Il y a une douzaine d’années, j’ai eu la chance de passer une journée à Palmyre. En déambulant pendant des heures au milieu des ruines romaines, j’ai vécu là une expérience inoubliable… que je qualifierais volontiers de « métaphysique » même si c’est devenu un gros mot. L’errance dans un paysage de pierres et de sable, entouré des ruines d’une civilisation à la fois mythifiée et si présente, nous renvoie irrémédiablement l’absurde au visage. Mais pas seulement. Admirateur de Camus, c’est là que j’ai été vraiment saisi du sens profond des mots de Noces, en particulier Le Vent à Djémila :
Et l’on se trouve là, concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes. Mais le vent souffle sur le plateau de Djémila. Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l’homme la mesure de son identité avec la solitude et le silence de la ville morte.
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Le vent souffle aussi à Palmyre. Le ciel, d’un bleu limpide, laissait voir venir au loin une nuée terreuse. En peu de temps, un quart d’heure tout au plus, le midi lumineux s’est fait crépuscule. Le sable, soulevé par le vent, couvrait tout. Les arbres de la palmeraie voisine se couchaient. Hommes et bêtes se sont abrités sous les murs du temple de Bel. Assourdis par le bruit des masses d’air déchaînées, aveuglés par le sable, fascinés par le spectacle, nous imaginions assister à la fin du monde. Dies irae.
Et puis, aussi brutalement qu’elle nous avait surpris, la tempête a disparu. Nous étions de nouveau immergés dans la lumière du désert. Les dieux courroucés s’étaient calmés, sans que nous ne comprenions l’objet de leur colère ni les raisons de leur apaisement.
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Chacun de nous garde en mémoire des instants fondateurs, des événements qui l’ont à ce point bouleversé qu’il n’a pu en sortir indemne, des lieux, des images, des mots, des personnes qui forment ensemble un paysage intérieur simultanément chéri et honni mais dont chaque élément conserve le souvenir d’une brûlure incandescente à l’être, et que l’on entretient parce qu’elle nous constitue. Et bien après, on revoit les photos, on repasse une mélodie, on évoque un visage… et l’on mesure l’effet de ces instants sur celui que l’on était et que l’on est devenu, sans bien comprendre comment tout cela s’est passé.
Quoi que fassent les salauds, j’ai ainsi Palmyre pour fondation. J’ai cette chance. Et quand je vois les images de destructions, ivre de chagrin, je chéris mes souvenirs en pleurant pour tous ceux qui, vivants ou à-naître, ne pourront connaître ces murs et ces colonnes au milieu du désert.
Cincinnatus, 7 décembre 2015
PS1 : ce billet a été écrit quelques semaines avant les dramatiques événements du 13 novembre 2015.
PS2 : de même, le beau livre de Paul Veyne, Palmyre, l’irremplaçable trésor, n’avait pas encore été publié. Je conseille vivement ce voyage érudit et émouvant.
Très beau ! Et bien sûr avec une autre dimension dans l’émotion aujourd’hui…
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Merci !
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