Liberté des uns, contrôle des autres

Le Tasse à l’Hôpital Sainte-Anne de Ferrare, Eugène Delacroix (1839)

Il y a, dans l’idéologie néolibérale [1] et, plus encore, dans sa manière de s’appliquer, un paradoxe apparent : d’un côté, une défense lyrique de la liberté (malgré une définition discutable), en particulier individuelle et économique ; de l’autre, une volonté de contrôle dont l’intensité et le périmètre ne cessent de s’accroître. N’y voir qu’une contradiction ou une hypocrisie ferait passer à côté de l’essentiel.

*

Sans doute sont-ils sincères, ces néolibéraux dont l’idéologie règne à Bruxelles, Berlin et Bercy selon des nuances subtiles, quand ils se prétendent les héritiers des théoriciens du libéralisme politique et économique ; lorsqu’ils défendent de nouvelles acceptions du « laisser-faire » et du « laisser-passer », du « doux commerce » et des inaliénables « libertés individuelles ». Libre circulation des capitaux, des biens, des marchandises, des personnes… la « main invisible » du marché – ils n’ont, hélas, pas bien lu ni compris Adam Smith – s’occupe de tout. C’est à elle qu’on doit ainsi le succès indiscutable des dérégulations successives : télécoms, énergie… tout doit y passer et tout y (tré)passe. Les promesses d’ivrogne sont toujours les mêmes pour les clients qui, de toute manière, n’ont pas leur mot à dire ; les résultats, aussi – hausse des prix et baisse de la qualité, pendant que s’empiffrent quelques petits malins.

Un peu comme en un spectacle de Shadocks – plus ça foire, plus on a de chances que ça réussisse –, le maître-mot continue d’être asséné malgré le réel auquel on ne cesse de se cogner : dé-ré-gu-ler. Supprimer les règles, les normes, les taxes, les cotisations sociales, les tabous, les freins, les garde-fou… tout ce qui peut représenter une contrainte, une gêne pour le saint Marché. Ainsi des frontières, vilipendées par l’alliance des gauchistes sans-frontiéristes et des grands patrons. Ces derniers – Marx l’avait parfaitement montré, dommage que la « gauche » autoproclamée lui préfère les foutaises déconstructionnistes – se servent de l’immigration pour maintenir la pression sur les salaires et du lumpenprolétariat pour concurrencer de manière non-libre et faussée les travailleurs.

C’est au fond la même idéologie et la même conception faible et mensongère de la liberté réduite au fantasme du « libre choix personnel » qui encouragent les individus à s’enfoncer dans des expressions de plus en plus exclusives et caricaturales de soi. L’hybris démiurgique de l’autodéfinition rompt avec le réel : « je suis ce que je dis que je suis ». Néolibéraux et identitaires autoproclamés « de gauche » travaillent ainsi de conserve à l’extension du juteux marché des identités. Ils partagent la même haine de l’État qui a le toupet de les empêcher de mener leur business comme ils le voudraient. Ne jamais oublier que lorsque l’État se retire, les mafias de l’argent et/ou de la religion prennent immédiatement la place.

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Et comme en un miroir inversé, les mêmes déploient partout où ils le peuvent un contrôle paranoïaque sur les activités des autres. La présomption de culpabilité tombe sur les épaules de tous : fonctionnaires, employés, enseignants, chômeurs, citoyens… Le management, ce hideux rejeton du néolibéralisme, installe la surveillance continue des travailleurs avec la multiplication de ses rapports d’activités à rédiger, de ses indicateurs à mesurer… chaque tâche doit être annoncée, justifiée, chiffrée a priori ET a posteriori, ne laissant au travail réel qu’un temps restreint dans lequel il est impossible d’œuvrer correctement et avec sérénité.

L’évaluation – pire : l’autoévaluation qui ancre dans les esprits une mauvaise conscience délétère – s’insinue dans toutes les activités jusqu’à en devenir une obsession. Alors que les notes disparaissent de l’école où elles sont pourtant indispensables [2], les voilà qui envahissent tous les autres domaines : restaurants, hôtels, commerces, médecins… tout y passe, tout est noté, tout est évalué dans une terreur faussement ludique. L’évaluation prend une telle importance qu’elle se fait objectif en soi. Et ouvre ainsi la porte à tous les chantages, à toutes les manipulations.

