Je n’aime pas les économistes. Du point de vue de la philo, ils prostituent la pensée. Du point de vue des math, ils prostituent la science. Dans tous les cas, ils me débectent par leur arrogance et leur prétention à élever leur discipline au rang de science exacte exerçant un magistère tyrannique sur l’ensemble des autres disciplines inféodées à son utilitarisme. Tous ? Non. Heureusement, quelques-uns ne se vautrent pas dans l’hybris caractéristique de beaucoup de leurs confrères. En voici deux qui nous réconcilieraient presque avec les économistes : Bernard Maris et Yanis Varoufakis.
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Et si on aimait la France, Bernard Maris, Grasset, 2015.
Le livre en deux mots
Le regretté Oncle Bernard nous a laissé un dernier ouvrage plein de lumière. Sans point (ni d’exclamation ni d’interrogation), il nous invite à simplement aimer notre pays. Il en livre un portrait lucide, amer parfois, amusé souvent, inquiet toujours. Mais de cette inquiétude qui caractérise celui qui, appuyé sur une large culture humaniste, cherche les racines du mal au-delà des apparences, refuse de calomnier le passé ni d’hypothéquer le présent et porte un amour sincère à la patrie qu’il s’est choisie et qui l’a choisi. Ce livre nous exhorte à réparer, avec un tendre souci, les ravages de la francophobie ; à redevenir fier de ce que nous sommes, nous, Français ; à rejeter les prophéties de malheur et les accusations accablantes et indignes ; à assumer notre patrimoine et notre destin collectifs ; à porter haut le message universaliste dont nous sommes les héritiers.
Où j’ai laissé un marque-page
Lorsque Bernard Maris fait l’éloge de la galanterie, c’est un hommage aux femmes, à l’amour, à l’humour, à l’élégance et au raffinement des mœurs qui nous rappelle combien la condition des femmes est mise en danger par les extrémistes les plus rétrogrades.
Un extrait pour méditer
[Commentant le livre Fractures françaises de Christophe Guilluy]
Jamais les violences urbaines ne débouchent sur des progrès sociaux, au sens des acquis sociaux chers aux syndicalistes ; en revanche, à chaque fois, elles se traduisent par une amplification des politiques de la ville qui, malgré leur bonne volonté, ne résolvent rien, ou presque. La question ethno-culturelle se substitue à la question sociale. La question sociale a à voir avec l’inégalité des revenus, avec une économie absente remplacée par l’économie de la drogue, et plus largement avec la faiblesse de la part des salaires dans le produit national, l’impossibilité d’accès à la propriété pour les plus modestes.
Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’une question « sociale » peut, peut-être, se résoudre « socialement », en gros par de l’argent, tandis qu’une question « ethno-culturelle », c’est plus compliqué. Par un cynisme sans doute inconscient, les catégories supérieures, celles qui profitent de la mondialisation et de la métropolisation, ont caché la question sociale sous la question ethnique, plus vague, plus morale, plus lointaine. La lutte pour l’égalité laisse place à celle pour la diversité. On comprend donc, dit Christophe Guilluy, que dans les métropoles l’immigration soit perçue comme un processus positif. Elle cache le conflit social. Un marxiste dirait : elle cache le conflit de classe. C’est ainsi qu’en Europe l’immigration est perçue comme très positive, pour des raisons démographiques et économiques.
Personnellement, je serais beaucoup plus sceptique et sévère que Christophe Guilluy. Jamais les émeutes n’ont débouché sur une « demande sociale ». À la grande différence des « casseurs » petits-bourgeois et pré-bobos de 68 qui chantaient l’Internationale, criaient « La culture au c… » en se précipitant en septembre pour passer des examens qu’on leur donna à l’œil, des occupants de Notre-Dame-des-Landes, des manifestants contre le barrage de Sivens qui ont une certaine conscience altermondialiste et écologique, ou encore des « bonnets rouges » qui représentent évidemment une révolte sociale, les brûleurs de voitures ne contestent en rien un système économique inégalitaire et brutal dominé par une économie mafieuse. Ils sont la loi de la jungle, la pire, c’est-à-dire l’absence de loi.
Comme la Mafia, ils ne connaissent que la famille et jamais le pays. Il faudra se poser la question de savoir pourquoi leur famille n’est pas le pays. Les sentiments anti-français agités avec des drapeaux lors des matchs de foot, la Marseillaise copieusement sifflée, participent d’un « internationalisme » tout à fait en phase avec le crime. Abonder la Mafia ne transformera jamais la Mafia en œuvre de charité : on peut se dire que l’immense bonne volonté des politiques de la ville fut, en partie au moins, de l’eau versée dans le sable du trafic. (p. 124-126)
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Un autre monde est possible – Pour que ma fille croie encore à l’économie, Yanis Varoufakis, Flammarion, 2015
Le livre en deux mots
Sous la forme d’une lettre adressée à sa fille, Yanis Varoufakis nous raconte les fondements et les errements de l’économie. La simplicité apparente du propos ne fait aucune concession au simplisme. Au contraire ! Faisant œuvre de pédagogie, et non sans humour, comme en témoignent la variété de ses références (de Faust aux jeux vidéo, de Mary Shelley aux bergers hellènes…), l’ancien ministre des finances grec fait comprendre avec l’élégance de l’évidence des concepts pourtant obscurs sous la plume d’autres économistes moins soucieux d’éclairer les citoyens. Ce dévoilement permet de mieux appréhender des phénomènes dont nous avons tous une conscience floue, et donc de nous armer intellectuellement pour ne plus gober les discours assassins du néolibéralisme façon TINA (« there is no alternative »).
