Les parents et l’école : je t’aime moi non plus

American Gothic, Grant Wood (1930)

Ce billet a été publié pour la première fois dans le numéro 339 (mai 2023) de la revue Humanisme. Je remercie le comité de rédaction d’Humanisme et tout particulièrement Aline Girard et Jean-Pierre Sakoun, coordinateurs de l’excellent dossier « Urgence pour l’école républicaine ».

Il n’existe rien de pire pour les nerfs qu’une réunion de parents d’élèves… sauf, peut-être, une assemblée générale de copropriétaires, et encore. L’irrationnel y domine et fait fuser les idées les plus farfelues. Quoique « les-parents-d’élèves » ne puissent être pris comme une entité monolithique [1], des invariants demeurent d’une école à l’autre. D’abord, l’image déplorable du système scolaire. S’y ajoutent la méconnaissance profonde du fonctionnement de l’école et une cécité complète dès qu’il s’agit de leurs enfants. De ce cocktail empoisonné découlent défiance et volonté d’ingérence alors que l’institution aurait besoin que les parents lui fassent confiance… et restent à sa porte.

Au milieu des ruines, sauver ses mômes

La défiance règne. Bien des parents ont le sentiment de voir s’effondrer l’école qu’ils ont connue quand ils étaient élèves. À leurs yeux, ni la chute du niveau d’instruction ni le relâchement des exigences ne laissent de place au déni. Ils voient des enfants entrer au collège sans maîtriser la langue française – souvent sans savoir lire ni écrire correctement –, et plus tard sortir du système scolaire sans culture commune – ni historique, ni scientifique, ni littéraire… les disciplines ayant été rognées par les « heures de rien ».

Pour ces parents, seul compte le ressenti d’un double abandon : celui de la transmission des savoirs et, dans son sillage, celui de la promesse méritocratique d’ascension sociale. Car ils sont encore nombreux, au fond, à vouloir croire que bien travailler à l’école et faire des études signifient l’obtention, ensuite, d’une « bonne situation » dans la vie. Aussi étonnant cela puisse-t-il paraître, cet imaginaire-là n’est sans doute pas complétement tari. Leur inquiétude pour l’avenir de leurs enfants n’en est que plus grande [2]. Une inquiétude qui se conjugue également au présent quand ils voient les portes de l’école ouvertes au monde extérieur, à ses crises et à sa violence.

Que cette vision très négative relève de l’exagération ou de la lucidité, elle n’en dicte pas moins leurs comportements et explique largement le succès des officines de cours particuliers et des écoles privées de toutes sortes. L’enseignement privé est en effet auréolé de nombreux fantasmes, renforcés par le contraste avec l’image que se font du public la population et les parents. Synonyme de discipline et de meilleures conditions d’apprentissage, moins soumis aux délires ministériels et doté de plus de moyens humains, matériels et financiers, le privé, à tort ou à raison, rassure.

Les défenseurs de l’école républicaine luttent à juste titre contre la concurrence faussée du privé qui bénéficie de la sélection des élèves, s’exonère de toute mixité sociale ou scolaire et profite de financements publics iniques. Ce système vampirise l’institution publique et doit être intégralement revu afin de rendre à cette dernière des moyens qui en sont injustement détournés. Les raisons de la fuite de nombreuses familles doivent néanmoins être entendues.

Certes, le choix du privé, chez certains, repose d’abord sur un repli dans l’entre-soi, un snobisme, voire une forme de xénophobie. Mais pour la plupart de ceux qui ont les moyens d’envisager cette hypothèse pour leurs enfants, il ne faut rien y voir d’autre qu’un réflexe de sauve-qui-peut. Comment comprendre, sinon, que des parents sincèrement attachés à l’école publique et laïque décident d’en sortir leur progéniture ? La contradiction n’est pas forcément de l’hypocrisie – elle peut même être vécue cruellement. Comment les blâmer de préférer leurs enfants à leurs principes ? Qui ne ferait pas le même choix ?

Cela dit, même si de plus en plus de membres des classes moyennes et populaires se tournent vers le privé, il ne faut pas se leurrer : la plupart des parents n’ont pas le luxe de ce choix, surtout dans la « France périphérique ». Quoi qu’ils en pensent, leurs enfants vont à l’école du secteur et la question ne se pose simplement pas pour eux – ce qui ne peut qu’accroître encore le ressentiment et l’impression d’une relégation, d’un abandon et, in fine, la défiance envers l’institution scolaire.

