Les lectures de Cinci : l’entrisme religieux à l’école

Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ?, Aline Girard, préface de Catherine Kintzler, éd. Minerve, 2021.

Aline Girard - Enseigner le fait religieux à l'écoleLe livre en deux mots

L’idée d’enseigner le « fait religieux » à l’école ne semble déranger personne. Et pourtant elle devrait ! Procédant à un minutieux examen des sources (toutes les lois, tous les rapports sont passés au crible), Aline Girard, conservateur général honoraire des bibliothèques et secrétaire générale adjointe du Comité Laïcité République, y démonte (pour ne pas dire « déconstruit » !) l’entreprise de sape qui a conduit à cette situation ubuesque : alors que les religions étaient déjà étudiées dans les cours disciplinaires qui avaient à en parler en tant qu’objets de savoirs (histoire, littérature, philosophie…), voilà qu’on a réussi à faire croire que ces enseignements distanciés et rigoureux n’existaient pas et à les remplacer par de la pure propagande. Sous les prétextes fallacieux de « liberté d’enseignement », de « vivre-ensemble », de « bienveillance », etc. ; sous la pression des lobbies communautaristes et victimaires ; dans un contexte général de remise en cause des libertés de conscience et d’expression, et de confusion entre science et croyance ; et avec l’aide active des fossoyeurs de l’école de la République (pédagogos, technocrates ou néolibéraux), celle-ci devient ainsi le cheval de Troie des religions pour affaiblir encore plus une laïcité déjà bien mal en point. Ce petit livre très bien documenté est incontournable pour tout ceux qui pensent encore que l’institution scolaire doit demeurer un sanctuaire imperméable aux influences extérieures, afin, dans la tradition d’un Condorcet, de former des esprits libres et des citoyens éclairés [1].

Où j’ai laissé un marque-page

Les pages saisissantes qui montrent la force et l’efficacité des lobbies religieux auprès des institutions de l’Union européenne et, en ricochet, les pressions soutenues de ces mêmes institutions sur le « mouton noir » (l’expression est de Régis Debray) que représente la France laïque et républicaine.

Un extrait pour méditer

L’importation de la sphère privée dans l’institution scolaire sur le mode « Venez comme vous êtes, l’école s’en accommodera », mais aussi l’acceptation par l’école de l’essentialisation des individus sur le mode « Restez et repartez comme vous êtes venus » ont sans conteste ouvert la voie à l’interprétation religieuse du monde, qui fait la part belle aux ignorances sacrées, littéralismes stériles, imaginaires colonisés, fantasmes identitaires, fausses vérités, irrationalités dangereuses, dans un paysage scolaire déserté par le savoir critique et les humanités. L’institution scolaire est le miroir hélas non déformant de la société.

Dans le même temps, les programmes scolaires, devenus de plus en plus « touche à tout », ne visent plus à dispenser des savoirs et à former des citoyens, mais à constituer des « compétences », des « savoir-faire » et des « savoir-être » et à créer des agents de production économique, suivant en cela les recommandations de l’OCDE, de la Banque mondiale et de la Commission européenne, les nouveaux penseurs de l’école. Celle-ci doit se recentrer sur ce qui est porteur d’employabilité, d’adaptabilité et de flexibilité, elle doit privilégier la compétence opérationnelle sur le savoir porteur de compréhension du monde. « Les écoles », dit le service européen Eurydice, « doivent se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par eux-mêmes leurs connaissances dans les domaines qui les intéressent », c’est-à-dire l’individualisation du rapport à l’emploi et à la formation.

Dans le même temps aussi, les écoles hors con d’association avec l’État – essentiellement catholiques et musulmanes –, où d’inquiétants phénomènes sont observés (dérives confessionnelles, indigences pédagogique refus des vaccinations, abus commerciaux…), se sont multipliées (par quatre en sept ans). L’instruction à domicile s’est elle aussi développée. Un rapport parlementaire de mai 2018 relevait par exemple une « croissance ultra rapide, à trois chiffres, de l’instruction dans la famille » en Seine-Saint-Denis et s’inquiétait que « toute une population scolaire tende à échapper aux écrans radars de l’Éducation nationale ».

Dans le même temps enfin, l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO), qui fait polémique depuis sa conception dans les années 1970, contribue à assigner les enfants d’immigrés à l’identité de leurs ancêtres. Très majoritairement choisi par des familles turques ou maghrébines, ce dispositif sous-traite à des enseignants étrangers l’instruction des enfants. Concernant le turc, les cours, dispensés par des fonctionnaires d’Ankara auprès de 15 000 jeunes Franco-Turcs dans les écoles de la République, sont qualifiés de « propagande islamo-nationaliste » par des parents d’élèves. Dans ce contexte, ne perdons pas de vue aussi l’efficacité redoutable du néo-créationnisme musulman évoqué plus haut, et en particulier de sa branche turque. L’État a décidé en février 2020 de remettre en cause les ELCO dans cadre du plan de lutte contre le communautarisme et de mettre en place un système a priori mieux contrôlé par l’Éducation nationale, celui des Enseignements internationaux de langues étrangères (EILE) avec des enseignants toujours mis à disposition par les ambassades, mais avec des exigences dans le contenu des enseignements. Cette réforme louable risque de ne pas être suffisante pour lutter contre le séparatisme.

La différentialisation de l’enseignement s’accentue inexorablement, créant des générations d’élèves, puis d’adultes, susceptibles de vivre en marge de la République laïque.

Face à ce sombre tableau, est-il nécessaire de conclure en disant que les dérisoires objectifs assignés à l’enseignement du fait religieux – favoriser le « vivre ensemble », inciter à la compréhension mutuelle – n’ont pas été atteints. Le « mauvais compromis », pour reprendre les termes de Régis Debray, pourrait bien ne pas être un rempart contre la « guerre civile », mais un pas de plus vers la fragmentation de la France. (p. 93-95)

Cincinnatus, 2 août 2021


[1] On lira d’ailleurs avec intérêt la préface par Catherine Kintzler.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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