Créateurs talentueux et viles crapules

Oh ! le vieux débat suranné ! Peut-on séparer la biographie et l’œuvre d’un artiste ? Un génie peut-il se doubler d’une ordure ? Que faire de l’embarrassant fardeau artistique lorsque son auteur adulé se révèle soudain un salaud ? Déclinaison ad nauseam d’une querelle éculée mais dont on ne sortira pas.

Dans notre contemporanéité à l’esprit conformiste étriqué et empoissée d’un puritanisme funèbre, ces questions trouvent des réponses aussi tranchées qu’hypocrites, aussi cinglantes qu’inconséquentes. L’artiste doit être exemplaire. Mais exemplaire au seul sens de la doxa. L’honneur ou la vertu, l’édification d’un monde commun ou l’esthétique, n’ont plus rien à voir là-dedans. Seule l’irréprochable correction aux normes de la bien-pensance vaut brevet de légitimité. La morale en vogue dictant sa loi à l’art, le biographique s’impose comme seul critère de la qualité de l’œuvre. Même Sainte-Beuve n’était pas si con.

Ainsi élève-t-on au plus haut degré de l’art de médiocres plasticiens sans talents autres que le verbiage marketing et l’engagement « sociétal » bien calculé : l’art contemporain ne vit que de discours ampoulés et cuistres sur fond de « provocation » pompière et académique. Quant au divertissement de masses qui a enterré la culture populaire, le paradigme de la téléréalité propulse « artiste » n’importe quel produit vaguement vendable en supermarché. Dans les deux domaines, un bon « story-telling » sur l’artiste et sa capacité « disruptive » valent mieux que tout travail artistique réel. Le marché de l’art comme le spectacle consumériste, théâtres de philistins, se nourrissent de marques et non d’œuvres. Le bon artiste se reconnaît ainsi à sa capacité à manier les millions et les bonnes intentions, à doser les frasques qui font le buzz et lui gagnent ses galons de « badass » sans écorner toutefois son image : la transgression a ses limites, qui sont celles de la moraline. Même, et surtout, le mauvais goût est bordé et doit demeurer propret. Au-delà de cette limite, votre ticket d’artiste n’est plus valable. Et l’œuvre elle-même dans tout ça ? Rien à foutre ! Quitte même, lorsqu’elle dérange, à la réécrire pour la rendre conforme et conformiste… et s’assurer le buzz.

There is no such thing as a moral or an immoral book. Books are well written or badly written. That is all.

Il n’y a rien de tel qu’un livre moral ou immoral. Les livres sont bien écrits ou mal écrits. C’est tout.

Oscar Wilde

Du moment que le Mal, tel que défini par la doxa, est clairement, explicitement, ostensiblement, expurgé, tout va bien dans le meilleur des mondes possibles. De telle sorte que toute déviance inappropriée de l’homme entraîne les levées de boucliers des petits censeurs de village qui brandissent leur slip en étendard, avec appels à boycott et pétitions en ligne pour l’interdiction de l’œuvre. On ne peut plus écouter Wagner sans s’excuser, lire Céline sans battre sa coulpe. Polanski est sans doute un sale type mais arguer de cette raison pour interdire la projection de ses films : quelle connerie ! Comme si on était trop stupide pour faire la part des choses. Comme si on ne pouvait être répugné par le mec tout en appréciant (certains de) ses films. Comme si visionnage des uns signifiait justification de l’autre. Pour les crimes des hommes, il y a les tribunaux.

Cette forme de censure démontre d’abord et avant tout la profonde bêtise et l’inculture crasse des censeurs qui confondent tout. En prétendant atteindre les sommets de la morale, ils ne font que plonger dans les abysses de la crétinerie. Parce que non : l’œuvre n’excuse pas l’homme, pas plus que les turpitudes de l’homme ne disqualifient automatiquement son œuvre. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il y ait séparation totale, indépendance radicale : le réel est complexe. L’art l’est autant.

Faut-il faire sa une sur Bertrand Cantat ? Pour faire du pognon par une provocation facile, indigne et médiocre comme les Inrocks en ont l’habitude ? Faut-il l’empêcher de chanter et de se produire publiquement à cause de son comportement insupportable de brute épaisse ? Je ne sais pas : « on n’interdit pas à un boulanger qui a purgé sa peine de faire du pain »… raisonnement bancal ? L’analogie perdrait son sens parce que l’artiste serait une figure publique ? Ce serait pour cette raison qu’il fallait condamner Drieu, Brasillach, Céline ? Or ils ont été condamnés en tant qu’intellectuels, pas en tant qu’artistes… nuance…

L.-F._Céline_c_Meurisse_1932
Louis-Ferdinand Céline

D’ailleurs, faut-il rééditer les pamphlets antisémites de Céline ? Je ne sais pas non plus : pour faire œuvre historique ou pour rétribuer des ayants-droits avides de récupérer une part du gâteau ? Peut-être surtout pour montrer, appareil critique de qualité à l’appui, comment l’un des plus grands prosateurs du XXe siècle perd son talent stylistique en même temps que sa décence intellectuelle dans ces pages ordurières ? Sauf que l’appareil critique en question semble bien limité et, surtout, que ces écrits tombent en réalité sous le coup de la loi.

Je n’ai pas de réponse tranchée, désolé. Pour ma part, je continue d’écouter Wagner et de fredonner Noir Désir, de lire Céline et de regarder les films de Polanski, étonnante liste d’artistes, hétéroclite tant par la nature que par le talent, rapprochant ce qui ne devrait sans doute pas l’être. Je continue donc de côtoyer ces œuvres, en toute lucidité, avec amertume parfois, conscient des ignominies, voire des crimes, de leurs auteurs, sans que cela ne m’en rende complice ni complaisant.

Cincinnatus, 8 janvier 2018

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Créateurs talentueux et viles crapules”

  1. Que se passe-t-il dans cette société que vous soyez contraint de rappeler et d’appuyer des évidences ?
    Pourquoi personne qui clame haut et fort ne veut payer le prix de ses choix ? Cherche à me les imposer.
    Je me suis aperçu (ah comme la désillusion peut-être jubilatoire parfois ), que le monde se scindait en « purs » et « impurs » et que les « purs » se métamorphosaient rapidement en commissaires politiques.

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