Quel monde pour toi, ma fille ?

Tu viens d’avoir trois ans, ma fille. Dans quel monde en auras-tu trente, vers le mitan du siècle ? Ce siècle dans lequel je suis entré à déjà vingt. Enfant du vingtième et homme du vingt-et-unième, je me sens surtout millénaire. Frémiras-tu, toi aussi, au souvenir de cette mer Égée qui porte les vaisseaux des Achéens vers l’Est et l’immortalité ? Ou toutes ces histoires qui me constituent vous seront-elles étrangères, à toi et à tes compagnons temporels ? Je sens aujourd’hui survenir la rupture du fil ténu qui relie les vivants aux morts, les présents aux passés. L’augmentation des fondations, conception romaine de la culture qui m’est parvenue non sans mal, signifiait un respect critique et cette volonté de transmission que je t’assène dans mon effroi devant son obsolescence. Le monde commun semble s’anéantir sous nos yeux, à mesure que la culture s’éteint. Nous avons dilapidé notre héritage, faute de nous y intéresser, de chérir ce patrimoine comme il se doit. Que vous lèguerons-nous, sinon un monde amnésique – le contraire d’un monde, donc ? Fin de la transmission [1].

Je ne suis pas prophète ; je ne peux qu’imaginer, en exerçant ma raison, de ce qui se déroule sous mes yeux, la suite possible, les demains probables. Je crains que ne disparaisse la conscience du temps long, asservie à l’hégémonie de l’immédiat. Or la pensée naît de la durée, elle nécessite une distance asynchrone – la chouette de Minerve hégélienne. Sans la profondeur temporelle, toute réflexion s’écrase au ressenti épidermique. Entre amnésie et myopie, ni hier ni demain n’existent ; seul l’instantané sensationnel dont les bouffées délirantes ne durent que jusqu’au stimulus suivant.

Mais je ne suis pas tout à fait juste : je crains que le réel ne soit pire encore que ces vagues pressentis.

Les fragments épars d’une culture brisée ne reflètent que des images blessées, parcellaires, fausses. La faute d’anachronisme englue cette génération intermédiaire qui, entre toi et moi, annonce la fin de mon temps et l’avènement du tien. Le jugement du passé aux critères du présent calomnie l’histoire et glorifie des mémoires manipulées. Sur fond d’illusion béate du Progrès, conception puérile du temps, les morts sont jugés coupables d’actes qu’ils ne pouvaient imaginer crimes. Réciproquement, la réécriture idéologique du passé exige la repentance de coupables par naissance pour des crimes qu’ils n’ont pas commis envers des innocents par nature qui ne les ont pas subis. Cette instrumentalisation du passé au service d’une odieuse concurrence victimaire fantasmée encourage à une guerre des races, à une guerre des sexes (j’ignore ce que signifiera être une femme à ton époque – mais je doute que ce soit plus facile qu’aux précédentes), à une guerre des âges et que sais-je encore pourvu qu’on divise toujours plus et qu’on atomise encore la société en particules élémentaires. Enfermées dans leurs haines recuites et en étendard le ressentiment des derniers hommes du Zarathoustra, les minorités tyranniques se comportent vis-à-vis de la puissance publique comme autant de petits lobbies maîtres-chanteurs militant pour des passe-droits toujours plus exorbitants et l’abrogation de la loi commune ; quant à leurs ouailles, les individus assignés à leurs caractères supposés sont soumis à l’arbitraire de lois scélérates privées édictées en toute autarcie. Oublié, l’universalisme qui se fout du code génétique et ne considère que des humains égaux en droits, devoirs et dignité, et doués d’un libre-arbitre qui entraîne la responsabilité de leurs actes. Comment être libre dans ce paysage désolé de forteresses isolées dont les zélés censeurs annihilent libertés de conscience et d’expression ?

