L’absurde et la révolte selon Albert Camus : 1. L’absurde

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C’est l’équilibre de l’évidence et du lyrisme qui peut seul nous permettre d’accéder en même temps à l’émotion et à la clarté.

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe

Le philosophe, écrivain, penseur, humaniste, résistant, prix Nobel, etc. etc., Albert Camus, explore la question de l’absurde dans toute son œuvre mais, entre 1942 et 1944, il y consacre quatre ouvrages qui forment ce qu’il désigne lui-même sous le nom de cycle de l’absurde.

Il y décline sa réflexion, « en variant le ton » comme aurait dit Cyrano : en roman (L’Étranger), en essai (Le Mythe de Sisyphe), en pièces de théâtre (Caligula et Le Malentendu). Si les trois œuvres de fiction allient finesse, subtilité et puissance d’évocation, l’essai sur Sisyphe a quant à lui la force de l’explicite. La pensée de l’auteur s’y dévoile et s’y déploie avec une évidence et une fluidité remarquables. À tel point qu’il est difficile de n’en pas faire une lecture linéaire, les arguments s’enchaînant au long des quatre chapitres selon une logique lumineuse. Difficile, aussi, de ne pas citer abondamment un texte que toute reformulation ne peut qu’assécher et affaiblir. On m’a déjà reproché, dans ces billets « Ils pensent… », de reproduire trop de citations, qui plus est trop longues, or, par respect pour les géants à l’ombre desquels je me débats, pour transmettre aussi fidèlement que possible leurs idées, je préfère toujours reprendre leurs mots plutôt que de maladroitement plaquer les miens. Alors, que le lecteur s’attende à lire ici plus de Camus que de Cincinnatus ; il ne peut qu’y gagner !

*

Tout commence avec la « question fondamentale » du suicide :

Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre. [1]

Or, si le suicide se prépare dans « le silence du cœur », Camus observe que « ce qui déclenche la crise est presque toujours incontrôlable » [2] : un pourquoi surgit dans une « lassitude teintée d’étonnement » [3], qui éveille la conscience – une lassitude qui « a quelque chose d’écœurant ». Ce lien entre le sentiment d’être étranger au monde et l’aspiration vers le néant implique-t-il pour autant que l’absurde commande la mort ? Résoudre l’énigme que le suicide pose à l’homme comme au philosophe conduit Camus à plonger dans les abîmes de l’absurde, qu’il affronte en convoquant successivement différentes figures de l’homme absurde jusqu’au mythe le plus lumineux en la matière : ce Sisyphe condamné à pousser éternellement son rocher jusqu’en haut d’une colline d’où il redescend toujours. Mais avant d’accompagner le fils d’Éole et d’Énarété dans son effort, il s’agit de définir précisément de quoi l’on parle.

D’abord, pour saisir intuitivement ce qu’il entend par « absurde », des exemples de ses effractions dans la conscience, parmi lesquels :

Un jour vient pourtant et l’homme constate ou dit qu’il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse.
Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu’il est à un certain moment d’une courbe qu’il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s’y refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde. [4]

Et :

De même l’étranger qui, à certaines secondes, vient à notre rencontre dans une glace, le frère familier et pourtant inquiétant que nous retrouvons dans nos propres photographies, c’est encore l’absurde. [5]

Ensuite, la construction d’une définition :

Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l’un à l’autre comme la haine seule peut river les êtres. [6]

Le monde n’est ni rationnel ni irrationnel, il est déraisonnable… et c’est tout. Toute tentative de l’interpréter en termes de sens ou d’autres catégories humaines n’est qu’une projection anthropomorphique, un espoir vain et naïf de déceler le visage de l’homme – son propre visage à soi – là où il n’existe pas. Une tromperie sur la marchandise que l’on est heureux de s’infliger à soi-même pour se rassurer. Le monde n’a aucune conscience, aucune volonté, aucun dessein : il est. Rien de plus.

