On se lâche !

Les Romains de la décadence, Thomas Couture (1847)

Tiens, encore un billet qui va me faire passer pour un horrible réac-facho auprès des ayatollahs de la moraline prétendument « de gauche ». Tant pis.

Faut-il rappeler aux adorateurs lobotomisés du présent et contempteurs fanatiques du passé que critiquer le premier en observant, à regret, que tout n’y est pas merveilleusement parfait n’a rien de criminel, pas plus que, symétriquement, reconnaître que tout dans le passé n’est pas à jeter aux poubelles de l’histoire ? Et, en l’occurrence, malgré le battage ridicule qui a entouré il y a peu la notion d’« ensauvagement » et la fixation en deux camps pareillement caricaturaux du débat qui n’en était pas un puisque toute discussion en était exclue, malgré cela, donc, il me semble que nous assistons plus fondamentalement à un relâchement général qui témoigne plus d’une régression civilisationnelle que du progrès inéluctable vers un accroissement des libertés individuelles et du bonheur collectif. Dans notre époque dont le caractère dominant est la bêtise, le rien-à-foutrisme semble s’installer en habitus généralisé.

Au milieu du legs encombrant que nous avons reçu des libéraux-libertaires de mai 68, les slogans « jouir sans entrave » et « il est interdit d’interdire » sont peut-être ceux dont nous payons le plus le prix de la réussite. L’eudémonisme réduit à la jouissance pure du « tout est permis » trahit aussi bien Dostoïevski que l’existentialisme dont les définitions de la liberté dans des mondes émancipés de la présence divine se montraient infiniment plus riches, plus complexes et surtout plus exigeantes [1] que les prétextes à la résolution immédiate du désir que vont chercher pour se donner bonne conscience nos pourceaux qui n’ont même pas lu Épicure.

Puisque tout est permis, je peux dire et faire tout ce qui me passe par la tête : rouler à vélo ou trottinette sur les trottoirs en slalomant entre les piétons, quitte à mettre les vies des autres en danger et les insulter quand ils m’obligent à ralentir parce qu’ils osent essayer de traverser quand le petit bonhomme est vert pour eux ; écouter le bruit que je prends pour de la musique ou mener une discussion inepte sur mon téléphone, haut-parleur à fond, dans les transports en commun ou dans la rue ; installer une terrasse devant mon restaurant ou mon café sur toute la largeur du trottoir et ainsi obliger les piétons, poussettes et fauteuils roulants à passer sur la route, tout en laissant ma musique et mes clients empêcher tout le quartier de dormir ; me fiche comme d’une guigne que mes gamins transforment en défouloirs généralisés le train, le restaurant ou, pire encore, la salle de classe et, dans ce dernier cas, lorsque les enseignants se plaignent, menacer ces derniers car, après tout, je paie leurs salaires avec mes impôts, n’est-ce pas ? Ad nauseam.

Le comportement des enfants et de leurs parents vis-à-vis de l’école me paraît d’ailleurs symptomatique du rapport consumériste qu’entretiennent la plupart de nos contemporains avec les services publics et les institutions [2]. L’Éducation nationale s’est muée en Garderie inclusive avec la participation active de ceux-là mêmes qui ont pour responsabilité de la protéger quand, dans le même temps, tous les services publics en sont venus à se penser, dans un geste masochiste voire suicidaire assumé, comme « prestataires de services », au même titre que n’importe quelle entreprise du tertiaire. Il est donc parfaitement cohérent que les citoyens, devenus entre-temps usagers puis clients, se sentent dans leur bon droit d’affirmer crânement à n’importe quel guichet : « je paie vos salaires avec mes impôts, donc je fais ce que je veux », sans même se rendre compte que ce sophisme est logiquement faux et civiquement abject.

