Le jour d’après sera pareil à la nuit d’avant

Tous s’y mettent : le pouvoir actuel qui essaie de faire oublier que, par son incurie et son cynisme, il est coupable de milliers de morts ; ses zélés prédécesseurs qui nous ont conduits à l’abyme en appliquant consciencieusement depuis quarante ans les dogmes du néolibéralisme ; les vieilles gloires retirées qui tentent encore un come-back plutôt pitoyable après avoir tant de fois montré leurs limites que personne ne peut les prendre au sérieux ; les opposants épidermiques qui se réjouissent ouvertement de la crise et feignent d’ignorer que le problème avec l’ivresse du Grand Soir, c’est toujours la gueule de bois du petit matin. Tous entonnent en chœur l’air ampoulé du « rien ne sera plus jamais comme avant ! » Qui peut les croire ?

La longue nuit de la République

Gouvernance par les nombres, mainmise de l’économique sur le politique, adoration du dieu-pognon et financiarisation de toute l’économie, réduction morbide du citoyen actif au consommateur passif, new public management et idéologie managériale, règne de la démagogie et désinstruction nationale, médias serviles, abandon de territoires entiers laissés sous la coupe des mafias criminelles et religieuses, etc. etc. – tout cela définit ce monde d’avant la crise sanitaire. Méthodiquement, consciencieusement, les générations successives de gouvernants médiocres ont appliqué à la lettre les commandements de l’idéologie néolibérale, détruisant services publics et modèle social patiemment bâtis pour protéger les plus faibles, assurer la cohésion de la nation et affermir la République.

La guerre culturelle a été largement remportée : les hypothèses du néolibéralisme, qui ne sont que des préjugés idéologiques, sont si profondément ancrés dans les esprits qu’il est devenu presque impossible de les discuter sans se faire traiter de bolchévique, de parler d’intérêt général sans passer pour fou, de souveraineté nationale sans être soupçonné de fascisme. Car, vaille que vaille, il a toujours bien fonctionné, même et surtout en 2017, ce chantage à l’extrême-droite de castors qui ne savent que « faire barrage » en offrant une fausse alternative : « nous ou les nazis ». Donc, par défaut, ils restent au pouvoir et, si les têtes et les logos de partis varient de temps en temps, la ligne demeure inchangée alors que s’effondre la République.

Et si un jour ?

Loin des « yakafokon » et des recettes mirages, une autre voie est pourtant possible. Elle consisterait à prendre le contrepied de toutes les politiques qui ont obstinément échoué depuis quarante ans. En d’autres termes : forger des républicains et redresser la République.

Mener la guerre culturelle en rendant aux mots leur sens – nation, laïcité, justice, solidarité, réforme, souveraineté, etc. etc. –, appuyer l’action politique sur une colonne vertébrale idéologique solide, s’inspirer notamment du modèle du CNR, réinstaurer la souveraineté nationale, réinstituer l’école dans son rôle d’instruction, appliquer strictement le principe de laïcité et ne laisser aucune marge aux communautarismes, renverser la sujétion actuelle en soumettant l’économique au politique, mettre fin à la délétère financiarisation de l’économie et renouer avec une planification vertueuse, soutenir activement les entreprises françaises dans la compétition internationale en faisant preuve de ce « réalisme » dont les néolibéraux se targuent bien que leurs recettes fassent de nous les cocus de la mondialisation, reconstituer des fleurons nationaux d’envergure mondiale, raffermir le tissu de petites et moyennes entreprises, nationaliser les secteurs stratégiques pour lesquels il est suicidaire de dépendre du marché ou d’un autre pays, rendre à l’État sa puissance et aux services publics leur dignité, refondre la fiscalité pour la rendre juste et progressive, se donner les moyens de lutter vraiment contre l’évasion et la fraude fiscales, en finir avec les politiques de boucs-émissaires et rendre à la nation sa cohésion en tant que volonté politique, reconquérir tous les territoires perdus de la République, etc. etc. : les solutions existent, elles sont connues [1].

Elles nécessitent seulement volonté, honneur et vertu de la part de gouvernants à la hauteur des enjeux. Seulement… et c’est pourtant déjà exorbitant.