Une défiance qui, malgré ses raisons, ne peut justifier des comportements trop souvent injustifiables. Car, si certains désespèrent de la fin de la transmission des savoirs nécessaire à la construction d’individus libres et de citoyens éclairés, ils sont, hélas, nombreux à s’en fiche comme de l’an 40.

Les parents à l’école ?

La place accordée aux parents dans l’école ne cesse de s’accroître, depuis leur reconnaissance officielle dans la loi Haby (1975) :

Titre II
La vie scolaire
Article 13
Dans chaque école, collège ou lycée, les personnels, les parents d’élèves et les élèves forment une communauté scolaire. Chacun doit contribuer à son bon fonctionnement dans le respect des personnes et des opinions.
Des relations d’information mutuelle sont établies entre les enseignants et chacune des familles des élèves, au moins jusqu’à la majorité de ces derniers. Elles ont notamment pour objet de permettre à chaque famille ou, s’il est majeur, à chaque élève d’avoir connaissance des éléments d’appréciation concernant celui-ci.

Cette « communauté scolaire » ou « éducative » voit ses contours devenir toujours plus flous. Aujourd’hui définie comme l’« ensemble des personnes qui œuvrent à la réussite des élèves : personnels éducatifs et administratifs, parents d’élèves, partenaires de l’école » [3], elle sert objectivement à marginaliser les enseignants et s’oppose à tous les principes de l’école républicaine. La rupture franche que cette dernière impose avec le monde extérieur a pour but d’offrir aux élèves un havre dans lequel les déterminations familiales, sociales, religieuses, politiques, idéologiques… n’interfèrent pas. Y faire pénétrer les parents d’élèves et autres « partenaires de l’école » trahit sa vocation.

Trop de parents profitent de l’invitation démagogique pour se comporter en consommateurs d’un « service » qu’ils « paieraient » et dont ils pourraient attendre un « retour sur investissement », faisant mine d’oublier que l’école n’est pas une entreprise dont ils seraient les clients, ni même un service public comme un autre, mais bien une institution – où l’on institue le citoyen. Les défaillances et dysfonctionnements, réels ou opportunément inventés, servent de prétextes à une ingérence insupportable et à une pression inadmissible sur les professeurs. À tout propos, les messages pleuvent dans les ENT (environnements numériques de travail) et les messageries des enseignants, censés être joignables et répondre tous les jours et à toute heure. Ce harcèlement, accepté voire encouragé par l’institution elle-même, démontre cyniquement que les enseignants n’ont pas droit à la « bienveillance » que les parents réclament envers leurs enfants.

En effet, dans l’école de leurs rêves, l’élève n’est pas instruit, il « s’épanouit » – comme si l’on pouvait s’épanouir en se contentant de nager dans un bain de cette bienveillance mièvre, à coup d’initiations au yoga et à la méditation. Ou comment passer de l’Instruction publique à la Garderie inclusive. Ils n’ont à la bouche que le jargon managérial du « développement personnel » qui empoisonne les esprits et permet de faire l’économie de la pensée. Aussi estiment-ils plus important d’acquérir des « savoir-être » ou des « compétences » (pire : des « compétences relationnelles ») que d’apprendre à lire, écrire et compter, ou que de côtoyer les classiques de la culture et ainsi découvrir le libre exercice de sa raison par un travail intellectuel rigoureux et exigeant. La confusion entre pédagogie et démagogie est totale.

Le règne des enfants-rois [4], sauvageons sans repères qui se prennent pour les seigneurs et maîtres du monde, ne tient qu’à l’irresponsabilité de parents incapables, par faiblesse ou par idéologie, d’assumer leur rôle, c’est-à-dire de dire non. Les parents ont une responsabilité vitale dans l’apprentissage de la civilité ; ils ne peuvent pas la déléguer à l’école avec une désinvolture criminelle. Or les professeurs sont tenus pour responsables de tout, y compris des manquements des familles. Absences, insolence, provocations, menaces, violence… plutôt que de morigéner leur progéniture, beaucoup de parents refusent l’idée même d’une quelconque responsabilité et prennent systématiquement leur défense.

D’autant que la présomption de culpabilité envers les professeurs est souvent encouragée par la hiérarchie et l’administration elles-mêmes, adeptes du fameux « pas de vague ». Afin de ne pas mécontenter les parents, la parole des enfants perturbateurs est prise pour argent comptant, anéantissant de facto le peu d’autorité que les enseignants conservent. Sommée de se mettre au service des parents, de leurs lubies, de leurs priorités, de leurs caprices, l’école doit tout faire, tout donner, tout apporter à leurs angelots, sans jamais rien leur demander en retour – ni efforts ni travail. Elle doit pallier toutes les démissions des familles, toutes les capitulations de la société, toutes les veuleries du monde. Tout en garantissant le « bonheur » de ces petites merveilles.

