L’enlèvement d’Europe par les cabris

Fable hommage à un python humaniste

Une grande catastrophe les avait tous hébétés :
Un continent entier avait tenté de se suicider,
Deux fois dans le temps d’une vie d’homme.
Alors, malheureux et perdus, ils se regardaient :
« Qu’avons-nous fait ? » Et ils tournaient dans un sens.
« Qu’allons-nous faire ? » Et ils tournaient dans l’autre.

Brutalement, parmi les héros de la catastrophe,
Quelques-uns s’arrêtèrent, échangèrent des paroles,
Se dirigèrent vers tous les autres et leur dirent :
« Faisons une peinture ! ». Tous approuvèrent.

Ils peignirent une femme. Elle était très belle.
Ils lui donnèrent le nom d’une princesse phénicienne.
Mais cela n’était pas suffisant : on la voulait vivante.
Alors ils lui inventèrent une histoire, une mémoire :
Le souvenir fantasmé d’une communion culturelle.
Ils lui apprenaient des grandes idées, des beaux mots :
Athènes, Rome, Renaissance, Lumières, Paix…
Tout ce qu’ils trouvaient de meilleur dans leur passé,
En en rajoutant beaucoup et en en oubliant plus encore,
Tout cela, ils le peignaient, en habillaient la princesse.
À l’arrière-plan, pour rappeler pourquoi elle existait,
Ils dessinèrent la catastrophe, leur surmoi sur toile.

Cette image terrible frappait les yeux.
Cette image sublime séduisait les esprits.
Tout le monde se tournait vers la princesse,
Tout le monde voulait croire qu’elle était réelle,
Tout le monde tendait vers elle ses bras et ses espoirs.

Dans la foule, des cabris la regardaient aussi.
Comme les autres, ils poussaient des cris de joie.
(On dit que certains étaient même sincères.)
Mais les cabris sont cupides. Les cabris ont faim.
Ils la regardaient d’oblique. Ils clignaient de l’œil.
Ils se faufilèrent avec leurs idées au bout des pinceaux
Et ajoutèrent d’abord des petites touches invisibles.
Ensuite, ils lui racontèrent de nouvelles histoires
En peignant de nouvelles formes qu’elle ignorait.
Petit à petit, ils changèrent ses vêtements,
Son maquillage, son regard… et même son appétit !
Et plus ils peignaient, plus elle prenait vie ;
Plus ils susurraient des histoires, plus elle changeait.

Un gentil python, dont l’un des noms était Gary,
Était un héros de la catastrophe : jadis python volant,
Il y avait perdu ses ailes et ses amis. Il en parlait,
Parfois, en regardant, dans le ciel, les cerfs-volants.

Il connaissait bien la princesse : il l’avait déjà rêvée
Le jour où il était né. Il la vivait comme une promesse,
Une folie fantasmée. Il l’aurait tant voulue réelle.
Pouvoir l’approcher, lui parler ou lui faire un gros câlin.
L’un des premiers, il vit que les cabris la changeaient.
Il vit qu’elle n’était déjà plus celle qui le chavirait.
Il écrivit leur histoire : qu’il l’aimait en diagonale,
Parce qu’elle était une image, un songe, une ivresse,
Parce qu’elle n’existerait jamais. Il écrivit tout cela.
Il donna à son beau roman son nom à elle.
Peu lurent. Moins comprirent. Gary dut pleurer.

Les cabris continuaient de la changer. Toujours plus vite.
Or, plus elle devenait réelle, plus elle perdait la mémoire.
Elle oubliait ce que ses pères lui avaient appris :
Leurs mots et leurs coups de pinceaux disparurent,
Remplacés par ceux des cabris. Perdant la culture,
La princesse ne s’intéressait plus qu’à l’argent.
Son appétit croissait, dévorait tout. Elle grossissait.

Elle disait : « faites comme moi. »
Elle disait : « ne vous occupez que de l’argent. »
Elle disait : « de l’argent pour consommer plus. »
Elle disait : « c’est le seul but. »

Et par sa bouche, c’étaient les cabris qui parlaient.
Ventriloques, ils agitaient leur marionnette.
Et plus elle s’intéressait à l’argent,
Plus les cabris allaient s’enrichissant,
Plus les cabris devenaient ventripotents.

Dans le peuple, certains fermèrent les yeux de l’esprit.
Ils voyaient la princesse telle qu’elle était au début.
Ils la voulaient encore ainsi. Alors ils y croyaient.
Ils répétaient : « c’est elle qui nous protège !
Elle nous préserve d’une nouvelle catastrophe.
Sans elle, nous sommes perdus, nous sommes foutus ! »
Et les cabris approuvaient, les cabris les encourageaient.
Ils les regardaient d’oblique. Ils clignaient de l’œil.

Le python n’était plus là pour leur lire son histoire
Parce qu’il avait décidé de ne pas fermer les yeux
Et il s’était tiré ailleurs, une balle dans la tête.

D’autres, même s’ils ne connaissaient pas le python,
Finirent par se rendre compte que la princesse
N’était plus celle qu’ils avaient tant aimée.
Ils comprirent que la peinture n’était qu’une illusion
Alors que le monstre des cabris était devenu bien réel.
Que plus elle grossissait, elle, plus ils maigrissaient, eux.
Alors ils détournèrent leurs regards et cessèrent de l’aimer.

Un jour, comme le lui soufflaient les cabris, elle demanda :
« M’aimez-vous ? » Et le plus grand nombre répondit :
« Non. » Et beaucoup pensaient : « oui, nous t’aimions,
Mais comme tu étais, pas comme les cabris t’ont faite. »
Elle pleura.
Elle sourit.
Elle retourna avec les cabris.
Et elle oublia ce que le peuple avait dit.

***

Ils ont créé un monstre et lui ont donné le nom d’une princesse.

Cincinnatus,

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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