Comment fonder le droit de punir ? – Introduction

Avec cette nouvelle série de billets dans la catégorie « Ils pensent », je poursuis l’exploration de concepts qui me semblent importants, en prenant toujours pour guides quelques grands auteurs dont j’essaie de suivre pas à pas les réflexions, jusque dans leurs hésitations, leurs contradictions ou leurs impasses. L’objet de cette série : une question politique aussi fondamentale que vertigineuse – comment fonder le droit de punir ?, à partir des travaux de Michel Foucault, bien sûr, mais aussi Hans Kelsen, Friedrich Nietzsche et Hannah Arendt, entre autres.

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Le « droit de punir » peut tenir soit de la tautologie soit du paradoxe. Tautologique, l’expression ne fait que rappeler que tout droit suppose sanction. En effet, le droit traçant la frontière entre comportements conformes et interdits, il possède nécessairement en lui les moyens de sa propre application : que serait un droit qui ne pourrait opérer en actes ? Néanmoins, le droit se substitue au règne de la violence comme régime ordonné. La punition relevant de la force, de la violence, le droit de punir soulève le paradoxe de la confiscation de la violence individuelle au profit d’un tiers censé résoudre par son monopole de la coercition les différends entre les citoyens. Le droit de punir serait donc le témoignage de la centralisation de la violence entre les mains d’un acteur unique, seul en mesure de châtier. Mais au nom de quoi se réalise cette monopolisation ? Quelle est la légitimité de ce droit de punir l’agresseur, le criminel, en lieu et place de l’offensé ? Quel est le sens de cette punition refusée à l’individu lésé et déléguée à un tiers ?

Pour Nietzsche, le châtiment ne recouvre pas un sens unique mais une « synthèse de sens » qui ne peut être définie : « il est aujourd’hui impossible de dire avec certitude pourquoi on punit : tous les concepts où se résume significativement un long processus échappent à la définition ; on ne peut définir que ce qui n’a pas d’histoire » [1]. Et pour montrer l’ineptie de vouloir faire reposer les punitions sur un fondement unique, il exhibe une liste non exhaustive des différentes « utilités » du châtiment – sous la plume de Nietzsche celui-ci peut être moyen : de mettre hors d’état de nuire et de prévenir des dommages ultérieurs ; de dédommager l’homme lésé ; d’isoler ce qui perturbe l’équilibre pour empêcher la perturbation de s’étendre ; d’inspirer la peur de ceux qui déterminent le châtiment et l’appliquent ; de compenser les avantages dont le criminel a joui jusqu’alors ; d’éliminer un élément dégénéré (préserver la pureté de la race ou le type social) ; de violenter et d’accabler de railleries un ennemi vaincu (le châtiment comme fête) ; de créer une mémoire ; de payer les honoraires exigés pour protéger un malfaiteur contre la violence ; de déclarer la guerre à celui qui rompt le contrat de la vie communautaire [2].

Avant et après le philosophe allemand, différents auteurs, juristes ou philosophes, ont pourtant cherché un fondement au droit de punir. La nécessité de le fonder en raison est en effet apparue avec la réforme juridique de la fin du XVIIIe siècle, afin de confisquer aux individus leur droit de se venger dans une société qui ne tolèrerait plus la violence individuelle, mais aussi de le débarrasser de l’arbitraire du souverain et de neutraliser en lui les racines religieuses, voire morales. Ce nécessaire fondement en raison, en rupture avec l’ordre précédent, repose avant tout sur le principe de proportionnalité, institué par la loi du talion, qui débouche progressivement sur celui de l’individualisation des peines. Au XXe siècle, un juriste positiviste tel que Hans Kelsen, cherche ainsi à fonder scientifiquement une Théorie pure du droit [3] montrant que l’ordre juridique est socialement immanent et qu’il porte obligatoirement en lui la sanction.

Si l’objectif de Kelsen est de construire un droit auto-légitimé ne trouvant son origine dans aucune autre sphère que juridique, il ne peut faire reposer le droit de punir que sur une « norme fondamentale supposée » qui ne légitime pas de façon totalement convaincante la sanction. En effet, d’autres modèles proposant des sources du droit de punir extérieures au cadre fermé du juridique peuvent sembler aussi légitimes : ainsi de la colère et de la vengeance à l’origine du châtiment chez Nietzsche ; ou l’examen de la dynamique historique du droit de punir au sein du mouvement général de l’institution d’une société disciplinaire chez Michel Foucault [4]. Par ailleurs, les effets de bord induits par des changements d’échelle montrent d’autres difficultés quant à la fondation du droit de punir : quelle proportionnalité adopter lorsque le crime lui-même se fait crime au-delà des crimes et nie jusqu’à l’humanité d’individus ou de groupes entiers d’individus ? C’est ce qu’on va voir dans les trois prochains billets :

1. Le nécessaire fondement en raison
2. La sortie du cadre juridique
Conclusion

Cincinnatus, 3 août 2020


[1] Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième dissertation : « La “faute”, la “mauvaise conscience” et ce qui leur ressemble », Folio essais, p. 88

[2] Ibid.

[3] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz

[4] Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Tel Gallimard

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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