiniment diffractée, la crainte de heurter l’autre dans ce qu’il avait de plus intime avait été si bien intégrée que les discussions s’entouraient de précautions formelles et de protestations de « respect » qui parvenaient à étouffer toute spontanéité. Tout le monde en était fort soulagé. Quoi qu’il en fût, les occasions de rencontre physique avec d’autres n’existaient presque plus puisque l’essentiel des relations sociales se faisaient dans le monde virtuel.

Sans plus aucun rapport avec le monde réel que par l’intermédiaire d’écrans, les individus s’étaient laissés gagner par la pire déshumanisation possible : à la satisfaction générale, la société de l’obscène triomphait. Son moteur, la culture de l’avachissement, avait atteint son paroxysme en produisant à la chaîne des êtres incultes, décérébrés, obsédés par leurs affects et la réalisation immédiate de leur pulsions – aussi limitées que leur imagination. Seules comptaient dorénavant les voluptés illusoires de l’instant présent – tout ce qui venait du passé était immédiatement raillé et rayé : l’histoire n’existait plus, quant à la géographie, les implants GPS suffisaient bien à se repérer lorsqu’on devait de temps en temps sortir de chez soi. Les gadgets technologiques, véritables doudous narcotiques, servaient de béquilles à la vie.

La langue elle-même avait subi un tel rabotage que, même s’il était venu à l’esprit de quiconque de lire des livres – ce que personne ne faisait, la lecture étant devenue obsolète – il aurait été bien incapable d’en comprendre quoi que ce fût. Chaque communauté communiquait avec son propre sabir composé d’un vocabulaire de quelques centaines de mots issus, en parts variables, de ce qu’avaient été l’anglais, l’allemand et l’arabe, agencés ensemble aussi simplement que possible, sans grammaire ni conjugaison. Et l’on s’accommodait très bien de l’abdication de la langue au profit d’un simple langage utilitaire, excellent reflet du bonheur extatique dans lequel baignait la population. Chacun se sentait obscurément comme une solidarité avec le néant.

Ce paradis à la cruauté placide aurait pu perdurer. La catastrophe climatique, annoncée depuis bien longtemps, mit fin à cette agonie, dans le plus grand silence. La planète se réchauffa suffisamment lentement pour que les hommes continuassent de vivre « normalement » leur contrefaçon d’existence, jusqu’à ce qu’il fût trop tard. Alors le dernier homme s’éteignit comme il avait vécu : seul sur son canapé, et il clignait de l’œil.

Cincinnatus, 5 février 2024

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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