Les nouveaux iconoclastes

De nouveaux censeurs s’ingénient à réécrire l’histoire, à interdire des films ou des spectacles, à éteindre les Lumières à l’Université… c’est là une véritable tragédie. Au nom de luttes intrinsèquement justes qu’ils détournent, au nom de l’égalité qu’ils pervertissent, des groupuscules idéologiques provoquent des déferlements de bêtise violente dont le seul but est d’anéantir aveuglément la culture et la liberté d’expression.

Ils prétendent lutter contre le racisme mais promeuvent une hiérarchie et une lutte des races, ainsi qu’un antisémitisme camouflé derrière un « antisionisme » de façade, qui n’ont rien à envier aux pires idéologies d’extrême-droite. Ils s’affirment féministes mais conspuent les « larmes blanches » et dédouanent les plus graves atrocités commises par des hommes sur des femmes parce que ceux-là appartiendraient à telle culture, à telle ethnie ou à telle religion. Etc. etc.

« Indigénistes », « décoloniaux », « intersectionnels »… autant de formations aussi microscopiques que malfaisantes qui décernent les brevets de respectabilité et font régner une insupportable terreur intellectuelle. Refuser de se soumettre à leurs diktats, c’est assumer le risque d’être ostracisé des mondes de la culture, de l’enseignement, du spectacle, de la recherche, et d’être taxé de raciste, de sexiste, de fasciste… par les seuls représentants autorisés de la « vraie gauche ». Celle qui ressemble pourtant beaucoup plus à Maurras et Gobineau (le talent littéraire et l’envergure intellectuelle en moins) qu’à Jaurès ou Blum.

Ces censeurs élèvent l’anachronisme au rang de méthode. La première chose qu’on apprend en histoire, c’est combien il faut éviter cette faute impardonnable de juger du passé au nom des valeurs du présent. Cette manière de se donner bonne conscience sans frais et d’élever son ego à la puissance de la Justice transcendante ne témoigne que d’une abyssale sottise. Ceux-là qui calomnient leurs prédécesseurs avec leur moraline en étendard ne se rendent même pas compte qu’ils s’exposent à être jugés aussi sévèrement (et stupidement) par les générations suivantes. Mais les censeurs s’en fichent : ils préfèrent toujours l’obscurantisme aux Lumières, la destruction à l’instruction.

Tout y passe. Tout le patrimoine, au sens de cette culture dont nous héritons et que nous avons la charge et l’honneur de préserver, d’enrichir et de transmettre. Sur quoi nous avons devoir d’édifier un monde commun. Expositions contestées ou assorties de mises en garde aberrantes [1], films interdits ou vandalisés, livres mutilés ou censurés, non pas selon leurs contenus – ce qui est déjà insupportable et devrait provoquer la punition la plus sévère envers ces censeurs bas du front – mais en (dé)raison des déboires biographiques de leurs auteurs, non conformes aux normes du Bien© [2]. Même les façades d’anciens commerces sont ripolinées pour ne faire apparaître aucune trace d’une histoire dont la complexité est incompréhensible aux demeurés fanatiques. Aux fous !

Jusqu’aux enseignements universitaires qui subissent les coupes folles des censeurs incultes ! Il n’est pourtant pas étonnant de voir les plus prestigieuses universités mondiales être la principale cible de ces courants [3] puisque ceux-ci sont nés sur leurs campus. Le récent tollé provoqué par la suppression du très réputé cours d’histoire de l’art de Yale, parce qu’il véhiculerait un « canon occidental idéalisé », n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’extension du domaine de la connerie dans ces universités. Comment a-t-on pu oublier les mésaventures de Marcel Gauchet ou Kamel Daoud il y a à peine quatre ans, ou encore ces cours de philosophie classique tomber sous les attaques de groupes d’étudiants refusant qu’on leur transmette la pensée de « vieux mâles blancs » ?

On a aussi en tête, bien sûr, le scandale survenu en mars 2019 avec l’agression de la troupe Démodocos de Philippe Brunet, interdite de représentation par un quarteron d’imbéciles violents. La mise en scène des Suppliantes d’Eschyle faisait porter aux comédiens des masques noirs, vieille tradition théâtrale. Heureusement, la pièce a finalement pu être jouée deux mois plus tard en Sorbonne [4] mais comment l’université peut-elle enfanter de tels monstres ?

Comment, surtout, ces monstres peuvent-ils en sortir et contaminer le monde de leur stupide arrogance ? Lorsque l’on observe, avec dégoût et fascination, les échanges sur les réseaux sociaux et l’effet de mithridatisation sur les esprits, force est de constater que le règne des imbéciles semble devoir advenir prochainement, peut-être bien plus tôt que ne le prévoit la pochade jubilatoire Idiocracy, qui décrit d’ici 500 ans une chute radicale du QI moyen et un monde peuplé d’idiots congénitaux au milieu desquels un individu moyen de notre époque passe pour un génie.

C’est là un terreau fertile pour tous les nouveaux puritains, les censeurs fanatiques, les actifs lobbyistes du délit de blasphème. À la lecture de la prose commise par ces spécialistes du sophisme et de la malhonnêteté intellectuelle, je m’interroge sincèrement : à quel moment des extraterrestres ont-ils décidé de mener une expérience massive, à savoir prendre au hasard des êtres humains, leur ouvrir le crâne, enlever leur cerveau, le remplacer par de la merde, refermer et observer leur comportement comme nous regardons une série Netflix ?

Plus sérieusement, bien au-delà du simple « politiquement correct » qui sévit depuis plusieurs décennies, ces nouvelles censures au nom de conceptions viciées du Bien et du Mal, moraline rance, exercent une violence insupportable à tous les défenseurs de la raison et de l’universalisme. Ces idéologues : combien de divisions ? Très peu si l’on parle en nombre d’individus ; énormément si l’on s’intéresse aux fractures que ces entrepreneurs de haine, adeptes de l’autodafé, provoquent dans le monde commun.

Cincinnatus, 18 mai 2020


[1] Au moment de l’exposition Gauguin à Londres l’année dernière, on était invité dans le New York Times à « annuler » (cancel) l’artiste !

[2] Dernièrement une « polémique » a même vu le jour parce qu’un personnage transsexuel de la série La Casa de papel était joué par une femme.

[3] Ne parlons même pas des fermes d’élevage en batterie de crétins titulaires d’un doctorat de sociologie spécialité « post-colonial studies » et autres billevesées, comme Paris 8, où l’on enseigne que les « racisés » sont les nouveaux « damnés de la Terre ».

[4] À propos de cette affaire gravissime de censure idéologique nauséabonde, je conseille l’excellent dossier qu’y a consacré Catherine Kintzler sur son blog : https://www.mezetulle.fr/dossier-sur-les-suppliantes-deschyle/

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Les nouveaux iconoclastes”

  1. Vous oubliez la pièce KANATA de Robert Lepage, génie du théâtre contemporain, censurée et bannie à Montréal pour cause « d’appropriation culturelle »!
    Vomir.
    Plusieurs fois.

    J’aime

Laisser un commentaire