Libre : ce mot, lui-même, aura-t-il seulement un sens ? Dans ce lien qui devrait nous unir et qui se délite, la langue me semble l’enjeu peut-être le plus critique. Volonté ou désinvolture, elle s’effrite et s’efface au profit d’un « globish », novlangue dont la pauvreté permet à peine de communiquer – certainement pas de penser. Par des manipulations dont ne se réjouissent que les plus retors – et bruyamment encore ! ces cuistres appellent cela « Progrès » –, les mots changent de sens à en perdre la raison. Que voudront dire pour toi et tes contemporains ces concepts qui me meuvent : liberté, égalité, fraternité, justice, solidarité, courage, vertu, honneur, république, nation, laïcité, politique, culture ? Seront-ils réduits à la trivialité ou perversement inversés, comme l’imaginait Orwell et comme l’entendent déjà beaucoup de mes contemporains plus âgés que toi ? Ces retournements méthodiques de sens comme on parle de retournements de veste profitent de la destruction plus profonde encore de la langue par simple paresse. La dissolution du vocabulaire rabat la langue au rang de langage, voire à sa seule fonction phatique.

Je ne vois pas comment la désinstruction générale dont nous nous alarmons aujourd’hui pourrait être enrayée tant la lobotomie de masses sert les intérêts de la spectacularisation comme paradigme social dominant, qui la nourrit en retour. Dans quelle école seras-tu instruite ? et qu’apprendront tes propres enfants ? Le modèle d’autorité est usurpé par des gourous médiatiques, faux amuseurs mais vrais idéologues qui empruntent avec zèle les méthodes de manipulation à ce que les religions et le marketing ont produit de pire. Les professeurs respectés pour leur magistère intellectuel, dont j’ai connu les derniers soupirs mais qui peuplaient encore les imaginaires par la figure des hussards noirs, servent de boucs émissaires aux politiques et sont raillés par le peuple. Résultat : des esprits d’enfants mal grandis dans des corps d’adultes ; des monades égoïstes au moi boursouflé qui ne connaissent que la résolution immédiate et sans frein de leurs désirs. Nous vivons sous la dictature d’enfants psychopathes qui se croient adultes.

La décence commune les a quittés ; je doute qu’on la redécouvre. L’enfoncement dans la société de l’obscène paraît inéluctable. Les esprits mithridatisés, confondant réel et fiction scénarisés de même, ne s’émeuvent qu’en hyperboles vite disparues dans l’éructation suivante. C’est pour mieux oublier, mon enfant ! Le spectacle quotidien de la misère s’accroît sans cesse : quels degrés scandaleux atteindra-t-il sous tes yeux ? Y réagirez-vous avec la même apathie que vos prédécesseurs ? On s’accommode de l’odieux si aisément. La violence finit par ne heurter que superficiellement – qu’elle soit sociale ou criminelle. Cette dernière, alimentée par l’abdication volontaire de l’État, trahi par ses dirigeants qui préfèrent laisser la place vide de l’autorité républicaine aux mafias religieuses et/ou criminelles, croît et prospère. Dans cette atmosphère hiémale de guerre hobbesienne, peut-être ne t’apercevras-tu même pas qu’un attentat religieux de plus, qu’un crime idéologique de plus, ne doivent jamais être « un de plus ». Formant la toile de fond de ton existence, leur répétition ne provoquera même plus la nausée ni l’effroi. Qu’y aura-t-il d’étonnant à ce que n’importe quel fou de dieu se prétendant heurté dans sa superstition s’arroge le droit de tuer qui ne lui plaît pas ? Parce que nous aurons été trop pleutres pour y répondre dignement, ces crimes seront dans ta vie comme un ciel bas et lourd qu’on déplore un instant puis qu’on ne voit plus. Mieux vaut se plonger dans la narcose.

Le divertissement par écrans, nouvelles prothèses vitales, offre des diversions plus ludiques que le monde réel. Le spectacle abêtissant qui s’y joue et nous transforme en toxicomanes dépendants sert d’envers aux prophéties transhumanistes. Sous le prétexte de faire advenir ces utopies de dépassement de l’humain par la convergence avec la machine, c’est un asservissement ravalant l’homme à l’objet qui s’impose. Sujets assujettis, les promesses d’augmentation ne font que nous diminuer. L’incompétence scientifique et technique de la génération des « millenials » ou « digital natives », terminologie marketing pondue pour mieux vendre comme doudous des gadgets technologiques toujours plus chers à des adultes abrutis, leur donne une illusion de maîtrise de ce qu’ils ont entre les mains alors qu’ils ne sont que des consommateurs passifs, voire eux-mêmes des produits de consommation pour l’industrie des données.

