À qui la faute ?

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Le Massacre de la Saint-Barthélemy, François Dubois (ca. 1572-1584)

Il n’y a place que pour une seule cause dans leur champ de vision et elle triomphe absolument, elle absorbe toute autre causalité, et c’est le bouc émissaire.
René Girard, Le Bouc émissaire

La chasse aux sorcières et le sacrifice cathartique de boucs émissaires sont des constantes sordides de l’humanité ; à tous les maux, un coupable doit être trouvé et condamné [1]. La pulsion inquisitoriale se porte très bien dans notre formidable modernité ; cette volonté de faire porter la faute sur un autre à exécuter en place publique se déchaîne, afin de mieux soulager sa propre culpabilité, de s’en prendre à des cibles expiatoires sur lesquelles déverser son ressentiment et de laver sa (mauvaise) conscience plus blanc que blanc. Les nouveaux inquisiteurs prétendent à une forme de perfection idéologique et cherchent à imposer à tout prix leurs idéaux de pureté. Pour pouvoir incarner le camp du Bien, on a nécessairement besoin de s’opposer à un camp du Mal – alors autant le fabriquer soi-même de toutes pièces, histoire de s’assurer qu’il soit bien conforme aux besoins de la lutte. Ainsi voit le jour un absolu de la faute qui justifie l’absolu de sa propre conviction. Que le caractère fallacieux des accusations soit évident ne constitue en rien un problème puisque seules comptent l’expiation et la mise en valeur par contraste de la pureté des Croisés [2].

Sont instituées des dichotomies artificielles, sont creusées des fractures pour alimenter une vision du monde binaire et puérile fondée sur la distinction immarcescible Mal/Bien : vieux/jeune, homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, blanc/noir… d’ailleurs, pour les adeptes de la « déconstruction », il s’agit même d’opposer la figure de l’homme, de l’hétérosexuel, du blanc, etc. à des ensembles définis par leur envers négatif : pas seulement la femme, mais également le « non-binaire » et tout ce que l’imagination autorise en dépit de la biologie ; pas seulement l’homosexuel mais également le LGBTQIA+ et tout ce que l’alphabet autorise en matière de taxonomie pour petites cases bien délimitées ; pas seulement le noir, mais également tout ce que le pantone de mélanine autorise, sauf les juifs et les asiatiques, évidemment ! ; et ainsi de suite ad nauseam. Cela permet d’exhiber facilement le méchant dominant d’un côté et le gentil reste de l’humanité dominée de l’autre, de se montrer gentiment « inclusif » contre la méchante exclusion (mais qui exclut vraiment dans cette manière de découper l’humanité en tranche ?) et de vanter la gentille « diversité » contre le méchant entre-soi (mais qui pratique vraiment l’entre-soi avec les « ateliers en non-mixité » et autres formes d’apartheid ?).

Dans cette galerie des monstres, une catégorie occupe toutefois une place particulière. Coupables idéaux de tous les maux imaginables, les générations passées ont le dos large ! Comme en une parodie de la révolution culturelle chinoise qui sert de modèle indépassable à tous les petits gardes rouges de salons, les anciens, que leurs tombes soient fermées depuis des siècles ou que leurs cheveux commencent à peine à blanchir, sont jugés et condamnés dans le même geste : antérieurs donc coupables, criminels de ne pas se conjuguer intégralement au présent… ou comment se débarrasser de ses névroses en en collant la culpabilité sur ses parents réels ou symboliques. Tout ce qui a précédé étant responsable de la situation actuelle, il faut s’en débarrasser comme une réalisation au premier degré du fantasme de la table rase. Les états d’âmes d’adolescents incultes et narcissiques trouvent une solution évidente dans la coupure nette de tout lien avec le passé, afin de se racheter une virginité à moindres frais. Surgir de nulle part, ne descendre de rien, exister en-soi absolument, ex nihilo… quel rêve, le néant ! Ce refus des origines s’accorde très bien aux identités fantasmées qui nient le réel et font leur lit sur la haine de sa propre culture, de sa propre histoire et, in fine, de soi-même. Enfantillages criminels.

