Il y a cinq ans et demi, déjà, j’expliquais que « Mélenchon et Le Pen, ce n’est pas pareil ! ». Depuis cette époque, Macron a été élu, Mélenchon et Le Pen vaincus, Macron a dirigé le pays pendant cinq ans, Mélenchon a sombré dans les vertiges identitaires, Le Pen a survécu aux défections et aux attaques de son propre camp, Mélenchon a éliminé tous ses « amis » et s’est autoproclamé seul représentant de « la gauche », Macron a été réélu, Mélenchon et Le Pen de nouveau vaincus, Mélenchon a fondé la NUPES, Le Pen a changé le nom du parti familial, Mélenchon a fait passer sa défaite aux législatives pour une victoire pendant que Le Pen obtenait, elle, un succès historique.
Nous en sommes là.
Cinq ans et demi après, puis-je encore dire : « Mélenchon et Le Pen, ce n’est pas pareil ! » ?
Oui.
Mais pour des raisons bien différentes d’alors.
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D’un côté, la fin de règne de Mélenchon aiguise tous les appétits. Alors que le vieux tribun continue d’occuper la scène médiatique, la guerre de succession a débuté, les couteaux sont tirés et les têtes tombent les unes après les autres. Sur fond de sordides affaires de slip, de manipulations grotesques et de traquenards téléguidés, d’épurations staliniennes menées par des inquisiteurs faisant opportunément coïncider leurs idéaux de pureté et leurs intérêts bien compris, et de règlements de compte entre des individus qui ne se distinguent que par leur ego et leur ambition, NUPES, EELV et LFI révèlent leur nature au grand jour : un marigot infesté de sycophantes, sans différence aucune avec les autres partis. Ils s’élèvent en juges de moralité pour toute la classe politique mais, aussi vils et veules, ils ne valent pas mieux que leurs adversaires.
Le spectacle le plus navrant demeure celui que les élus mélenchonistes offrent à l’Assemblée nationale, croyants de la première heure aussi bien que convertis des législatives. Alors que, dans le précédent mandat, au-delà des outrances régulières, le travail sérieux, précis, appliqué de plusieurs députés LFI et du groupe en général était reconnu même par leurs adversaires, rien ne semble plus subsister de cette discipline. Tous les jours, le lieu sacré du pouvoir législatif, de la représentation nationale, de la rhétorique, est profané par les comportements inadmissibles de petits voyous dont la place serait en maison de correction. Les mises en scène auxquelles ils s’adonnent avec le plaisir et l’inconscience d’adolescents enivrés de leur trop-plein d’hormones sont une catastrophe pour la démocratie. Ils confondent les bancs de l’Assemblée et une cour de récréation, déversant leur vulgarité, mâchonnant leurs chewing-gums, beuglant et insultant tous ceux qui ne leur plaisent pas. On croirait ces petites frappes arrogantes tout droit sorties de la pochade américaine Idiocracy.
Ces affligeants rodomonts n’ont rien de radical au sens politique du terme : ils ne sont que débraillés, bruyants et vulgaires. Cela n’a rien à voir. LFI et EELV semblent engagés dans une course à qui fera le plus de buzz, qu’importe le sujet et la manière. Plus c’est gros, plus c’est lourd, plus ça tache, et mieux la provocation fonctionne. Ils vivent dans un happening permanent, comme si le monde réel avait été phagocyté par celui des réseaux dits sociaux. Pas un jour sans que ces créatures dignes d’une mauvaise téléréalité ne passent dans un média « traditionnel » ou un autre pour montrer leur trogne et occuper l’espace avec leur bêtise. Allégés de toute culture politique, de toute colonne vertébrale idéologique sérieuse, ils peuvent ânonner avec morgue le gloubiboulga « woke » qui leur fait office de pensée et de justification à leurs imprécations.
Élus, pour les uns, par la fraction très étroite de la bourgeoisie de centre-ville qui se donne bonne conscience en confondant moraline et politique et, pour les autres, grâce à leur collaboration active avec les mafias du lumpencaïdat qui privatisent des territoires entiers, ces mal-élus ne doivent leur position qu’à l’efficacité locale de leur clientélisme. Et ils osent se prétendre défenseurs du peuple… qu’ils ne connaissent pas ! Ce n’est pas parce qu’on porte un jeans dans l’Hémicycle qu’on appartient au peuple ! En essayant pitoyablement de « faire peuple », ils ne font que singer leurs compatriotes et montrer le mépris dans lequel ils les tiennent.