Où j’ai laissé un marque-page
Les descriptions de mécanismes économiques tels que le crédit ou l’extension de la valeur d’usage, décryptés et analysés non seulement du point de vue économique mais, surtout, dans leurs dimensions symbolique et philosophique.
Un extrait pour méditer
Tu entendras souvent dire que « le problème c’est l’État » ; et que « si l’État laissait les particuliers tranquilles, s’il se gardait d’intervenir, tout irait beaucoup mieux ». Ce ne sont que des bêtises. Si l’État a été obligé de garantir des dépôts en banque et d’assumer le monopole de la monnaie, c’est précisément parce que, pendant les périodes où il n’intervenait pas et où il « laissait les particuliers tranquilles », il y avait des krachs à répétition. Quand tout s’effondrait autour d’eux, les particuliers eux-mêmes exigeaient de l’État « qu’il fasse quelque chose ». Et une fois la crise passée, ils attendaient de lui qu’il impose des règles aux banquiers pour éviter une nouvelle catastrophe.
[…]
Lorsque le banquier sait que l’État viendra à son secours en cas de difficulté, il n’a aucune raison d’être prudent et de limiter les prêts qu’il accorde, moyennant paiement. Plus l’État impose de règles aux banquiers pour limiter leur tendance à accorder, pendant les périodes fastes, des prêts qui finiront par mener au krach, plus les banquiers cherchent à contourner ces règles, aux dépens de l’intérêt général. Et comme les banquiers ont beaucoup plus de pouvoir économique que les simples citoyens sur les dirigeants politique des institutions publiques (censées les contrôler et les discipliner), ils ont le plus souvent gain de cause.
Il est normal que l’État sauve les banques (parce qu’il est effectivement important qu’elles ne ferment pas – pour que l’épargne des citoyens ne se perde pas et que le système de paiement, qui est comme le système circulatoire de l’économie, ne s’effondre pas). Mais pas les banquiers, qu’il devrait renvoyer chez eux. Auprès quoi il peut assainir les banques puis, s’il ne veut pas les garder, les vendre à de nouveaux propriétaires. Et eux sauront que s’ils conduisent à la faillite les banques qu’ils viennent d’acquérir (pour avoir accordé des prêts de manière inconsidérée, par exemple), ils les perdront.
Malheureusement, la plupart du temps, les politiciens qui gouvernent l’État sauvent les banquiers – avec de l’argent prix aux citoyens les plus pauvres. (p. 84-85)
Et je ne résiste au plaisir d’un petit bonus :
Beaucoup te diront que ton père ne sait pas ce qu’il dit. Que l’économie, la théorie économique, est une science. Que, de même que la physique étudie la nature méthodiquement, l’économie combine les mathématiques, les statistiques et la logique pour analyse scientifiquement les phénomènes socio-économiques. C’est faux !
L’économie a beau utiliser des formules mathématiques et des modèles statistiques, elle tient plus de l’astrologie que de l’astronomie. En physique, la nature est le juge impartial des hypothèses formulées, mais en économie, on ne peut pas créer un laboratoire pour vérifier nos hypothèses et voir, par exemple, comment l’économie grecque aurait évolué en 2010 si, au lieu de signer un mémorandum d’accord, le gouvernement grec avait déclaré la cessation de paiements.
Cette absence totale de vérification empirique de nos théories fait que la discipline économique, la pensée économique, n’a rien à voir avec les sciences exactes. Nous avons donc le choix, nous les économistes, entre faire semblant d’être des hommes de sciences et admettre que nous sommes davantage des philosophes, lesquels peuvent déployer des trésors de logique et de sagesse sans jamais parvenir à convaincre leurs confrères qu’ils ont compris le véritable sens de la vie.
Malheureusement, l’écrasante majorité de mes confrères choisissent de se considérer comme des hommes de science et finissent ainsi par faire davantage penser à des astrologues, ou plutôt à des théologiens, qui font appel à des démonstrations mathématiques pour prouver l’existence de Dieu, fondant leur sacerdoce sur l’ignorance et les préjugés de populations qui vivent dans l’angoisse de la survie et la peur du lendemain.
[…]
Lorsque, dans les années 80, le chômage a augmenté malgré les prévisions des économistes systémiques (ceux qui travaillent pour les grandes banques, le Fonds monétaire international, etc.), les négationnistes du chômage (dont je t’ai déjà parlé) ont inventé la notion mystique du chômage naturel. Ils ont observé le phénomène, l’ont qualifié de naturel et ont considéré l’avoir… expliqué !
Ainsi, lorsque les marchés ne parviennent pas à résorber le chômage, ils y voient la preuve que notre société est en proie au mal de la concurrence faussée, qu’il faut traiter par le philtre magique de la libéralisation du marché, administré par le biais des privatisations par exemple. Et si cette magie n’opère pas (si, par exemple, au lieu de réduire le chômage, il s’avère qu’elle l’aggrave), ils en concluent qu’il faut encore privatiser, baisser les salaires, les allocations, les retraites, etc. Et si ces sortilèges échouent aussi, ils se consolent en pensant que ce n’est pas la faute de l’austérité et des privatisations, mais des « maléfices » des syndicats, des salaires minimaux et des allocations chômage ou autre, qui empêchent le philtre magique d’agir comme il devrait. (p. 208-209 et 211)
Cincinnatus, 24 octobre 2016