La faute d’anachronisme, plus grand péché de l’historien et du citoyen, devient guide méthodologique pour ces petits accusateurs publics qui jugent et condamnent le passé à l’aune des valeurs et préjugés du présent. Qu’il me soit toutefois permis de les avertir : au tribunal de l’Histoire, on passe vite du rôle confortable de procureur au banc des accusés. À calomnier ainsi le passé, on s’expose, à son tour, à subir les procès de l’avenir. Comment donc nous jugeront les générations futures, bien formées à traquer l’impureté peccamineuse et les taches morales indélébiles, inexcusables, inexpiables, chez leurs prédécesseurs ? Sans doute plus sévèrement encore que nos Torquemada de bac à sable, aveugles à leurs propres turpitudes, ne le font de leurs maîtres déchus. Si le bateau ivre de notre société poursuit sa route sans changer de cap, j’imagine sans sourire nos petits-enfants s’horrifier, par exemple, devant nos manières de posséder des animaux de compagnie, de nous vêtir de pulls en laine ou de construire des meubles et des maisons en bois, nous considérant pour cela comme des gibiers de potence à l’abjection pire encore que celle des nazis. Prospectives ridicules ? Les iconoclastes actuels font pourtant déjà bien pire [3] et je crains que mon imagination ne soit trop limitée pour envisager toutes les stupidités du futur. J’ai peu d’espoir mais peut-être auront-ils plutôt l’intelligence de nous condamner pour nos crimes réels : ceux qui sont commis contre la raison.

Tout se joue dans l’articulation entre responsabilités individuelle et collective [4]. La culpabilité ne s’hérite ni verticalement par la généalogie, ni horizontalement par la contemporanéité, ni enfin à la diagonale d’identités imposées ou supposées. C’est néanmoins ce que font mine d’ignorer nos zélés condamnateurs, très empressés de dresser des listes de criminels par naissance et d’innocents par essence.
Les enfants ne sont pas coupables des crimes de leurs pères : par exemple, exiger des réparations d’un « système colonial » qui perdurerait en affirmant que « les Blancs » d’aujourd’hui sont coupables des crimes coloniaux contre « les Noirs » relève d’un amalgame à tel point grossier et mensonger qu’il est ahurissant que quelques-uns y croient et se plient à de tels chantages. Outre l’inculture historique crasse de ceux qui les prononcent, ces discours impliquent que des personnes devraient se repentir de crimes qu’elles n’ont pas commis auprès de personnes qui ne les ont pas subis : aux fous !
Les hommes ne sont pas coupables des crimes de leur époque, simplement pour y avoir vécu : par exemple, décréter la complicité de tous ceux qui appartiennent à une génération pour les errements commis de leur vivant, sans considérer ce que chacun savait ou pouvait savoir, a fait ou n’a pas fait, seulement par association à ceux nés à la même période, est une infamie. On voit ainsi des trentenaires pleins de leur bonne conscience donner des leçons de vertu à leurs propres parents, leur reprocher un rôle actif dans la situation actuelle et faire peser sur leurs épaules toute la responsabilité du monde de merde dans lequel grandissent leurs petits-enfants : quelle ingratitude, quelle suffisance, quelle injustice !
Les individus ne sont pas coupables des crimes de ceux qui leur ressemblent : par exemple, exiger que tous les membres réels ou non d’une communauté se désolidarisent des brebis galeuses du groupe considéré est ignoble. Les assignations à résidence identitaire emprisonnent dans des cellules réduites à un trait unique censé résumer toute l’histoire, toute la personnalité, toutes les opinions, toutes les croyances, toutes les convictions, tous les engagements d’un individu et, de ce trait unique, naîtrait une solidarité par coalescence avec tous ceux qui s’y voient également réduits. Religion, sexe, inclinations érotiques, ethnie, couleur de la peau… l’infinie diversité humaine, dans toutes ses complexités et ses nuances, est ainsi découpée en segments marketing pour entrepreneurs identitaires, et chacun sommé d’agir et de réagir en fonction de qui est écrit sur l’étiquette collée sur la petite boîte dans laquelle il est enfermé. En endossant de force l’identité attribuée, c’est une fausse solidarité exorbitante qui s’abat : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! »