Dans « services publics », le sens de l’épithète a été vicié : ce qui appartient collectivement à tous se voit confisqué par chacun comme sa chose propre. Ainsi, au-delà des services publics, de l’espace public lui-même, approprié comme une extension de l’espace privé. La distinction entre les espaces de l’intime, du privé et du public, garantie des libertés individuelles et collectives autant que de la possibilité de l’édification d’un monde commun, vole en éclats par l’effraction violente du privé dans le public [3]. En me comportant dans l’espace public comme je le fais dans mon espace privé, je prive les autres de la possibilité d’y intervenir normalement ; je m’élève ainsi, moi-même et mes caprices, au-dessus du lot commun et de la loi commune. L’hybris se déploie et s’épanouit sur les ruines des normes.

Plus rien n’empêche les réclamations vociférantes de privilèges exorbitants. Les exceptions individuelles et communautaires remplacent les règles communes, avec un succès directement proportionnel à la puissance sonore des lobbies divers et variés et à leur capacité de nuisance. L’État abdique, en général sans même combattre, et ses lois s’effacent. Or, où l’État et ses lois disparaissent, les mafias identitaires et religieuses s’empressent de combler le vide. Le caïdat, pointe la plus aiguë du sentiment d’impunité et de toute-puissance d’une auto-nomie pervertie, s’installe et, avec lui, la seule loi qu’il connaît : la loi du plus fort qui redevient aux relations humaines ce que la loi de la gravité est aux corps célestes.

Les petits voyous qui pourrissent la vie de quartiers, et maintenant de villes entières, et ont au début de l’été laissé exploser leur jouissance consumériste (au sens propre du processus d’absorption-destruction), sans que ce constat leur ôte une once de leur responsabilité individuelle ou les excuse une seule seconde – au contraire ! –, sont sans doute ceux qui ont le mieux compris l’essence de notre époque. Toute contrainte est vécue comme une insupportable oppression, une inacceptable attaque contre ma sacro-sainte liberté individuelle et, par extension, contre mon intouchable identité. Est érigé en principe fondamental le refus puéril de toute limite en quelque domaine que ce soit, le refus de respecter le minimum de règles qui permettent de rendre la vie en commun supportable. En revanche, les mêmes n’hésitent pas à imposer leur loi, leur ordre, leur domination sur ceux (et surtout celles) qu’ils asservissent.

Toute civilisation a besoin de normes, de règles, de limites pour exister. Autrement, c’est l’état de nature hobbesien. Et ceux qui souffrent de ce discrédit des règles sont toujours les mêmes : les plus faibles, ceux qui n’ont pas la force ni l’indécence d’imposer leur ego comme pierre de touche du monde. Ainsi, contrairement à ce que prétendent les belles-âmes planquées dans leurs confortables salons des centres-villes, ce n’est pas être « de gauche » que de chercher des excuses essentialistes aux petits tyrans quotidiens et à leurs agressions, et donc reconnaître, de facto, la loi du plus fort. Ce n’est pas être « de gauche » que de confondre politesse, courtoisie et civisme d’une part avec, d’autre part, moralisme, contrainte insupportable et fascisme. Quand elle traite de « fachos » ceux qui ne veulent que le respect des règles communes, et qu’elle préfère défendre les délinquants plutôt que les plus faibles, les bourreaux plutôt que les victimes, une certaine « gauche » démontre qu’elle a définitivement perdu tout contact avec la décence humaine.

*

Les Narcisse modernes, amputés de tout surmoi, frères jumeaux des derniers hommes du Zarathoustra, rejettent violemment les figures d’autorité classiques, qu’ils raillent et calomnient en clignant de l’œil, et leur préfèrent des pitres démagogues. La formule de Camus dans Le Premier Homme, devenue sans doute incompréhensible, révèle par contraste la terrible confusion entre liberté et licence illimitée qui s’est dorénavant imposée :

Un homme, ça s’empêche.

Cincinnatus, 11 septembre 2023


[1] La pensée camusienne de l’absurde et de la révolte en donne un excellent exemple.

[2] Rappel : l’école n’est pas un service public mais une institution qui porte d’autant mieux son nom qu’elle a pour rôle d’instituer le citoyen à partir de l’élève.

