La triste farce des régionales

Départements dans les limites des provinces d’Ancien Régime, Paul Vidal de La Blache

Dans un mois, les 20 et 27 juin, sous les hourras d’un enthousiasme inouï, auront lieu les prochaines élections régionales. Elles paraissent une illustration aussi farcesque qu’affligeante d’une idée que je tente de développer ici depuis longtemps : la démocratie n’est pas réductible au formalisme électoral [1].

Fruits monstrueux de la loi NOTRe de 2015 [2], les « grandes régions » n’ont aucun sens, que ce soit géographique, historique, politique ou économique. Leurs inventeurs, selon le biais traditionnel qui consiste à croire que tout est toujours mieux, selon la mode du jour, de l’autre côté du Rhin, de la Manche ou de l’Atlantique, ont essayé de s’inspirer d’un hypothétique « modèle allemand » en bricolant des frontières hasardeuses sur la carte de France afin de la découper en Länder. Comme tous les cancres, ils se sont contentés de mal recopier sans rien comprendre à ce qu’ils faisaient. Les institutions germaniques ressortissent à une histoire, à une géographie et à une culture qui, étrangères, ne sont ni « meilleures » ni « pires » mais simplement différentes. Leur importation brutale dans un autre cadre national ne témoigne que d’une méconnaissance profonde des spécificités et richesses des deux pays. Une telle insulte à nos deux nations démontre une insupportable hybris.

Cette haine de la France conduit à tout détruire : ces régions ont été conçues avec l’objectif avoué de dévitaliser les départements comme on le fait d’une dent avant de l’arracher, et de saper la souveraineté nationale en affaiblissant l’État et son autorité. Peu étonnant, dans ces circonstances, que les institutions de l’Union européenne les soutiennent puisqu’il s’agit de substituer, aux trois niveaux démocratiques et républicains de la commune, du département et de l’État, les trois degrés technocratiques de l’intercommunalité, de la région et de l’UE. Ainsi voit-on ces régions dotées de budgets et de prérogatives exorbitants, concurrençant l’État à tel point que des pans entiers des politiques publiques nationales sont transférées sans questionnement. Les alibis de « l’expérimentation » induisent des traitements, des droits et des devoirs différents selon le territoire de résidence, en contradiction flagrante avec le principe d’égalité devant la loi.

Nous assistons, benoîtement, à la réactivation d’une forme moderne de féodalisme. Les petits seigneurs à la tête de ces régions se prennent pour des grands princes régnant sur leur territoire et sur leurs gens comme bon leur semble. Bienvenue en Ancien Régime ! Et la complicité des dirigeants nationaux confine à la trahison. La consanguinité entre ces derniers et les potentats locaux explique sans doute cela, d’autant plus quand la présidence d’un conseil régional est instrumentalisée comme tremplin pour une autre présidence. Le fief sert ainsi de base arrière et de terrain d’entraînement pour mieux lancer l’offensive sur l’Élysée. Xavier Bertrand le revendique, Valérie Pécresse ne s’en cache pas, Audrey Pulvar assume son rôle de ballon d’essai pour Anne Hidalgo (quelles que soient leurs relations personnelles par ailleurs)… ils ne pensent vraiment qu’à ça !

Ces baronnies qui cherchent à concurrencer l’État n’ont surtout aucune légitimité. Fabriquées dans quelque obscur bureau par des technocrates ne connaissant rien à leur propre pays, elles ne bénéficient pas même de l’intelligence politique ni de la rationalité qui avaient commandé la création des départements par la Révolution. D’un mode de scrutin absurde et incompréhensible à une méconnaissance savamment entretenue de leur rôle et de leurs pouvoirs, tout est fait pour en éloigner les citoyens – afin de mieux garantir leur irresponsabilité ?

En tout cas, ça marche : ces élections n’intéressent personne en-dehors du landerneau médiatico-politique qui frémit des chicaneries puériles de nos dirigeants et ne s’agite que pour les pronostics présidentiels à peine dignes d’un PMU après trois rosés pas frais. Entre la drogue des sondages manipulateurs et le spectacle pitoyable que nous offrent les clowns candidats (en PACA mais pas seulement), comment diable les citoyens pourraient-ils se sentir concernés par ces élections ? Et pourtant, les résultats auront des conséquences très concrètes sur leurs vies, tant les petits marquis poudrés brasseront de milliards une fois élus ! Les atermoiements du gouvernement sur l’opportunité de repousser les élections pour raison de pandémie mondiale montrent bien le peu de cas qui en est fait. En pleine crise sanitaire, le scénario des municipales de l’année dernière risque fort de se reproduire : une abstention massive conférant une légitimité nulle à des élus arrogants qui se croiront autorisés à faire ce qu’ils veulent pendant la durée de leur mandat.