L’emprise croissante de la technoscience, cette prostitution de la science aux logiques extrinsèques de la technique et du marché, n’a aucune raison de refluer tant elle sait s’appuyer sur la pensée magique et la puissance de l’idéologie néolibérale. Sans tomber dans les poncifs d’une science-fiction que par ailleurs, tu le sais, j’affectionne particulièrement, la concordance de ces antihumanismes agit aussi bien sur les comportements individuels que sur les imaginaires collectifs, à tel point que c’est tout notre rapport au monde qui sombre. La puissance médiatique, financière et technique des gourous contemporains donne à penser que ce mouvement a vocation à se poursuivre et, probablement, à s’amplifier. Essaieras-tu alors d’imaginer que ce qui sera sans doute, pour ta génération, des évidences quotidiennes comme l’électricité pour la mienne, relevait pourtant il n’y a pas si longtemps d’effroyables dystopies ?

Partout où l’on pense les hommes comme des nombres, l’humanité a disparu. La réduction de l’humain à la statistique et sa transformation en produit à la valeur définie par un marché : voilà le projet du néolibéralisme. À la fois idéologie et utopie, cette Weltanschauung dirige mon monde et, contrairement aux rêves des mauvais lecteurs de Marx qui voient dans chaque crise l’effondrement du capitalisme, n’a aucune raison de ne pas régner plus tyranniquement encore sur le tien. Les « marchés » et quelques entreprises privées mondiales possèdent le pouvoir financier qui les autorise à mettre au pas les États-nations et à leur dicter les règles qui protègent leurs intérêts. Que restera-t-il de la volonté politique, de la vertu civique, de l’intérêt général, des services publics (qui sont le bien de ceux qui n’ont rien d’autre), de la souveraineté populaire, lorsque triomphera partout le management ? Quels seront tes engagements dans un monde qui, vraisemblablement, n’offrira plus d’îlots protégés d’une concurrence de chacun contre tous ?

Peut-être seront-ils au service de l’environnement et du climat puisque là résidera vraisemblablement le défi majeur de ta génération – celui que nous n’aurons pas su affronter et que nous te léguons trop tard. Face à la crise qui se noue sous nos yeux, les réponses proposées sont puériles ou contre-productives, entre tartuffes néolibéraux qui n’y voient qu’une nouvelle source de pognon, technobéats qui placent une confiance aveugle dans La Technique capable selon eux d’annuler ce qu’elle a elle-même créé, écologistes obscurantistes qui rejettent la science et haïssent l’espèce humaine, et, par-dessus tous ces sinistres pantins, la pensée magique qui habite mes contemporains. Les luttes contre le réchauffement climatique et les pollutions, pour la sauvegarde de l’environnement et de la biodiversité, sombrent dans un spectacle ridicule et mortifère. Les conséquences de ces incuries seront pour toi : tu devras vivre sur une planète passablement saccagée et de moins en moins habitable.

Entends-moi bien : je ne prédis toutefois ni Eschaton, ni Armageddon. Je trouve la collapsologie et les théories de l’effondrement, actuellement à la mode, fort sympathiques mais bien trop optimistes. Les prophètes d’apocalypse supputent une bascule brutale, une fin de notre société inspirée des meilleurs shows hollywoodiens, pleine de bruit et de fureur. Si seulement. Pour ma part, je ne pense pas que la rupture sera sensible. L’inertie des groupements humains et des civilisations domine. Au ressenti des individus, les évolutions se déroulent de manière si lente qu’elles passent pour l’évidence. De mon temps au tien, tout aura changé, non sans que nous ne nous en apercevions, mais sans que nous puissions réagir rationnellement à la hauteur du drame.

*

Les grandes choses, il faut les taire, ou parler d’elles avec grandeur : avec grandeur, c’est-à-dire avec cynisme et innocence.

Nietzsche n’avait pas tort. Les derniers hommes qu’il décrit dans son Zarathoustra ont aujourd’hui remplacé le cynisme par le sarcasme au rictus stupide, et l’innocence par une puérilité pleine de suffisance. Nous sommes les hommes du ressentiment ; nous ne sommes plus capables de grandeur. Trahirez-vous cette désespérance en retissant le lien entre les morts, les vivants et les à-naître ? Participerez-vous à l’édification du monde commun par le partage de la parole et de l’action ? Serez-vous, enfin, enfants de Laïos, d’Agamemnon ou d’Anchise ?