La confusion entre responsabilités individuelle et collective justifie le déversement d’une moraline infecte qui se moque de toujours rater la cible, du moment que quelqu’un finit sur l’échafaud. Plus vicieux encore, l’objectif n’est pas de rendre justice mais de s’assurer d’un sentiment général de culpabilité le plus élevé possible et, simultanément, d’un ressentiment unanime trouvant régulièrement à s’assouvir dans des figures sacrificielles commodes – en somme, quelque chose qui ressemble beaucoup à « l’envie du pénal » de Philippe Muray. Cette obsession pour la désignation de coupables, qui tient moins à la justice qu’au défouloir vengeur d’adolescents psychotiques, participe à la destruction du monde commun. De l’atomisation du politique comme espace public de partage de la parole et de l’action naissent les foules, personnages principaux de toutes les persécutions et sacrifices de boucs émissaires, ces « rassemblements populaires spontanés, susceptibles de se substituer entièrement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression décisive [5] ». Pas de manipulateur sans masse manipulable ; ni de persécution sans foule de persécuteurs convaincus de leur raison et de la justesse de leurs actes. Par-delà l’écume, douloureuse toujours, tragique trop souvent, des effets de meute sur les réseaux dits sociaux, le délire persécuteur dans lequel s’enracine cette recherche frénétique de coupables, donne à voir le terrible spectacle de foules enfermées dans la prison de leurs propres illusions victimaires.

Et sans doute faut-il, d’ailleurs, prendre très au sérieux l’avertissement de René Girard lorsqu’il nous met devant nos propres contradictions :

Une conception trop consciente et calculatrice de tout ce que recouvre « bouc émissaire » dans l’usage moderne élimine l’essentiel, à savoir la croyance des persécuteurs en la culpabilité de leur victime, leur emprisonnement dans l’illusion persécutrice qui n’est pas une chose simple, on l’a vu, mais un véritable système de représentation.

L’emprisonnement dans ce système nous autorise à parler d’un inconscient persécuteur et la preuve de son existence, c’est que même les plus habiles de nos jours à découvrir les boucs émissaires des autres, et Dieu sait si nous sommes passés maîtres en la matière, ne s’en découvrent jamais qui leur appartiennent en propre. Personne, ou presque, ne se sent en faute sous ce rapport. Pour saisir l’énormité du mystère, il faut s’interroger soi-même. Que chacun se demande où il en est sous le rapport des boucs émissaires. Personnellement je ne m’en connais pas et je suis persuadé, cher lecteur, qui en va de même pour vous. Nous n’avons l’un et l’autre que des inimitiés légitimes. Et pourtant l’univers entier fourmille de boucs émissaires. L’illusion persécutrice sévit plus que jamais, pas toujours aussi tragique, certes, que sous Guillaume de Machaut mais plus sournoise encore. Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère[6]

Cincinnatus, 7 février 2022


[1] Vieille ruse bien étudiée, au premier chef par René Girard bien sûr :

Puisque la crise est avant tout celle du social, il existe une forte tendance à l’expliquer par des causes et surtout morales. Ce sont les rapports humains après tout qui se désagrègent et les sujets de ces rapports ne sauraient être complètement étrangers au phénomène. Mais plutôt qu’à se blâmer eux-mêmes, les individus ont forcément tendance à blâmer soit la société dans son ensemble, ce qui ne les engage à rien, soit d’autres individus qui leur paraissent particulièrement nocifs pour des raisons faciles à déceler.

René Girard, Le Bouc émissaire, Grasset, Le Livre de Poche, p. 24 (c’est moi qui souligne).