Or l’absurde naît précisément de cette confrontation au silence déraisonnable du monde, de l’hiatus entre l’aspiration nostalgique à la raison et l’absence de réponse que le monde lui apporte. L’absurde n’est donc ni dans l’homme ni dans le monde mais dans ce qui les lie – dans la comparaison entre ce que veut le premier et ce que ne lui offre pas le second. Il ne peut y avoir aucune réconciliation entre « l’appétit d’absolu et d’unité et l’irréductibilité de ce monde à un principe rationnel et raisonnable » [7].

Les ruses pour faire jaillir du sens de ce monde ne sont que des reflets – parfois sublimes – de notre vanité, de notre volonté de soumettre tout, jusqu’au monde lui-même, à la raison. Qu’elles soient formulées par des scientifiques dont les tentatives d’appréhension du monde par la raison se soldent toujours en poésie [8], ou par des philosophes dont Camus souligne les « sauts » qu’ils opèrent pour échapper au désert qu’ils ont atteint et ainsi fuir l’absurde [9], ces envolées sont à la fois condamnées et nécessaires puisque « pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n’y a rien au-delà de la raison » [10]. Où, fugacement, se laisse apercevoir l’ombre de Sisyphe qui ne nous quittera plus.

Devant ce monde aveugle, sourd et muet à la raison des hommes, se repose plus impérieusement la question du suicide. On y revient toujours : « faudra-t-il mourir volontairement, ou espérer malgré tout ? » [11] Et plus loin :

C’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit, ma nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les enchaîne. […] Il s’agissait de vivre et de penser avec ces déchirements, de savoir s’il fallait accepter ou refuser. Il ne peut être question de masquer l’évidence, de supprimer l’absurde en niant l’un des termes de son équation. Il faut savoir si l’on peut en vivre ou si la logique commande qu’on en meure. [12]

Camus l’affirme sereinement : le sentiment de l’absurde ne conduit pas nécessairement à la mort. Le suicide ne suit pas la logique, il s’y oppose car il exprime un consentement : il résout l’absurde alors que l’absurde ne peut se résoudre. Ou, selon la jolie formule de Camus : « il s’agit de mourir irréconcilié et non pas de plein gré » [13]. Néanmoins, reconnaître que la mort n’est pas la conséquence logique du sentiment de l’absurde ne suffit pas. Si ni la raison ni le suicide ne peuvent en venir à bout, la question, en parodiant Lénine, demeure : que faire ?

*

La conséquence de l’absurde n’est pas la mort mais la lucidité. « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. » [14] La lucidité ainsi que, par conséquent, le renoncement à l’illusion d’espérance. En effet, l’homme absurde « reconnaît la lutte, ne méprise pas absolument la raison et admet l’irrationnel. Il recouvre ainsi du regard toutes les données de l’expérience, et il est peu disposé à sauter avant de savoir. Il sait seulement que dans cette conscience attentive, il n’y a plus de place pour l’espoir. » [15] La conscience lucide de l’absurde délivre donc l’homme du dernier et pire des maux sortis de la boîte de Pandore.

Cet enfer du présent, c’est enfin son royaume. [16]

Et dans son royaume, l’homme absurde, qui « a désappris d’espérer », recherche une ascèse à l’opposé de celles qu’exigent de lui les prêtres ascétiques ou lui promettent les prophètes de moraline [17]. Péchés comme prédictions de vies postérieures lui sont étrangers : lucide et sans espérance illusoire, il n’a conscience que de son innocence [18].

Arrivé à ce point, Camus tire pour l’homme absurde trois conséquences : la révolte, la liberté et la passion.

La révolte, d’abord, bien que celle-ci fasse l’objet de tout le cycle suivant d’œuvres de Camus (et de mon prochain billet). La révolte donne son prix à la vie, lui restitue sa grandeur.