La campagne en Île-de-France est exemplaire.

D’un côté, Valérie Pécresse, la présidente sortante.
L’ancienne « bébé Chirac », comme on appelait à l’époque ces gamins propulsés en politique par leur mentor postgaulliste, peut s’enorgueillir, parmi ses hauts faits, d’avoir donné le dernier et plus puissant coup à l’enseignement supérieur et à la recherche avec la funeste loi « LRU » à jamais associée à son nom, puis d’avoir soutenu le mouvement de « La Manif pour tous »… quant à son bilan à la tête de la région la plus riche de France, qui le connaît et, surtout, qui s’en soucie vraiment ? Puisque Pécresse est assurée d’être réélue sans même avoir besoin de faire campagne.

De l’autre côté : rien. Ou moins que rien.
Le « nouveau » visage du RN, Jordan Bardella, déjà tête de liste aux dernières européennes, ne fait que reprendre en gérance la filiale francilienne de la petite entreprise familiale Le Pen [3]. Laurent Saint-Martin, l’un de ces nombreux députés LREM qui semblent tous sortis de la même cuve de clonage, porte parfaitement la voix de son maître en bon animateur de BDE d’école de commerce. Quant aux autoproclamés candidats « de gauche », il y a de quoi rire ! Audrey Pulvar pour ce qui reste du PS et Julien Bayou pour la secte EELV croient sincèrement que l’Île-de-France se résume à une partie de l’hypercentre parisien et se disputent le même coin de trottoir pour racoler les quelques voix des bobos adolescents attardés. En comparaison, Clémentine Autain, la pasionaria identitaire qui a réussi à imposer à LFI sa ligne antirépublicaine, passe pour une stratège de haut vol en faisant fructifier son petit business personnel et en approfondissant ses alliances avec les défenseurs de l’apartheid et les religieux orthopraxes. Elle est belle la « gauche coucou » !

Comment peut-on sérieusement parler de démocratie quand le choix des candidats se limite à ce mauvais cirque ?

Les histoires qu’ils nous racontent, les idéologies qu’ils promeuvent, les programmes qu’ils prétendent défendre : tout cela ressemble à une mauvaise plaisanterie puisqu’il n’existe aucune alternative réelle entre des gestionnaires décérébrés, des pantins sinistres ou des propagateurs de haine. Alors que, de son côté, l’électorat paraît se diviser entre ceux qui sont obsédés par la réouverture des terrasses et ceux qui ne peuvent penser qu’à boucler leurs fins de mois, ce fiasco démocratique n’émeut personne. Il y a vingt ans, l’encre coulait abondamment pour discuter de la « fin de l’histoire » ; aujourd’hui, c’est à propos de la « postvérité » qu’on glose. Mais enfin ! ce n’est pas l’histoire qui s’est achevée dans le néolibéralisme ni la vérité qui a été engloutie par la démagogie : c’est le politique qu’on a assassiné et sur le corps duquel les vautours s’acharnent !

Cincinnatus, 24 mai 2021


[1] Autrement dit : la tenue d’élections au processus formellement irréprochable n’est pas une condition suffisante pour s’affirmer en démocratie. Bien entendu, l’organisation régulière d’élections libres et exemptes de fraudes est un bien précieux quand tant d’autres peuples rêvent d’un tel luxe – mais s’en contenter pour affirmer que notre régime est un modèle de démocratie relève de la paresse intellectuelle ou de la forfaiture politique. Lire par exemple : « Vote = démocratie ? » ou « Malaise dans la représentation : 5. Élection ».

[2] « Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République », dénomination barbare s’il en est.

