L’esprit de pesanteur

1024px-pierre_desproges17Nous vivons une époque étouffante, dénuée de tout sens de l’humour, sous la tyrannie du premier degré. Disparues l’ironie, la parodie, la caricature, devant l’incapacité physique de les saisir. Le rire est écrasé sous l’esprit de pesanteur ; la légèreté cède la place au rictus moche, au sourire forcé dans le miroir du selfie. Le narcissisme et l’optimisation de la flemme, qui définissent la culture de l’avachissement, n’autorisent que la jouissance triste et la satisfaction immédiate des désirs.

*

Les seuls « humoristes » ayant pignon sur rue sont avant tout des militants. Leurs « provocations » n’ont rien de subversif : elles se contentent de colporter la propagande idéologique autorisée et les clichés commodes sur les boucs émissaires officiels. Le critère de l’humour n’est plus le drôle mais l’idéologiquement correct. Que tout cela est convenu, compassé, sombre à crever !

Sous l’impératif terroriste du ludique, du cool, de la dérision bête et méchante qui prend soin de respecter les règles d’airain du politiquement correct, nous sommes fiers de notre servilité de « mutins de Panurge » (Muray). Et gare à ceux qui refusent de « jouer le jeu » sadique ou de se sacrifier sur l’autel morbide du fun !

La « festivation permanente » n’est rien d’autre que l’enterrement clinquant de la fête elle-même. Engoncée dans une illusion de maîtrise, dans une volonté pathologique de contrôle, elle perd toute spontanéité, toute improvisation bonne enfant. Il faut anticiper, régler les moindres détails à l’avance. Et ensuite surjouer un bonheur factice.

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Quelle chape de plomb tombe sur l’esprit !

L’humour est a priori suspect. Ainsi, gardez-vous bien d’en faire montre sur votre lieu de travail… ou en société… ou en famille… ou même tout seul, on ne sait jamais !
Ou alors seulement des plaisanteries qui ne peuvent pas être mal interprétées,
ni heurter aucune sensibilité,
qui ne caricaturent ni ne moquent de quelque manière, aucun individu, ni groupe, ni idée, ni croyance,
qui n’expriment, même involontairement, aucune forme de discrimination réelle ou imaginaire,
qui ne nécessitent, pour être comprises, aucune référence culturelle pouvant mettre mal à l’aise ceux qui ne la possèderaient pas…
bref, si vous n’êtes pas un virtuose de la bienveillance absolue et généralisée,
si vous ne maîtrisez pas à la perfection l’étiquette de la chochotocratie,
ne plaisantez pas !
Jamais !
Sous aucun prétexte !
N’y songez même pas !

En revanche, n’oubliez pas de rire (raisonnablement, pas trop fort quand même, parce que, ça aussi, c’est suspect) aux plaisanteries qui remplissent bien tous les critères, au risque, sinon, de passer pour un horrible réactionnaire. Ce qui est peut-être pire encore que le méchant oppresseur que vous auriez été en tentant une blagounette que vous imaginiez, à tort !, innocente et qui aurait outrageusement égratigné la délicate et précieuse sensibilité d’un quelconque de vos interlocuteurs.

*

Les effarouchés menacent de leurs procès d’intention tout faux pas réel ou imaginaire – une telle judiciarisation symbolique du caprice s’avère d’ailleurs profondément injurieuse envers toutes les VRAIES victimes qui subissent VRAIMENT les violences que ces enfants ivres d’eux-mêmes se fantasment – et provoquent volontairement l’extinction de la finesse, de l’élégance, de la galanterie.

Putain, mais grandissez, bande de sales gosses !

Au nom du Progrès, c’est la civilisation qu’on achève. Les nouveaux iconoclastes s’acharnent sur les derniers oripeaux de la civilité ; les nouvelles ligues de vertu appliquent avec un zèle fanatique leur censure pour bannir tout ce qui pourrait contrevenir à leur vision du monde colorée en rose très brun [1]. L’histoire et la culture populaire sont décimées… ou plutôt : subissent une épuration violente [2]. Aujourd’hui, Tintin comme de Funès seraient menacés et interdits pour épargner une poignée d’offensés professionnels. Seuls subsistent les gentils saltimbanques qui peuvent exciper d’un certificat de conformité idéologique. Desproges, reviens ! ils sont vraiment devenus cons !

L’humour ne peut pas être soumis aux diktats d’une idéologie : quand l’idéologie entre en jeu, l’humour disparaît.

*

La pudibonderie identitaire écrase les individus sous une culpabilité injuste parce qu’infondée. Gilles Kepel a développé le concept, convaincant, de « djihadisme d’atmosphère » ; peut-être pourrait-on s’en inspirer pour parler d’un « wokisme d’atmosphère », tant l’ambiance est à la suspicion et à l’exacerbation des névroses personnelles. Les enfants de Torquemada veillent à ce que le monde se décolore en noir et blanc, ne distinguant que des gentils et des méchants absolus, toutes nuances interdites ; ils inventent un monde dans lequel ils seraient au centre de tout, l’échelle et la mesure de toute chose – et nous vivons dans l’application de leurs fantasmes.

Leur idéal de société : le camp de concentration.

Car après tout, quand on appartient à l’autoproclamé camp du Bien©, quand on incarne le sens de l’Histoire et l’aboutissement du Progrès, on ne saurait tolérer d’être tourné en ridicule par des rires réactionnaires, que dis-je : fascistes !

Présomption de culpabilité, renversement de la charge de la preuve, essentialisation des victimes et des bourreaux, figés dans des identités imposées, destruction d’innocents pour alimenter le petit business des entrepreneurs identitaires… nous nous enfonçons dans la guerre des sexes, dans la guerre des races : une guerre civile qui voit chacun se réfugier dans le confort nauséabond de sa petite tranchée personnelle, d’où il ne perçoit l’autre que comme un ennemi à abattre, n’entend dans les paroles prononcées que ce que son idéologie filtre et transforme. La condamnation par anticipation, sous prétexte de susceptibilité exacerbée, signe l’impossibilité de la rencontre, de la découverte de l’autre, perçu a priori comme un danger, un agresseur.

Fin du monde commun – l’air du temps est glaçant.

Cincinnatus, 22 novembre 2021


[1] Sur ces sujets, lire : « La galanterie assassinée », « Plaidoyer pour la liberté sexuelle contre les nouvelles ligues (de vertu) », « Tyrannie de la minorité », « Les nouveaux iconoclastes », « Que sont les combats féministes devenus ? », « Mascarades de la pureté »… ce n’est pas le choix qui manque, tant ces clowns tristes se montrent ingénieux dans leur traque acharnée de toute humanité. Leur stupidité est une source d’inspiration infinie.

[2] J’ai fait découvrir les Schtroumpfs à ma fille. Celui qui ose dire que l’album La Schtroumpfette et le personnage éponyme sont misogynes n’est qu’un imbécile de pisse-froid coincé du cul et hermétique à toute forme d’ironie. Car il s’agit bien de cela dans les Schtroumpfs : d’une ironie joyeuse envers notre monde et nos faiblesses dans un jeu amusant avec les stéréotypes – humour dont nous sommes incapables en cette époque allergique au second degré.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “L’esprit de pesanteur”

  1. Permettez-moi de partager cette petite saute d’humeur.

    Vous auriez d’ailleurs pu rappeler qu’à l’origine de « effarouché »,
    il y le féroce de farouche : nos « effarouchés » sont bien des fauves (qui peut).

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