[La vie] sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens. Vivre une expérience, un destin, c’est l’accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce destin, le sachant absurde, si on ne fait pas tout pour maintenir devant soi cet absurde mis à jour par la conscience. Nier l’un des termes de l’opposition dont il vit, c’est lui échapper. Abolir la révolte consciente, c’est éluder le problème. Le thème de la révolution permanente se transporte ainsi dans l’expérience individuelle. Vivre, c’est faire vivre l’absurde. Le faire vivre, c’est avant tout le regarder. Au contraire d’Eurydice, l’absurde ne meurt que lorsqu’on s’en détourne. L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l’homme et de sa propre obscurité. Elle est exigence d’une impossible transparence. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. De même que le danger fournit à l’homme l’irremplaçable occasion de la saisir, de même la révolte métaphysique étend la conscience tout le long de l’expérience. Elle est cette présence constante de l’homme à lui-même. Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner. [19]

La liberté, ensuite, puisque la conscience de l’absurde et la lucidité qui en découle émancipent l’homme absurde.

L’homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n’est possible mais tout est donné, passé lequel c’est l’effondrement et le néant. Il peut alors décider d’accepter de vivre dans un tel univers et d’en tirer ses forces, son refus d’espérer et le témoignage obstiné d’une vie sans consolation. [20]

À rapprocher de ce court passage à l’image saisissante :

Être privé d’espoir, ce n’est pas désespérer. Les flammes de la terre valent bien les parfums célestes. [21]

La passion, enfin, est peut-être la plus dérangeante a priori des conséquences de la conscience de l’absurde, parce qu’elle implique la multiplication des expériences : « ce qui compte n’est pas de vivre le mieux mais de vivre le plus », comme l’exprime crûment Camus :

Savoir si l’on peut vivre sans appel, c’est tout ce qui m’intéresse. Je ne veux point sortir de ce terrain. Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder ? Or, en face de ce souci particulier, la croyance à l’absurde revient à remplacer la qualité des expériences par la quantité. Si je me persuade que cette vie n’a d’autre face que celle de l’absurde, si j’éprouve que tout son équilibre tient à cette perpétuelle opposition entre ma révolte consciente et l’obscurité où elle se débat, si j’admets que ma liberté n’a de sens que par rapport à son destin limité, alors je dois dire que ce qui compte n’est pas de vivre le mieux mais de vivre le plus. Je n’ai pas à me demander si cela est vulgaire ou écœurant, élégant ou regrettable. Une fois pour toutes, les jugements de valeur sont écartés ici au profit des jugements de fait. J’ai seulement à tirer les conclusions de ce que je puis voir et à ne rien hasarder qui suit une hypothèse. À supposer que vivre ainsi ne fût pas honnête, alors la véritable honnêteté me commanderait d’être déshonnête. [22]

Voir là un appel à sombrer dans l’hybris ou dans un hédonisme vulgaire, à renoncer à la conscience ou à s’abandonner à une narcose hallucinée serait une trahison de Camus. Tout au contraire, l’innocence de l’homme absurde « est redoutable » et, en convoquant le personnage de Karamazov, le philosophe rend toute sa profondeur à cette idée de « vivre le plus ».

« Tout est permis », s’écrie Ivan Karamazov. Cela aussi sent son absurde. Mais à condition de ne pas l’entendre vulgairement. Je ne sais si on l’a bien remarqué : il ne s’agit pas d’un cri de délivrance et de joie, mais d’une constatation amère. La certitude d’un Dieu qui donnerait son sens à la vie surpasse de beaucoup en attrait le pouvoir impuni de mal faire. Le choix ne serait pas difficile. Mais il n’y a pas de choix et l’amertume commence alors. L’absurde ne délivre pas, il lie. Il n’autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n’est défendu. L’absurde rend seulement leur équivalence aux conséquences de ses actes. Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au remords son inutilité. De même, si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est aussi légitime qu’une autre. On peut être vertueux par caprice. [23]

« On peut être vertueux par caprice. » : pas mal, non ?

*

Ayant posé les bases conceptuelles de sa pensée de l’absurde, Camus propose d’en explorer quelques figures, des illustrations qui ne sont ni des modèles ni des exemples à suivre.