[3] Pour une explicitation de ces concepts et phénomènes, voir la série de billets consacrée à l’édification du monde commun selon Hannah Arendt.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “On se lâche !”

  1. (« Je » est ici employé comme « Très certainement, je ne suis pas le seul à pouvoir écrire que je »)

    Pour ce qu’est devenu en trop d’endroits l’Education au point d’avoir fait exclure à bon nombre de bonnes âmes la carrière d’enseignants, et ce sans aucune considération salariale, je suis d’accord.
    Pour les incivilités, provocations, menaces et violences en lieu public, je vous reçois 5/5.
    Sur les emprises communautaristes, idem.

    Mais il me semble utile d’apporter mon commentaire bénévole à votre billet gratuit de manière complète et le complétant. J’aurai recours à l’anecdote, à défaut d’un tableau.

    Avez-vous déjà expérimenté le phénomène suivant, bien surprenant la première fois, de personnes se servant des Autres, d’un Autre, pour régler leurs problèmes, et dont le pourcentage croissant associé à partir d’une certaine expérience permettant d’établir ce dernier, s’avère fascinant (je l’estime à 75 %, autrement dit, à trois quarts)? Avez-vous été témoin de lâchetés de gens très certainement susceptibles d’applaudir à votre ode à l’Ordre susceptible d’assurer une prospérité vertueuse? Pourriez-vous assurer que vous-même n’avez jamais choisi de préserver votre intégrité physique, ou votre pérennité socioprofessionnelle plutôt que de rentrer dans une action dangereuse, en ce cas excusé, assez petitement, par l’absence de garantie que la société ou le système judiciaire vous seraient des appuis en cas de tournée au vinaigre?

    Allez, avouez, c’est Oui-Oui-Non.

    Le coup des voisins qui ont attendu que vous y alliez à leur place, vous avez connu?
    Le voisin bien à (l’extrême) droite, qui, bien que content que vous y fûtes finalement allé, vous raille ironiquement auprès de tiers comme un « caïd », d’abord préoccupé par le fait que vous pourriez lui damer le pion en nouveau justicier quand bien même vous auriez agi dans une logique simple sans aucun mauvais calcul: vous avez connu?

    Le coup des voisins qui vous lâchent quand le tapageur a réussi un joli coup et apporté à la « Police » une preuve de l’injure qu’il a reçue en sachant que vous n’aurez pas de preuve de son comportement, car vous n’aurez jamais de témoignage à votre aide, quand bien même vous êtes entourés de « good people » susceptibles de boire avec approbation votre billet si esthétique sur la décadence, vous avez connu?

    Une ou des situations où vous n’auriez pas été au front de la racaille pour des raisons évoquées ci-dessus, vous avez connu? J’ai connu; l’avouer n’est pas impudeur, ni bigoterie.

    La psychorigidité et/ou l’aigreur de sous-officier de régiment de force lors de l’appel sous les drapeaux, la hargne du caporal appelé, l’Ordre décérébré qui vous fait avoir honte de ne pas avoir douté plus tôt, vous avez connu?

    Quatre ouis feront que nous serons d’accord sur le fait, qui est un début de consolation, qu’une partie du problème vient, aussi, de nous.

    Et, pour terminer mon bénévolat pour aujourd’hui, je lance un pavé, non pas sur la police, mais dans une mare purement métaphorique:
    Que l’Education (ainsi que des parents bien ordonnés qui justifiaient le bizutage en le comparant à des séances d’initiation de tribus amazoniennes) ait toléré pendant des décennies le bizutage qui allait de l’injonction à chanter ou clamer des textes ordurièrement licencieux à des actes pourceaux (si vous me permettez d’emprunter votre mot) devrait permettre de ne pas trop s’émouvoir sur son sort actuel; et que des « hypo »khonnes taupes en soient sorties pour se retrouver à de grosses manettes de l’Etat cadre assez bien avec la lâcheté et la corruption des rênes de la Justice et autres services publics.

    J’aime

Laisser un commentaire