Les discours des néolibéraux élèvent la liberté au rang de valeur suprême. Et on aurait du mal à être en désaccord avec eux ! Mais de quelle liberté parlent-ils ? Même ce beau mot subit le pire des traitements en passant par leur novlangue. La liberté des rodomonts néolibéraux est un triple mensonge : philosophique, social et économique.
Le mensonge philosophique
À croire que le combat entre la liberté des Anciens et celle des Modernes, analysé par Benjamin Constant en 1819, persiste toujours. Il est cependant fort probable que Constant lui-même serait horrifié de ce que les néolibéraux contemporains ont fait de sa chère liberté individuelle : le refuge paresseux dans le confort privé, la réduction du citoyen au consommateur obnubilé par le seul « souci de soi ». Claquemuré dans son solipsisme et sa satisfaction narcissique, l’individu à l’ego boursouflé exerce les derniers restes de sa volonté dans l’achat télécommandé par la publicité et sa création artificielle de besoins. Consommer tout partout tout le temps. Cette conception pauvre et étriquée ne peut même plus s’appeler liberté : derrière ce faux-nez, c’est l’asservissement au marché qui règne. Ainsi de toutes les propositions de « libération », synonyme de dérégulation tous azimuts, où il n’est pas question d’émancipation des individus mais de l’extension du domaine de la consommation.
Le dernier enfant monstrueux du néolibéralisme, le transhumanisme, exprime l’essence de cette conception folle de la liberté en introduisant le regard inquisiteur des marchés jusqu’au plus intime. Plus besoin de Big Brother, chaque individu aliène lui-même sa liberté, béatement, en offrant son intimité par le biais de ses données personnelles et de toutes les informations sur sa vie privée contre quelques colifichets technologiques censés améliorer son confort. Triste illusion que cette liberté-là. La définition néolibérale de la liberté qu’ils chantent sur tous les tons n’est que la servitude et l’aliénation, l’écrasement de l’intime par le privé, la surveillance généralisée de tous par tous. On peut, on doit, penser une autre définition philosophique de la liberté, pour lui rendre la noblesse que le mensonge néolibéral lui dérobe… mais c’est une autre histoire.
Le mensonge social
Comme le dit l’adage, la liberté des néolibéraux, c’est « la liberté du renard libre dans le poulailler libre ». Car qui profite vraiment de cette liberté au rabais ? Ceux qui ont les moyens matériels de consommer tous ces biens et services à l’utilité bien inutile et fondent sur cette hyperconsommation leur propre valeur sociale. En face, la masse de ceux qui ne peuvent consommer que le minimum nécessaire à la perpétuation du processus vital, parfois augmenté du petit bonus qui fait croire à l’effraction dans le luxe. Romain Gary décrit parfaitement ce hiatus entre d’une part l’exhibition des richesses et l’injonction à la consommation, et d’autre part l’impossibilité pour toute une part de la population à répondre à cette injonction :
J’appelle « société de provocation » toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit.
(Romain Gary, Chien blanc)
Et encore… la société de provocation décrite par Gary à la fin des années 1960 ne semble que le prototype encore bien imparfait de notre société actuelle qui sanctifie les inégalités. Quand plus d’un Français sur cinq ne peut pas se payer de quoi faire trois repas par jour et que plus d’un sur quatre n’a pas de quoi manger des fruits et légumes frais, la publicité les enjoint à acheter enceintes connectées et autres gadgets à la mode. Peu étonnant puisque tout le capitalisme contemporain que les néolibéraux prétendent à la fois indépassable et « disruptif » (quoi que ce mot étrange puisse signifier) repose essentiellement sur le maintien et l’accroissement des inégalités, à la fois au sein des populations des pays développés et entre pays développés et pays « émergents » ou « en voie de développement ». Le traitement même du concept d’égalité par la novlangue néolibérale est symptomatique : une véritable haine lui est vouée. On ne va pas se lancer ici dans une dissertation philosophique à propos des différents sens du concept, mais constatons seulement que ceux qui prônent à tout bout de champ l’« équité » et vilipendent l’« égalitarisme », en surjouant le courage et l’audace, sont bien souvent ceux qui, au fond, ont un gros problème avec l’idée même d’égalité et donc de justice. Autrement dit, le remplacement dans la novlangue néolibérale de l’égalité honnie par l’équité sert bien souvent à justifier les passe-droits, prébendes et privilèges, et à renforcer les pires injustices. Ni noblesse ni honneur dans cette idéologie de la petitesse qui préfère toujours parler d’efficacité plutôt que de justice.
