Totalitarismes, des religions politiques ? – Introduction

À S., en souvenir de ces bons moments partagés.

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Avec la pause estivale, je relance une catégorie de billets que j’ai un peu laissée de côté : « Ils pensent ». Il s’agit, pour quelques semaines, d’oublier l’écume – j’aurai bien l’occasion de parler de ce remaniement à la rentrée… si tant que cela ait un quelconque intérêt – et de plonger dans les profondeurs de la pensée, avec pour guides les écrits de grands esprits qui nous aident à mieux comprendre le monde. Ces détours loin de l’actualité auront, je l’espère, la vertu de remettre un tant soit peu d’ordre dans le chaos ambiant. Je reprends donc avec une première série de billets qui explorent la question : « en quoi les totalitarismes nazi et stalinien peuvent-ils être interprétés comme des religions politiques ? », en suivant les réflexions d’Eric Voegelin, Ernst Cassirer, Raymond Aron et Hannah Arendt, entre autres [1].

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« Je propose d’appeler religions séculières les doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité. »

Raymond Aron, L’âge des empires et l’avenir de la France

Au centre d’un totalitarisme se trouve un principe unique, omni-explicatif. Générateur d’une Weltanschauung monomaniaque, cet élément se donne comme description totale du monde, de la vie, de la mort, du bien, du juste [2]. Se cristallisent en lui toutes les réponses, tant individuelles que collectives. Pour reprendre le mot d’Eric Voegelin, ce principe, qu’il s’agisse de la race (ou du Volksgeist, l’esprit du peuple, autre appréciation du principe idéologique fondamental au cœur du nazisme), de la classe ou de l’État, est érigé comme Realissimum, « l’être le plus réel » [3]. Or, en se posant comme réalité objective, il se donne en même temps à voir comme scientifique. Contrairement à la pensée des Anciens qui établit un rapport au monde dans la contemplation – la nature comme livre d’éducation à l’ordre hiérarchisé du Cosmos –, la pensée totalitaire relève ainsi d’une maîtrise directe, absolument scientifique, des choses. En cela elle semble couronner tout le mouvement de la modernité. Le principe central d’un totalitarisme se légitime par la science : la race par la science biologique, la classe par la science historique. Non seulement il se donne pour rationnel, mais par sa nature totale, il englobe le principe de raison lui-même. Penser le monde rationnellement à l’intérieur du nazisme, c’est le penser en termes de race élue et de race condamnée. Il s’agit dès lors d’un principe en quelque sorte hyper-scientifique, qui s’accompagne d’une vision techniciste du monde.

Or, paradoxe fondamental des totalitarismes, ce même principe, pour établir son empire total, s’appuie nécessairement sur le monde des affects, des émotions, des pulsions. Cette contradiction apparente provient de la généalogie mensongère du principe omni-explicatif. La race se prétend scientifique en s’appuyant sur la biologie ; la classe se prétend scientifique en s’appuyant sur l’histoire. En fait, primitivement, elles n’appartiennent pas au domaine scientifique mais politique. Et comme le dit Ernst Cassirer, contrairement aux sciences de la nature ou à la technique, le domaine de la politique voit l’abdication de la pensée rationnelle au profit de la pensée mythique [4]. Autrement dit, le principe central d’un totalitarisme se fait passer pour scientifique alors qu’il est avant tout politique ; il prétend s’appuyer sur la raison, alors qu’il est irrationnel. En parasitant le domaine scientifique, il s’entoure de la légitimité du fait objectif en même temps qu’il s’approprie la prétention de la science moderne à la maîtrise du monde. Cela lui permet de détruire les frontières entre les domaines de savoir et d’agir, et de s’imposer non seulement comme explication unique mais, simultanément, comme fin d’une conception historiciste du monde.

Ce principe d’explication holiste qui s’impose par effraction à la fois comme origine et fin du monde, comme critère d’explication et de maîtrise active, se substitue ainsi au principe divin. Les totalitarismes prennent alors une dimension éminemment religieuse [5]. C’est ce qu’on va voir dans les trois prochains billets :

1. La mystique totalitaire
2. La communauté élue
Conclusion

Cincinnatus, 6 juillet 2020


[1] Si Arendt et Voegelin sont beaucoup cités, et malgré l’admiration intellectuelle que je porte à la grande philosophe, je ne rends pas compte ici du débat les a opposés en 1953 quant à l’opportunité de qualifier les totalitarismes de religions : la critique que la première adresse aux propositions du second mériterait à elle seule plusieurs billets, complémentaires de ceux que je présente ici. J’essaie plutôt de suivre la pensée de Voegelin et de voir comment les concepts forgés par ces deux penseurs peuvent se compléter, s’enrichir et se mettre en perspective.

[2] Je choisis donc une définition plutôt substantialiste du totalitarisme, plus à même, je trouve, d’en révéler la dimension proprement religieuse, sans toutefois par ce choix invalider les autres définitions : dans l’analyse d’un objet aussi complexe que le totalitarisme, chaque approche apporte son lot d’enseignements en même temps que d’approximations… et cette série de billets n’en est pas exempte, pas plus que les auteurs que je cite.
En outre, je me concentre sur les versions allemande et russe du totalitarisme, ne prenant pas parti dans la discussion quant au caractère totalitaire ou non des régimes italien, espagnol, chinois, cambodgien ou autres. Toutefois, je serai amené à formuler des remarques sur l’Italie fasciste lorsque cela sera pertinent.

[3] Eric Voegelin, Les religions politiques, Les éditions du Cerf

[4] Ernst Cassirer, Le mythe de l’État, NRF Gallimard

[5] Il ne s’agit donc bien évidemment pas de dire que les totalitarismes sont des religions, mais de chercher en eux la part religieuse.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Totalitarismes, des religions politiques ? – Introduction”

  1. Merci. Je commente ici car l’oiseau bleu a verrouillé mon compte pour « bannière incitant à la violence ». Le dessin d’une petite fille post-bataclan. 😳

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  2. Merci pour ce billet
    Est-il pertinent de penser que pour qu’un totalitarisme s’impose plus aisément il faut quelque chose de négatif, un malheur partagé de nature quelconque, un prétexte ?
    La vertu et le courage politique, le discernement, la connaissance de l’histoire, maintenus, contribueraient à nous protéger de ces maux, dans la mesure où ces qualités sont mieux à même de faire régner la concorde.
    Ce qui bien entendu, en tant qu’individu singulier, ne nous exonère de rien

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