Cincinnatus, 16 novembre 2020


[1] Si tu as eu l’inconscience de parcourir ce que j’ai pu écrire jusqu’à présent, la suite te sera familière : j’ai déjà abordé tout cela longuement et maintes fois – sans doute connais-tu ainsi mes obsessions, celles d’un « misanthrope humaniste ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

5 réflexions au sujet de “Quel monde pour toi, ma fille ?”

  1. Merci pour ce texte salutaire
    Je voudrais bien que votre fille se moque du pessimisme de votre texte lorsqu’elle sera en âge d’en saisir le sens, ce qui prouvera, pour le bien de l’humanité tout entière, que vous lui aurez transmis les principes que vous (nous) chérissons.
    Je m’inquiète du mauvais sort qu’on fait à la langue : la terre a disparu remplacée par la planète, les personnes capables aussi auxquelles ont succédé les gens en capacité, comme les récipients, par exemple, etc.
    La culture s’éteint, dites-vous, quand elle n’a cessé depuis des temps immémoriaux de nous avertir des dangers qui nous menacent, précisément.
    Il nous faut donc y revenir si nous ne voulons pas sombrer.

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  2. Tout à fait juste. Cette incapacité de faire preuve de grandeur, j’en prendrai un exemple dans cette façon anachronique de juger de la littérature d’hier à l’aune de nos idéologies présentes. Quand un collègue présente à ses élèves le choix que fait Madame de Clèves de tout avouer à son époux comme  »le résultat d’une éducation pleine de principes allant contre le désir ou la condition féminine », présentation  »mainstream » adoptée par N collègues, on en oublie de chausser tant que possible les lunettes du passé pour en juger. On en oublie l’héroïsme, le sublime auxquels atteint La Princesse sacrifiant quelque chose de grand à quelque chose de plus grand, la passion pour le Duc de Nemours à l’estime en laquelle elle tient son époux et qu’elle espère mériter encore de la part de celui-ci et d’elle-même. Héroïsme, sacrifice d’une part de soi à une autre part de soi, sublime, grandeur, vérité, beauté, poésie, tout ceci fait l’objet de ricanements, d’études relativistes destructrices, de pseudo sociologies féministes  »WOKE  », mouvement dont nous n’avons pas fini de constater les ravages aux US et en France. Nos universités sont tout aussi infiltrées par la détestation du savoir  »blanc, bourgeois, mâle » (quelle somme d’âneries) que les campus US, comme le montre le reportage sur Evergreen, où Bret Weinstein fut victime d’une cabale d’une extrême violence au nom du Bien. Pas étonnant si la CANCEL CULTURE se développe à grande vitesse dans un monde où toute la modernité est un attentat contre la vie intérieure, je cite Bernanos de mémoire. Pourtant, il me semble que déplorer ne suffit pas. Ma dernière grande joie est d’avoir convaincu des élèves de lire Pascal, de les avoir entendus dire que La Fontaine est génial, de les voir saisis à l’écoute du Tombeau des regrets lorsque nous étudions Tous les Matins du monde, de P Quignard. La contre-attaque face à la révolution culturelle actuelle, maoïste, drapée dans l’anti capitalisme, indigéniste, relativiste et mortifère ne peut pas en rester à la seule déploration. Il faut enseigner dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités. Créer partout des universités populaires, et je ne pense pas particulièrement à M Onfray ici, proposer des formations en culture générale dans les entreprises, dans la Fonction publique, redonner le goût de la science au peuple français, dont même les élites sont incultes, envahir les télévisions, les radios. Nous n’aurons aucun courage face à la bêtise aussi bien que face à l’islamisation de notre société si nous n’avons rien à défendre. À transmettre.

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  3. Magnifique !
    Une idée pour éviter le ressentiment et l’égoïsme contemporain : le pardon chrétien.
    Pardonner aux autres et se pardonner, et agir ensemble pour que ta fille vive dans un monde meilleur.
    Passer de la critique, de la haine « des communautés victimaire » (identitaire, ecolo, raciales…) À l’action commune, autour des valeurs qui nous avons déjà (dans nos déclarations de droit, et valeurs de nos plus grands anciens).
    Faire confiance aussi à ta fille : elle inventera sans doute des choses dont nos générations sont incapables, c’est le principe de l’évolution:).

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