Ces demandes exorbitantes se doublent souvent d’une suspicion qui peut confiner à une forme aiguë de paranoïa collective : une histoire rapportée obscurément par un enfant de trois ans fait le tour de tous les parents (merci les groupes whatsapp) et prend des proportions cataclysmiques. La moindre querelle de cour de récré tourne au scénario d’un mauvais épisode de Desperate housewives, parents scotchés à leurs téléphones des soirées entières pour débattre très sérieusement des moyens à mettre en œuvre pour sauver ces pauvres chérubins des griffes d’une institution peuplée de méchants enseignants qui ne leur veulent que du mal.

Plus grotesques encore, les campagnes pour l’élection des délégués des parents prennent des proportions ahurissantes, quelque part entre House of cards et Kaamelott ; l’imagination n’a alors plus aucune limite et les idées les plus baroques sont discutées avec un aplomb confondant. Prétendant « s’impliquer » dans l’école, ils mettent en avant leur « investissement » comme ils le feraient d’une nouvelle ligne sur leur profil linkedin, et s’y appliquent avec un risible esprit de sérieux, transformant l’organisation d’une kermesse en gestion de projet avec présentation powerpoint et diagramme de Gantt. Cette compétition pour sacrer le parent qui sera le plus impliqué dans la vie de son enfant a quelque chose de profondément malsain. Parce qu’au fond, ce n’est pas des enfants qu’il est question, mais bien seulement de l’ego des parents.

L’école n’a vraiment pas besoin de cela, étant donné son état d’abandon et de solitude après des décennies d’incurie et de destruction volontaire auxquelles les associations nationales de parents d’élèves ont sciemment participé avec cynisme et malveillance, FCPE en tête. La principale fédération a accompagné, voire inspiré, toutes les réformes pédagogistes, soutenu ardemment toutes les attaques contre l’institution et dirigé une propagande délétère et continue contre les maîtres. Plus grave encore, elle a mené un combat explicite contre la laïcité, jusqu’à montrer une odieuse complaisance envers l’islamisme. Son rôle dans l’assassinat de Samuel Paty et celui joué par les parents d’une enfant dont seule la parole a été entendue contre un enseignant exemplaire dévoilent de manière dramatique le danger que représente la capitulation de l’institution devant les pressions de parents qui n’ont définitivement rien à y faire et desquels elle doit plus que jamais se garder.

*

Non qu’il faille se désintéresser de ce que font nos enfants à l’école ! Mais la pollution doit être évitée. Que des parents trompent leur ennui ou tentent de garder la main sur la vie de leurs enfants, à leur guise ; leur rôle devrait néanmoins se borner à quelques principes fondamentaux : suivre les apprentissages et les accompagner à la maison pour s’assurer que ce qui est enseigné est bien compris et appris, encourager les élèves à aimer l’école, soutenir les enseignants et ne pas affaiblir leur autorité ni critiquer sans cesse l’institution, surveiller les éventuels manquements, sans sombrer dans une défiance maligne mais afin d’aider, sincèrement et à leur place, une école en ruines à maintenir ce qui peut l’être. Ce serait déjà pas mal !

Cincinnatus, 29 mai 2023


Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
Pourquoi il faut sauver les lycées professionnels
À quelle sauce manger les riches ?
L’effondrement de l’instruction
La mort du bac, l’enterrement de l’école
Moi, parent d’élève
#Pasdevague
La vocation de l’école


[1] Le terme même n’a pas de sens dans une optique républicaine : on est le parent d’un enfant, l’élève est l’affaire du maître.

[2] Sans même évoquer l’opacité des procédures d’orientation, génératrice d’angoisses existentielles pour nombre d’élèves et de parents.

[3] https://www.devenirenseignant.gouv.fr.

[4] tous subitement devenus HPI, dys-, Asperger ou autre : l’épidémie est telle que ceux qui ne sont pas diagnostiqués d’une quelconque singularité en deviennent eux-mêmes singuliers.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “Les parents et l’école : je t’aime moi non plus”

  1. « Bien travailler à l’école et faire des études signifient l’obtention, ensuite, d’une « bonne situation » dans la vie »…

    Cela reste statistiquement plutôt une réalité, non ?

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