Le Don Juanisme – « la fin dernière, attendue mais jamais souhaitée, la fin dernière est méprisable. » [24]

Don Juan multiplie les femmes comme les expériences. Les analyses vaguement psychologisantes (et toujours détestablement moralisatrices – la bonne conscience est incompatible avec la conscience de l’absurde) passent à côté : il n’y a aucune tristesse dans cette multiplication des expériences sensuelles. Au contraire, ce sentiment est étranger à l’homme absurde : « il fut triste dans le temps où il espéra » [25]. Et dans chacune de ses expériences, Don Juan ne cherche pas « l’amour total » mais il aime entièrement à chaque fois… c’est même pour cela qu’il répète l’expérience ! Après tout, « pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? » [26] Ainsi ne quitte-t-il pas une femme parce qu’il ne la désirerait plus – « une femme belle est toujours désirable » [27] – mais parce que son désir a trouvé un autre objet. Séducteur lucide, sans regret ni espoir, il met en acte une « éthique de la quantité » [28].

La Comédie – « le génie n’excuse rien, justement parce qu’il s’y refuse. » [29]

Le dramaturge amoureux fou de théâtre qu’est Camus analyse le jeu de l’acteur comme une forme de quintessence de l’absurde :

L’acteur a trois heures pour être Iago ou Alceste, Phèdre ou Gloucester. Dans ce court passage, il les fait naître et mourir sur cinquante mètres carrés de planche. Jamais l’absurde n’a été si bien ni si longtemps illustré. [30]

Le périssable, l’éphémère sont les terrains de jeu de l’acteur – son royaume. Alors que toutes les gloires sont éphémères (« du point de vue de Sirius, les œuvres de Goethe dans dix mille ans seront en poussière et son nom oublié »), celle de l’acteur n’existe que dans l’immédiat – ce qui en fait l’une des plus justes puisque « de toutes les gloires, la moins trompeuse est celle qui se vit » [31].

La Conquête – « Oui, l’homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. S’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie. » [32]

Le conquérant dit :

Entre l’histoire et l’éternel, j’ai choisi l’histoire parce que j’aime les certitudes. D’elle du moins, je suis certain et comment nier cette force qui m’écrase ?
Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l’action. Cela s’appelle devenir un homme. Ces déchirements sont affreux. Mais pour un cœur fier, il ne peut y avoir de milieu. [33]

Le conquérant choisit donc l’action… tout en sachant pertinemment qu’elle est inutile. Il fait « comme si », parce que, dans la lutte, il ne recherche pas une victoire qu’il sait impossible mais il rencontre l’homme.

En face de la contradiction essentielle, je soutiens mon humaine contradiction. J’installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. [34]

*

Ces trois figures de l’homme absurde trouvent « un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde. La conquête ou le jeu, l’amour innombrable, la révolte absurde, ce sont des hommages que l’homme rend à sa dignité dans une campagne où il est d’avance vaincu. Il s’agit seulement d’être fidèle à la règle du combat. Cette pensée peut suffire à nourrir un esprit : elle a soutenu et soutient des civilisations entières. » [35] Mais ces mêmes figures peuvent tout aussi bien s’achever dans des impressions d’apories – ou plutôt demeurer inachevées et se créer une issue illusoire. Il y a ruse dans le consentement à l’illusion [36].

*

Après le détour par ces trois figures, Camus consacre un chapitre entier à la création artistique, non pas tant comme « réponse » à l’absurde – puisque celui-ci ne pose en réalité aucune question –, ni comme « divertissement » au sens de Pascal, ni encore comme « refuge à l’absurde », mais comme « phénomène absurde » qui dévoile simultanément l’absurde lui-même à l’homme : « la joie absurde par excellence, c’est la création. “L’art et rien que l’art, dit Nietzsche, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité.” » La création ne fonctionne donc pas comme un remède mais comme un révélateur qui sort l’esprit de lui-même et lui indique « la voie sans issue où tous sont engagés » [37].