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Quand on observe l’autre côté, le contraste est sidérant. À part quelques rares coups d’éclat, les rangs lepénistes à l’Assemblée comme dans les médias paraissent déployer une stratégie du « pas de vague » cohérente avec les dernières campagnes électorales. Il faut dire que la guerre de succession n’est pas encore officiellement déclenchée même si, après trois défaites, Le Pen fille est soupçonnée d’avoir les mêmes réticences que le père devant l’exercice du pouvoir. Les frustrations et ressentiments patientent. L’alliance autour de Marion Maréchal-Le Pen et Éric Zemmour, affaiblie par l’échec flagrant à la présidentielle et, plus encore, aux législatives, panse ses plaies, attend le bon moment pour lancer l’offensive et parie sur l’incapacité de la chef à se présenter une quatrième fois.
Ce qui se joue là n’est d’ailleurs pas qu’une affaire d’ambitions personnelles ni de haines recuites – mais surtout une divergence à la fois idéologique et stratégique insoluble. Les opposants à Marine Le Pen incarnent une ligne à la fois plus identitaire et plus néolibérale… en quelque sorte plus « FN canal historique ». A contrario, après avoir rompu avec l’orientation souverainiste de l’époque Philippot, Marine Le Pen donne à son parti un côté plus « attrape-tout » et plus trumpien. Il s’agit d’agréger tous les mécontentements, de servir de réceptacle à toutes les colères politiques et peurs antipolitiques, qu’elles soient légitimes ou non, de coaguler des attentes souvent incompatibles, sans chercher à résoudre les contradictions mais en ratissant très large.
L’électorat ciblé est celui que toutes les autres formations politiques ont sciemment abandonné : séduire la France périphérique, celle des ronds-points et des Gilets jaunes, tous ces électeurs qui, pour beaucoup, ont déserté les bureaux de vote, qui en ont marre d’être traités de boomers, de fachos, de réacs, de violeurs, de racistes… par des privilégiés des centres-villes qui pensent incarner le Camp du Bien© et ont mis tout le monde dans des petites boîtes en fonction de leurs chromosomes (mais sinon, la biologie, ça n’existe pas, hein). L’écœurement que ressent une grande partie du peuple français, stigmatisée par les délires puritains du « wokisme » et, plus encore, par l’insécurité à la fois économique, sociale et culturelle qu’elle ressent, ne trouve de débouché ni dans la « gauche-coucou » qui lui crache au visage ni dans le macronisme néolibéral qui l’écrase.
Que les propositions lepénistes n’apportent en réalité aucune solution aux maux dont souffre le peuple français n’a aucune importance : en l’absence d’une offre politique crédible et juste, le RN a un boulevard devant lui. Et ses chefs, ses élus, ses cadres et ses militants le savent. Alors, pour l’instant, ils font profil bas, travaillent et construisent une image de respectabilité. Ils jouent avec l’inertie de la vie politique ; ils comptent sur son effondrement. Ils misent sur la sédimentation des échecs des autres. Ils profitent pleinement de la culture de l’avachissement et de l’indécence commune.
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On pourrait presque croire que les excès des premiers sont au service d’une stratégie à trois bandes consistant à précipiter la victoire des seconds afin de mieux se faire passer, ensuite, pour les sauveurs providentiels. Une telle théorie, me semble-t-il, surestime grandement leurs capacités, tant politiques que stratégiques ou même intellectuelles. Il vaut toujours mieux miser sur la bêtise que sur l’intelligence : c’est plus sûr.
Cincinnatus, 31 octobre 2022
Depuis, on a appris que MLP laissait sa place à Bardella et qu’un de ses émules rompt avec le profil bas et la construction d’une image de respectabilité. Il reste, j’en suis d’accord, qu’il vaut toujours mieux miser sur la bêtise que sur l’intelligence : c’est plus sûr, au moins quantitativement et sur le court, voire le moyen terme..
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