De même, le débat autour du travail le dimanche, projet présenté par ses défenseurs comme un grand progrès de la liberté, ne prend en compte que l’augmentation des possibilités de consommation : sept jours au lieu de six ! Tout le monde va enfin pouvoir tout acheter tous les jours, même le dimanche ! Mais, au juste, qu’est-ce que le consommateur pourra acheter le dimanche qu’il n’aurait pas pu acheter le samedi ou le lundi ? Et comment consommera-t-il plus, sans budget supplémentaire ? Et tous ceux qui travailleront le dimanche, comment pourront-ils profiter de cette liberté nouvelle ? Ouvrir les commerces le dimanche n’accroîtra pas le domaine de la liberté (sauf celle de consommer pour les plus aisés) mais creusera encore plus profondément les inégalités. Surtout, ces projets de « dérégulation » ne font qu’abattre les normes partagées, qu’atomiser la société en supprimant toutes les références, tous les rites, tous les temps, tout ce que nous avons en commun. Il s’agit avant tout d’inscrire le business et la consommation jusque dans ce que nous avons de plus intime en détruisant au passage tout monde commun.
Le mensonge économique
Les diktats des petits gris de Berlin, Bruxelles et Bercy reposent sur le dogme révélé de la « concurrence libre et non faussée ». Toute tentative de remise en cause se heurte à la pirouette bien connue : « vous préférez donc la concurrence non libre et faussée ! »… et de rire à ce bon mot. L’esquive ne suffit cependant pas. Cette « concurrence libre et non faussée » sert avant tout de prétexte à l’accaparement de la plupart des marchés par des oligopoles qui s’affranchissent du droit commun, et par la confiscation du pouvoir par une oligarchie qui se croit au-dessus des lois. La concurrence si ardemment chantée se révèle faussée et non libre ! « Le réel, c’est quand on se cogne » disait Lacan : visiblement le réel n’a pas encore dû cogner suffisamment fort nos thuriféraires du néolibéralisme puisqu’à ces critiques ils répondent benoîtement que c’est la faute à l’État, aux fonctionnaires, aux règles, aux normes, aux lois, au modèle social, aux rigidités de l’ancien monde, etc. En un mot : moins ça marche, plus il faut insister. Shadokiens, les néolibéraux ? Dotés d’une belle dose de mauvaise foi, surtout !
Soit, par exemple, le cas de la liberté de la presse. Celle-ci est un principe fondamental que l’auteur de ces lignes défendra toujours sans nuance. Et c’est bien la raison pour laquelle je ne peux plus supporter la répétition ad nauseam que « nous sommes dans une démocratie libérale, pas dans une dictature comme la Corée du Nord ou le Venezuela [1], la presse est libre donc tout va bien ». Ce discours lénifiant permet de ne pas penser, en vrac : la concentration gravissime des médias dans les mains de quelques oligarques aux intérêts convergents et liés à des groupes industriels dont les affaires entraînent moult risques de conflits d’intérêts ; la précarité généralisée du métier de journaliste (à l’exception de quelques éditorialistes stars) ; la formation uniformisatrice d’une profession qui sombre dans le conformisme ; les méthodes de travail qui reproduisent l’incestueuse circulation circulaire de l’information, vieille méthode paresseuse qui trouve aujourd’hui son apogée dans le copier-coller généralisé des dépêches AFP ; les pressions obscurantistes, les tentatives de censure et les volontés de rétablissement d’un odieux délit de blasphème [2] qui ont coûté la vie à de talentueux résistants qui osaient utiliser leurs crayons et leurs voix pour défendre cette fragile liberté dans l’indifférence et le silence généraux, voire la complicité de certains « confrères » avec les ennemis de la liberté… Certes, la presse est plus libre que dans bien d’autres pays, oui évidemment ! et tant mieux, il faut s’en réjouir ! mais l’est-elle absolument ? Ou plutôt, ne devrait-elle pas l’être plus encore, en la dégageant notamment des puissances d’argent qui l’asservissent, du conformisme qui la décrédibilise et des pressions qui la menacent ?