Ce dévoilement par l’œuvre [38], en prenant l’exemple du roman, ne se fait pas par l’intermédiaire d’un raisonnement mais par la preuve « en image ».

Les grands romanciers sont des romanciers philosophes, c’est-à-dire le contraire d’écrivains à thèse. Ainsi Balzac, Sade, Melville, Stendhal, Dostoïevski, Proust, Malraux, Kafka, pour n’en citer que quelques-uns.
Mais justement le choix qu’ils ont fait d’écrire en images plutôt qu’en raisonnements est révélateur d’une certaine pensée qui leur est commune, persuadée de l’inutilité de tout principe d’explication et convaincue du message enseignant de l’apparence sensible. Ils considèrent l’œuvre à la fois comme une fin et un commencement. Elle est l’aboutissement d’une philosophie souvent inexprimée, son illustration et son couronnement. Mais elle n’est complète que par les sous-entendus de cette philosophie. Elle légitime enfin cette variante d’un thème ancien qu’un peu de pensée éloigne de la vie, mais que beaucoup y ramène. Incapable de sublimer le réel, la pensée s’arrête à le mimer. Le roman dont il est question est l’instrument de cette connaissance à la fois relative et inépuisable, si semblable à celle de l’amour. De l’amour, la création romanesque a l’émerveillement initial et la rumination féconde. [39]

Le créateur absurde œuvre avec lucidité : il sait la vanité de son geste. « Travailler et créer “pour rien”, sculpter dans l’argile, savoir que sa création n’a pas d’avenir, voir son œuvre détruite en un jour en étant conscient que, profondément, cela n’a pas plus d’importance que de bâtir pour des siècles, c’est la sagesse difficile que la pensée absurde autorise. Mener de front ces deux tâches, nier d’un côté et exalter de l’autre, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. Il doit donner au vide ses couleurs. » [40] Il faut donc avoir suffisamment de poésie en soi pour accepter l’inutile [41]. Mais la conscience de l’inutile est liberté – la liberté qui surgit lorsqu’est rompue « l’illusion d’un autre monde » [42].

Cette liberté est celle de Sisyphe, le personnage mythologique dont le destin accompagne tout le livre mais qui ne se révèle pleinement que dans le dernier chapitre. Camus en explore toute la puissance symbolique de héros absurde. Le fondateur mythique de Corinthe, incarnation de la ruse (comme Ulysse, dont il serait le père selon Euripide), est condamné à pousser éternellement un rocher jusqu’au sommet d’une colline que la pierre dévale sitôt arrivée en haut. Mais ce n’est pas tant le fait de remonter sans cesse en poussant devant soi le fardeau qui intéresse ici Camus comme métaphore de l’homme absurde – mais le moment, plus crucial, où le rocher ayant dévalé la pente, Sisyphe la redescend à son tour pour aller le chercher. La description qu’en fait Camus est celle du consentement libre et lucide à l’absurde :

on voit seulement tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d’une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d’un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. [43]

La lucidité qui consiste à consentir à l’absurde, sans espoir mais avec un sourire, n’a rien à voir avec la cécité béate d’un Pangloss – elle en est même l’opposé. Consentir avec Sisyphe à l’absurde n’est ni un renoncement ni une abdication mais une affirmation : un oui. Le oui de l’homme absurde est un « effort » : « l’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse » [44].

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les lieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. [45]

Le oui de Sisyphe, est le oui de la liberté.

À suivre…

Cincinnatus, 19 décembre 2022


[1] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Œuvres complètes t. I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. 221. Toutes les références du billet se font à cette édition.

[2] p. 222.

[3] p. 228.

[4] Ibid.

[5] p. 229.

[6] p. 233-234.

[7] p. 254.

[8] Il ne faut toutefois pas voir en Camus un antiscientifique qui, à la science, préfèrerait je ne sais quel ésotérisme charlatanesque. S’il exhibe les limites explicatives et compréhensives de l’activité scientifique, ce n’est pas pour en nier le bien-fondé mais pour la sauver d’une tendance à en faire elle-même un objet de croyance, un remède miraculeux à l’absurde.