La technique trouve là un champ d’application inouï. Au service de la surveillance et du contrôle, elle déploie ses gadgets diablement efficaces. La vidéosurveillance maquillée en « vidéoprotection » (c’est plus vendeur) et couplée à la reconnaissance faciale permet le suivi de tous les individus en temps réel (et surtout différé). Science-fiction ? La Chine n’est pas un pays imaginaire : ces techniques sont depuis longtemps sorties du champ de l’expérimentation et exploitées par le gouvernement et les entreprises qui lui sont liées. Dans le pays qui réalise tous les rêves des néolibéraux, les « bons » comportements y sont récompensés et les « mauvais » punis selon un système tout droit sorti d’un jeu vidéo.

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Les plus naïfs peuvent se persuader que jamais une démocratie comme la nôtre ne versera dans ces extrémités. Ils se bercent d’illusions : le marché est trop juteux, les perspectives financières trop gigantesques pour y renoncer. Cookies et autres mouchards nous épient déjà dès que nous utilisons un de nos indispensables écrans. Rendus dépendants de ces doudous pour adultes, que ce soit au boulot ou dans notre vie privée, nous sommes à la merci des marketeux qui développent des outils de profilage grâce auxquels ils nous connaissent mieux que nos proches – mieux que nous-mêmes souvent. Plus ils s’immiscent dans notre vie, mieux ils réussissent à manipuler nos esprits et nos comportements – de consommateurs d’abord, mais aussi politiques et intimes [3].

Point, ici, de paranoïa ni de complotisme nourris aux dystopies orwelliennes : seulement le constat désabusé que nous adorons les chaînes qui nous lient.

D’autant plus lorsque celles-ci sont volontaires et gluantes de moraline. Les injonctions bien-pensantes invitent à l’autocontrôle, voire à l’autocensure. On (s’)observe, on (se) surveille et surtout, on juge. Les nouveaux inquisiteurs du camp du Bien© traquent les déviances jusque dans les chambres à coucher et la police du slip fait régner un puritanisme aussi sévère que ridicule au nom des bons sentiments. La nunucherie, à l’haleine d’autodafé et au sourire de goulag, met les individus sous coupe réglée en s’attaquant à ce qu’il y a de plus intime dans leurs vies. Où l’on voit, de nouveau, le vice identitaire s’appuyer sur le bras du crime néolibéral (à moins que ce ne soit l’inverse).

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Le contrôle des existences remplace la libre participation à l’espace public alors que disparaît le pouvoir politique. En effet, privés de toute possibilité de gouverner, les dirigeants politiques déportent leur action sur le contrôle des vies privées. Ainsi, par exemple, après avoir sciemment détruit la souveraineté nationale, sapé EDF et sacrifié notre filière nucléaire, ne leur reste-t-il plus qu’à régir la température à laquelle le peuple a le droit de se chauffer.

Ce qui convient parfaitement aux néolibéraux dont la haine pour l’État s’arrête là où celui-ci peut servir les intérêts privés bien choisis. Contrairement aux accusations qui leur sont un peu trop rapidement adressées, ils ne rêvent pas du tout du dépérissement de l’État mais bien de son asservissement au marché et de l’exploitation de ses moyens d’action par l’économique – c’est-à-dire par eux-mêmes. Il est d’ailleurs tout à fait symptomatique que, pour ces amoureux autoproclamés de la liberté, les États les plus inspirants (Chine, Qatar, etc.) figurent parmi les pires dictatures. Tant qu’il y a du pognon à se faire.

Cincinnatus, 24 octobre 2022


[1] J’en entends toujours nous seriner que « le néolibéralisme, ça n’existe pas », avec un sourire en coin. Inutile d’essayer de les convaincre : il n’est pire aveugle, etc. En revanche, le lecteur sincèrement intéressé par ces questions pourra lire, par exemple, la série de billets consacrés à décortiquer cette idéologie, « Misère de l’économicisme » :
1. L’imposture scientifique
2. L’idéologie néolibérale
3. Fausses libertés et vraies inégalités
4. Feu sur l’État
5. Le monde merveilleux de la modernité

[2] Remplacées par l’évaluation de « compétences » fumeuses auxquelles personne ne comprend rien, ni enseignants, ni élèves, ni parents – ce qui a l’immense avantage de masquer l’effondrement de l’instruction.

[3] Voir à ce sujet le billet « La manipulation des esprits ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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