[2] Si les pulsions inquisitoriales des identitaires atteignent un paroxysme tout particulièrement visible aujourd’hui, ils ne possèdent pas le monopole de la chasse aux sorcières (ou aux ingénieurs). Les néolibéraux, notamment, sont eux aussi passés maîtres dans l’art de la fabrication de coupables sur-mesure pour mieux détourner le regard, loin de leurs propres bassesses. Fonctionnaires abaissés au rang de parasites, enseignants tenus pour responsables de la destruction de l’école, chômeurs soupçonnés d’être des fraudeurs, cabossés et malchanceux de la vie accusés de profiter d’un prétendu « assistanat », pauvres et miséreux abandonnés sous le prétexte de mériter leur sort… le néolibéralisme peut s’interpréter entièrement comme une idéologie du bouc émissaire et ses thuriféraires politiques, médiatiques et économiques n’ont de leçon à recevoir de personne en matière de manipulation des foules. Encore une convergence entre les deux familles de pensée, néolibérale et identitaire, qui nous tiennent en tenaille.

[3] Voir : « Les nouveaux iconoclastes », « Mascarades de la pureté », « Comment on réécrit les livres », « Les enfants de Torquemada » ou encore « L’esprit de pesanteur ».

[4] Voir : « Désolidarisez-vous ! ».

[5] René Girard, op. cit., p. 21. Et un peu plus loin :

La foule tend toujours vers la persécution car les causes naturelles de ce qui la trouble, de ce qui la transforme en turba ne peuvent pas l’intéresser. La foule, par définition, cherche l’action mais elle ne peut pas agir sur les causes naturelles. Elle cherche donc une cause accessible et qui assouvisse son appétit de violence. Les membres de la foule sont toujours des persécuteurs en puissance car ils rêvent de purger la communauté des éléments impurs qui la corrompent, des traîtres qui la subvertissent. Le devenir foule de la foule ne fait qu’un avec l’appel obscur qui la rassemble ou qui la mobilise, autrement dit, qui la transforme en mob. C’est de mobile, en effet, que vient ce terme, aussi distinct de crowd que le latin turba peut l’être de vulgus. La langue française ne comporte pas cette distinction.

Il n’est de mobilisation que militaire ou partisane, autrement dit contre un ennemi déjà désigné ou qui le sera bientôt s’il ne l’est pas encore par la foule elle-même, en vertu de sa mobilité.

Ibid., p. 26.

[6] Ibid., p. 63-64.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “À qui la faute ?”

  1. C’est surtout la gauche qui nous donne cette division de l’humanité en groupes hiérarchisés et cette haine des groupes qu’elle considère comme inférieurs. Il s’agit, plus précisément, de la nouvelle génération de la gauche girondine, la gauche des régions contre-révolutionnaires.
    Celle-ci est liée à des territoires, la Bretagne et un grand sud-ouest qui nous ont donné ou ont participé au catharisme, au protestantisme, à la contre-révolution, les cagots et les kakous. Ils fonctionnent à l’inégalité et la haine d’autres groupes humains.
    Le catholicisme contre-révolutionnaire a commencé son effondrement autour de 1965 et les régions qu’il dominait sont entrées en agitation idéologique, c’est-à-dire ont remplacé le catholicisme, avec énergie et dans l’aveuglement, par une autre vision du monde. La première génération nous a donné une nation, un nouveau territoire « L’Europe » ainsi que la financiarisation de la société. La seconde génération nous donne la division de l’humanité en groupes hiérarchisés. Le protestantisme commence son effondrement dans les classes moyennes allemandes vers 1885, la génération suivante nous donne le pangermanisme, soit le choix d’un territoire, la génération d’après nous donne une hiérarchisation des groupes humains.
    Le sud-ouest français est la région qui ressemble le plus à l’Allemagne, il est le noyau dur de la gauche girondine (du PS). Cette folie d’obsession de la différence et de haine nous vient de là. Ils prennent leurs idées aux USA mais, sans cette région, ce mouvement serait beaucoup plus faible.

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