Pourtant toute la science de cette terre ne me donnera rien qui puisse m’assurer que ce monde est à moi. Vous me le décrivez et vous m’apprenez à le classer. Vous énumérez ses lois et dans ma soif de savoir je consens qu’elles soient vraies. Vous démontez son mécanisme et mon espoir s’accroît. Au terme dernier, vous m’apprenez que cet univers prestigieux et bariolé se réduit à l’atome et que l’atome lui-même se réduit à l’électron. Tout ceci est bon et j’attends que vous continuiez. Mais vous me parlez d’un invisible système planétaire où des électrons gravitent autour d’un noyau. Vous m’expliquez ce monde avec une image. Je reconnais alors que vous en êtes venus à la poésie : je ne connaîtrai jamais. Ai-je le temps de m’en indigner ? Vous avez déjà changé de théorie. Ainsi cette science qui devait tout m’apprendre finit dans l’hypothèse, cette lucidité sombre dans la métaphore, cette incertitude se résout en œuvre d’art.

p. 232-233.

[9] Camus cherche dans des œuvres et des auteurs (et de citer Heidegger, Jaspers, Chestov, Kierkegaard, Husserl…) les sentiments qu’il y aurait de commun : il décrit des « paysages spirituels que nous reconnaissons pour identiques » (p. 238) et examine ensuite dans quelle mesure ils tirent les conséquences de leur expérience de l’absurde.

Du dieu abstrait d’Husserl au dieu fulgurant de Kierkegaard, la distance n’est pas si grande. La raison et l’irrationnel mènent à la même prédication. C’est qu’en vérité le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. Le philosophe abstrait et le philosophe religieux partent du même désarroi et se soutiennent dans la même angoisse.

p. 251-252.

[10] p. 243.

[11] p. 230.

[12] p. 253.

[13] p. 257.

[14] p. 252.

[15] p. 244.

[16] Tout le passage que cette phrase conclut est édifiant et mérite d’être cité intégralement :

Cette raison si dérisoire, c’est elle qui m’oppose à toute la création. Je ne puis la nier d’un trait de plume. Ce que je crois vrai, je dois donc le maintenir. Ce qui m’apparaît si évident, même contre moi, je dois le soutenir. Et qu’est-ce qui fait le fond de ce conflit, de cette fracture entre le monde et mon esprit, sinon la conscience que j’en ai ? Si donc je veux le maintenir, c’est par une conscience perpétuelle, toujours renouvelée, toujours tendue. Voilà ce que, pour le moment, il me faut retenir. À ce moment, l’absurde, à la fois si évident et si difficile à conquérir, rentre dans la vie d’un homme et retrouve sa patrie. À ce moment encore, l’esprit peut quitter la route aride et desséchée de l’effort lucide. Elle débouche maintenant dans la vie quotidienne. Elle retrouve le monde de l’« on » anonyme, mais l’homme y rentre désormais avec sa révolte et sa clairvoyance. Il a désappris d’espérer. Cet enfer du présent, c’est enfin son royaume.

p. 254-255.

[17] Pour les versions contemporaines de ces serviteurs du nihilisme, lire : « Mascarades de la pureté », « Les enfants de Torquemada » ou « Moraline à doses mortelles ».

[18] En effet, l’immunité aux boniments dont jouit l’homme de l’absurde l’émancipe et lui rend son autonomie, au sens premier du terme :

À un certain point de son chemin, l’homme absurde est sollicité. L’histoire ne manque ni de religions, ni de prophètes, même sans dieux. On lui demande de sauter. Tout ce qu’il peut répondre, c’est qu’il ne comprend pas bien, que cela n’est pas évident. Il ne veut faire justement que ce qu’il comprend bien. On lui assure que c’est péché d’orgueil, mais il n’entend pas la notion de péché ; que peut-être l’enfer est au bout, mais il n’a pas assez d’imagination pour se représenter cet étrange avenir ; qu’il perd la vie immortelle, mais cela lui paraît futile. On voudrait lui faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent innocent. À vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. C’est elle qui lui permet tout. Ainsi ce qu’il exige de lui-même, c’est de vivre seulement avec ce qu’il sait, de s’arranger de ce qui est et ne rien faire intervenir qui ne soit certain. On lui répond que rien ne l’est. Mais ceci du moins est une certitude. C’est avec elle qu’il a affaire : il veut savoir s’il est possible de vivre sans appel.

p. 255.