La naïveté d’un après

Voir les responsables de l’effondrement découvrir à l’occasion de la crise sanitaire actuelle les vertus de ce qu’ils ont toujours combattu, les entendre jurer qu’ils ont compris et qu’ils appliqueront ces propositions qu’ils ont toujours raillées – c’en serait amusant si ce n’était pas dramatique. Plus sérieusement, quelle naïveté de croire en la sincérité de ces politiques totalement englués dans leur idéologie ! Les Macron, Philippe, Le Maire et consorts au pouvoir, mais aussi tous ceux qui n’y sont pas ou qui n’y sont plus mais voudraient tant y être, multiplient les discours sur « l’après ». Après le virus, ils brûleront ce qu’ils ont toujours adoré ? Bonimenteurs !

Déjà, aux lendemains du 11 septembre, du 21 avril, de la crise financière de 2008, de Charlie, du Bataclan, de tous les traumatismes collectifs qui suscitent une logorrhée des politiques ravivée à chaque anniversaire aussi écœurante que leur amnésie les autres jours de l’année, déjà rien ne devait plus être comme avant. Ce lancinant refrain devient exaspérant tant il sert à se donner bonne conscience pour mieux reprendre le tranquille cours quotidien de la médiocrité. Politiques qui achèvent le politique comme citoyens qui n’ont cure de leur Cité – tous participent à cette grotesque pantomime et s’offrent les frissons sans frais d’une rupture à laquelle personne de lucide ne peut croire.

Demain n’est qu’une illusion

La preuve ? Les ruines de l’hôpital public et du système de santé s’exposent crûment à mesure que les cadavres s’entassent mais, même au plus fort de la crise, ces traîtres qui nous dirigent en profitent pour faire avancer leur programme de destruction du modèle français et de tout ce qui fonctionne.  Comment attendre quoi que ce soit d’autre de ceux dont les intérêts privés sont à l’opposé exact de l’intérêt général, et qui possèdent tous les moyens de décision politique et de manipulation des esprits ? N’oubliez pas : there is no alternative ! Alors ils avancent d’autant plus vite et fort que la crise le leur permet et que leurs discours narcotiques assurent du contraire. Ce qui subsistait du travail du CNR (que Macron a l’outrecuidance cynique de citer !) et qu’il n’aurait fallu toucher que la main tremblante pour seulement le consolider et l’augmenter, est dynamité.

L’après-crise sera bien pire que l’avant. C’est une aubaine pour les néolibéraux de faire sauter les toutes dernières digues qui protégeaient un tant soit peu le peuple. Il faut s’attendre à un énorme coup de massue au nom du « relèvement de l’économie », de « l’efficacité économique » et de la « concurrence mondiale », autant de prétextes à la multiplication des coupes claires dans les services publics, à la destruction du droit du travail, à l’augmentation des impôts les plus injustes, aux cadeaux pour les « premiers de cordée » pendant qu’on continuera de laisser sombrer les plus pauvres, les plus faibles et les plus fragiles, aux privatisations d’entreprises publiques et de secteurs stratégiques sacrifiés à la voracité des multinationales, et enfin à la diminution des libertés publiques et individuelles par le passage dans le droit commun des mesures d’exception prises pendant la crise, « pour notre bien » – le problème de l’exceptionnel, c’est qu’avec nos dirigeants politiques, il a tendance à durer indéfiniment.

*

Amis, une longue nuit s’annonce, plus sombre encore que celle qui précédait la crise.

Cincinnatus, 20 avril 2020


[1] Inutile de développer ici, j’ai eu bien des occasions de les détailler. Lire par exemple :
Pour la stratégie politique à employer : Que faire ?
Pour les mesures à prendre afin d’éviter la guerre civile : La République à la reconquête de ses territoires perdus
Pour un ensemble cohérent d’actions économiques au service d’une Weltanschauung humaniste : Un républicanisme économique ?

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Le jour d’après sera pareil à la nuit d’avant”

  1. L’autre lendemain possible, plus dystopique bien que plus réaliste, tient dans le magnifique livre de Naomi Klein, la stratégie du choc (qui est dispo en pdf, pratique pendant le con-finement). Cet énorme choc va redonner un coup de boost aux Chicago Boys, qui seront bien aidés par le mythe de l’IA.
    Ceci dit, très bon billet de blog ! Bravo et merci.

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