[3] Il est le compagnon de la nièce de Marine.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

5 réflexions au sujet de “La triste farce des régionales”

  1. Bonjour Cinci,
    Une remarque à propos de votre excellent billet : LMPT n’a pas eu que des défauts ni touché que des imbéciles et encore moins seulement des extrémistes, même s’il y en avait : les informations à son sujet ont été partiales, on n’a mis en évidence que des propos homophobes honteux. La participation d’islamistes, elle, a été passée sous silence, après que l’Église a cru malin de se satisfaire de la présence de musulmans sans du tout s’interroger sur ces personnes…. Pas plus que lorsqu’elle promeut Al Azhar mais passons.
    Par ailleurs, lire Pierre Legendre, qui n’a pas participé au mouvement, ou JP Winter et d’autres offre un éclairage bien plus profond concernant ces questions. Je vous accorde que peu de manifestants les ont lus et que Pécresse est une imbécile. Mais les interrogations relatives à la PMA pour toutes et à la GPA restent entières, et elles sont légitimes.

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    1. Chère Marie,
      Merci pour votre commentaire.
      En ce qui concerne l’alliance objective entre LMPT et les islamistes, je suis tout à fait d’accord (j’ai pu déjà l’évoquer, en particulier ici : « Plaidoyer pour la liberté sexuelle contre les nouvelles ligues (de vertu) »). Quant à la PMA pour toutes et à la GPA, on peut en effet s’interroger sans pour autant verser dans l’homophobie (voir : « PMA, GPA : de nouveaux droits ? »). Il n’en demeure pas moins que LMPT, malgré la participation individuelle de personnes peut-être valables, demeure un mouvement factieux et aux idées en tout opposées à ce que je défends : la haine et la violence qui s’en dégagent à l’égard des homosexuels est insupportable, les slogans odieux qui en ont émaillé les manifestations à l’époque du mariage pour tous sont inadmissibles.
      Amitiés
      Cincinnatus

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  2. Hélas, vous faites bien de le rappeler, comme c’est le cas par exemple entre scrutin à deux tours ou scrutin à la proportionnelle. Il n’y a pas à choisir entre ces deux là qui sont des véritables tartufferies avec le vote « utile » et la loi des petits partis. La démocratie en ressort fortement affaiblie ou pire à chaque fois; et cela en arrange beaucoup. Le mode de scrutin dit « jugement majoritaire » serait une avancée mais nos édiles préfèrent s’en éloigner chuchotant à reculons car cela ne feraient vraiment pas leur affaire… quant encore ils en connaissent l’existence.

    https://lechoixcommun.fr/content/article/le-jugement-majoritaire.html

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      1. Oui, encore une fois je suis d’accord avec vous. Un vote n’est pas le marqueur fondamental d’un système démocratique; Alexis de Tocqueville entre autre l’avait bien fait remarquer et je pense que vous allez en partie dans son sens. Par ailleurs, comme vous le soulignez bien, le fait que le vote soit électronique ou pas ne change rien à l’affaire et n’est que de la poudre aux yeux. Il n’empêche que ce n’est pas non plus une question anodine que de déterminer le bon ou meilleur mode de scrutin comme déjà Condorcet le soulignait. C’est un complément qui n’est certes pas suffisant mais reste nécessaire.
        Le mode de scrutin selon le jugement majoritaire n’est pas plus compliqué à réaliser que remplir une grille de loto. Excusez-moi du parallèle… qui néanmoins abonde un peu dans votre sens. Outre toutes les manipulations que vous soulignez lors d’élections, le jugement majoritaire en supprime de nombreuses car il supprime aussi de nombreux types de stratégies électorales pernicieuses. Ce n’est donc pas non plus qu’une question de technique concernant un mode de scrutin. La situation est donc ambivalente pour ne pas dire plus. Quant à l’aspect « aristocratique » de l’élu comme vous le soulignez, il renvoie d’abord à la question de savoir comment dégager une décision collective. Un « représentant » reste effectivement une forme de naïveté pour ne pas dire plus, et ce sont effectivement les institutions qui semblent plus pertinentes. On rentre dans toute la difficulté des principes d’organisation; la science de l’organisation étant la cybernétique de Norbert Wiener confondue hélas avec la science des automates; ce qu’elle n’est en aucune façon et le contenu du livre « Cybernetics » de N. Wiener est extrêmement politique et l’air de rien une attaque frontale contre toute forme technocratique. Ou alors, on peut effectivement dire qu’un système constitutionnel est une machine, un atelier, avec des hommes qui s’y affairent. Je lis en tous les cas avec beaucoup de plaisir vos écrits.

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