Les lectures de Cinci : l’Europe allemande

Le couple franco-allemand n’existe pas. Comment l’Europe est devenue allemande et pourquoi ça ne durera pas, Coralie Delaume, Michalon, 2018.

9782841868933r

Le livre en deux mots

Coralie Delaume nous a livré en fin d’année un nouvel opus consacré à son thème d’expertise : l’Europe, son histoire et ses institutions [1]. Cette fois-ci, elle s’attaque au conte moderne du « couple franco-allemand » pour en exhiber la fiction illusoire qui fait croire, de ce côté du Rhin seulement, à un mariage heureux là où il n’y a, au mieux, que deux États-nations aux intérêts divergents ou, au pire, une relation de vassalité mortifère. Avec beaucoup de finesse et d’humour, mêlant adroitement grande histoire et anecdotes édifiantes, l’essayiste réussit à démonter méthodiquement les mécanismes intriqués pour dévoiler ce qui relève des histoires, des cultures, des identités collectives, des intérêts politiques, sociaux et économiques, des jeux d’influences, des hasards plus ou moins heureux, des individus, etc. etc. Bref, elle rend compréhensible le tableau complexe de la réalité, bien éloigné de la représentation habituellement diffusée par les eurolâtres patentés : dans une Europe dont la nature des institutions épouse parfaitement l’histoire et la culture politiques germaniques, la position hégémonique paradoxale de l’Allemagne et son comportement arrogant-réticent plongent toute l’Europe dans le marasme économique, social et politique – avec l’aide active et masochiste de la France dont la responsabilité est ancienne et profonde. On ne peut toutefois soupçonner déclinisme cynique ni démagogie facile dans cet ouvrage : solidement construit et très bien documenté, la thèse est défendue parfois avec virulence, certes, mais toujours avec honnêteté et rigueur. La connaissance précise de l’histoire et des rouages de l’Union européenne donne une profondeur de champ salutaire à un sujet trop souvent conjugué au seul présent de l’amnésie : la situation actuelle reprend sa matérialité de construction historique humaine et perd par conséquent ses apparences d’inéluctabilité. Ainsi pourrait-on vivement conseiller la lecture de ce livre, à tous évidemment, mais tout particulièrement aux ravis de la crèche qui confondent encore l’Europe et l’Union européenne – sans doute apprendraient-ils quelque chose.

Où j’ai laissé un marque-page

La démonstration, implacable, que le fantasme d’un redressement de l’Allemagne uniquement dû à ses « réformes structurelles » et à la capacité de son peuple à les subir sans broncher – jolie fable pleine de moraline, qui permet de justifier en France toutes les attaques contre le modèle social et les services publics – ne relève que d’une falsification de l’histoire : les fameuses réformes « Hartz » n’ont guère joué de rôle là-dedans, si ce n’est par leurs effets pervers.

Un extrait pour méditer

Il n’est besoin que de connaître le principe des vases communicants pour comprendre qu’en économie, les déficits des uns sont les excédents des autres. C’est vrai au niveau mondial, et l’énorme pactole sur lequel dort actuellement l’Allemagne déstabilise l’économie de la planète entière. Dès 2013, les premières critiques du Trésor américain relatives aux excédents germaniques se faisaient entendre. Puis, en avril 2016, Washington plaçait la RFA sur la liste de pays à surveiller de près aux côtés de quatre pays asiatiques (Chine, Japon, Taïwan, Corée du Sud), notant que Berlin devait faire un effort pour contribuer à la relance de la demande mondiale. Dans un vaste espace dérégulé tel le marché unique européen où tout est libre de circuler, du capital à la main-d’œuvre, ce jeu des vases communicants opère plus parfaitement encore. Il se traduit par le phénomène bien connu de « l’eurodivergence », c’est-à-dire de l’enrichissement sans cesse croissant des pays du centre de l’Europe, et de l’appauvrissement corrélatif des pays périphériques.

Le principal pays du centre est évidemment l’Allemagne, un pays affecté d’un déficit d’investissements, d’un excès d’épargne et d’une modération salariale abusive, qui nuisent à l’Europe et qui lui nuisent à lui-même. Car pendant que le ministère allemand des Finances se gargarise du « schwarze Null », les équipements publics sont dans un état déplorable, hypothéquant l’avenir du pays. Près de 20 % des autoroutes, 40 % des routes nationales et 46 % des ponts sont par exemple à refaire selon une étude de l’institut DIV. « L’État allemand se désagrège », alertait déjà Olaf Gersemann en 2014, « nos infrastructures sont dans un état lamentable (…) à peu près les deux tiers du réseau de chemin de fer remontent au Reich wilhelmien ou à la République de Weimar. La moitié des écluses ont plus de quatre-vingts ans (…) 51 % des communes allemandes déclarent souffrir d’un retard d’investissement dans les écoles et la formation des adultes », sans parler « des équipements sportifs, des bâtiments administratifs ou encore du traitement des déchets. » Or, depuis ce constat de l’économiste, rien n’a changé. Par ailleurs, le taux d’épargne des ménages avoisine les 10 %, causé par le vieillissement rapide de la population et par la nécessité, pour les citoyens, de constituer un patrimoine en prévision de leurs vieux jours. Au lieu de servir à consommer, cet argent épargné va bien souvent s’investir dans des banques « systémiques » telle la Deutche Bank, une banque allemande considérée comme l’une des plus fragiles du continent. Enfin, les entreprises germaniques investissent trop peu dans leur propre pays. Dans une note récente, le Trésor public français identifiait deux raisons essentielles à cela : d’une part, les dirigeants du très large tissu de PME du pays (le Mittelstand) vieillissent, et manquent de perspectives quant à la transmission de leurs entreprises à l’approche de leur retraite. D’autre part, les entrepreneurs germaniques investissent davantage à l’étranger, soit pour accroître leurs parts de marché, soit pour diminuer les coûts de production. (p. 61-63)

Cincinnatus, 21 janvier 2019


[1] J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense de l’essayiste et blogueuse à propos de La Fin de l’Union européenne, écrit avec l’économiste atterré David Cayla.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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