[19] p.255-256, c’est moi qui souligne.

[20] p. 260.

[21] p. 282.

[22] p. 260-261.

[23] p.265-266.

[24] p. 272.

[25] p. 268.

[26] p. 267.

[27] p. 268.

[28] Rien à voir, donc, avec un quelconque « collectionneur » :

On ne comprend bien Don Juan qu’en se référant toujours à ce qu’il symbolise vulgairement : le séducteur ordinaire et l’homme à femmes. Il est un séducteur ordinaire. À cette différence près qu’il est conscient et c’est par là qu’il est absurde. Un séducteur devenu lucide ne changera pas pour autant. Séduire est son état. Il n’y a que dans les romans qu’on change d’état ou qu’on devient meilleur. Mais on peut dire qu’à la fois rien n’est changé et tout est transformé. Ce que Don Juan met en acte, c’est une éthique de la quantité, au contraire du saint qui tend vers la qualité. Ne pas croire au sens profond des choses, c’est le propre de l’homme absurde. Ces visages chaleureux ou émerveillés, il les parcourt, les engrange et les brûle. Le temps marche avec lui. L’homme absurde est celui qui ne se sépare pas du temps. Don Juan ne pense pas à « collectionner » les femmes. Il en épuise le nombre et avec elles ses chances de vie. Collectionner, c’est être capable de vivre de son passé. Mais lui refuse le regret, cette autre forme de l’espoir. Il ne sait pas regarder les portraits.

p. 269.

[29] p. 276.

[30] p. 273.

[31] Ibid.

[32] p. 279.

[33] p. 278.

[34] p. 279.

[35] p. 283.

[36] L’ennemi de l’homme absurde n’est donc pas le silence du monde, mais l’habitude qui lui fait oublier l’absurde et renoncer à la grandeur :

Le conquérant ou l’acteur, le créateur ou Don Juan peuvent oublier que leur exercice de vivre ne saurait aller sans la conscience de son caractère insensé. On s’habitue si vite. On veut gagner de l’argent pour vivre heureux et tout l’effort et le meilleur d’une vie se concentrent pour le gain de cet argent. Le bonheur est oublié, le moyen pris pour la fin. De même tout l’effort de ce conquérant va dériver sur l’ambition qui n’était qu’un chemin vers une plus grande vie. Don Juan de son côté va consentir aussi à son destin, se satisfaire de cette existence dont la grandeur ne vaut que par la révolte. Pour l’un, c’est la conscience, pour l’autre, la révolte, dans les deux cas l’absurde a disparu. Il y a tant d’espoir tenace dans le cœur humain. Les hommes les plus dépouillés finissent quelquefois par consentir à l’illusion. Cette approbation dictée par le besoin de paix est le frère intérieur du consentement existentiel. Il y a ainsi des dieux de lumière et des idoles de boue. Mais c’est le chemin moyen qui mène aux visages de l’homme qu’il s’agit de trouver.

p. 289-290.

[37] p. 284.

[38] Le concept d’œuvre rejoint ici celui développé par Hannah Arendt come l’une des trois modalités de la vita activa (avec le travail et l’action) et, surtout, fondation du monde commun. Voir : « Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun » et « La culture se fiche des progressistes ».

[39] p. 288.

[40] p. 297.

[41] Voir : « L’utile et l’inutile ».

[42] p. 300.

[43] p. 302.

[44] p. 304.

[45] Ibid.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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