Encore une fois, on se heurte là à la définition partielle, partiale et terriblement étriquée de la liberté par les néolibéraux. En effet, le sophisme est trop facile de comparer le cas de notre pays aux exemples les plus caricaturaux des pires dictatures contemporaines pour en tirer la leçon panglossienne que tout va bien dans le meilleur des mondes. La réalité est toujours plus complexe que le tableau simpliste que veulent nous vendre les néolibéraux. Se concentrer sur les autres pour ne pas réfléchir à ce qui se passe ici n’est qu’une pirouette dont le raisonnement apparaît aussi idiot que partir du principe que tout est mieux ailleurs et qu’il faut briser toutes les spécificités nationales afin de se couler dans le moule d’un illusoire « modèle » étranger.
À suivre… Misère de l’économicisme : 4. Feu sur l’État
Cincinnatus, 8 octobre 2018
[1] Il est intéressant de constater que chez les néolibéraux, la reductio ad hitlerum, ou « point Godwin », se voit souvent remplacée par une reductio ad venezuelam, la figure de Chavez détrônant celle d’Hitler dans le domaine de l’horresco referens. Étrange obsession vénézuélienne.
[2] En France, le blasphème n’est pas un crime, c’est une tradition – un exercice de liberté.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce que vous écrivez plus haut.
Je vais commencer en disant que la pensée cartésienne (française…) met l’ego/le moi en objet central. L’égocentrisme… est une conséquence de la pensée cartésienne. C’est une structuration psychique, et non pas un jugement… moral. Et c’est une cosmogonie, donc une manière d’ordonner le monde, avec le rapport entre soi et autrui, bien entendu.
Pour le consommation, et la liberté : le premier commandement dans le Jardin dans le texte de Genèse est une interdiction de TOUT manger. Manger, c’est consommer par excellence. Manger est le modèle qui fonde toutes les autres consommations. L’interdit qui est donné à Adam et Eve dans le Jardin est un interdit qui doit établir ce qui peut être mangé, et ce qui NE DOIT PAS l’ETRE.
Dans l’absence d’interdits, et bien, on a peut-être dans certaines têtes… une liberté absolue et totale, mais au prix d’une débandade, d’une confusion qui menace la société entière, et ne conduit personne au bonheur.
Je parle de ces textes parce que je les ai étudiés avec des personnes très compétentes, des personnes qui ont passé des années à essayer de déchiffrer toute la richesse de leur contenu, qui continue à nourrir notre civilisation, n’en déplaise à beaucoup de Français, en l’occurrence.
Si vous regardez de près, le désir d’ouvrir les magasins le dimanche constitue… une attaque, oui, une attaque, contre les principes, les idées fondatrices de l’héritage chrétien en Occident, et sont, de mon point de vue, à considérer comme des volontés… d’attaque, même avant toute autre chose.
Si vous regardez de près, vous pouvez voir une lutte âpre engagée pour le.. contrôle des coeurs et des esprits autour de ce problème, en sachant que les idéaux de la République française s’appuient sur l’héritage religieux tout en essayant de le confisquer de l’Eglise.
Mais… je dois vous mettre en garde contre une des propriétés les plus trompeuses de la langue, surtout quand elle recourt à l’article DEFINI : c’est de s’imaginer que puisqu’elle permet de créer le mot « néolibéraux »… qu’on puisse trouver un référent ? à qui ce mot correspondrait. De même avec « oligarche »… Ces mots constituent du prêt à penser pour moi à l’heure actuelle.
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